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Anges et démons

Les discours que l’on entend si souvent aujourd’hui sur la fin de l’histoire et le début d’une ère posthumaine et posthistorique oublient le simple fait que l’homme est toujours en train de devenir humain et donc aussi de cesser de l’être et, pour ainsi dire, mourir à l’humain. La revendication d’une animalité accomplie ou d’une humanité achevée de l’homme à la fin de l’histoire ne rend pas compte de cette incomplétude constitutive de l’être humain.

Des considérations similaires s’appliquent également aux discours sur la mort de Dieu : de même que l’homme est toujours en train de devenir humain et de cesser d’être, de même le devenir divin de Dieu est toujours en cours et jamais achevé une fois pour toutes. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la phrase de Pascal sur le Christ en agonie jusqu’à la fin des temps. À l’agonie, c’est-à-dire, selon l’étymologie, en lutte ou en conflit avec sa propre divinité, pour cette raison il n’est jamais mort, mais toujours, pour ainsi dire, à lui-même mourant. Le seul sens de l’histoire humaine est dans cette agonie incessante et le bavardage sur la fin de l’histoire semble ignorer le fait — également évident — que l’histoire est toujours en train de se terminer.

D’où l’insistance du dernier Hölderlin sur les demi-dieux et les figures presque divines ou plus qu’humaines. L’histoire est faite d’êtres déjà et pas encore divins, déjà et pas encore humains : il y a donc une « demi-histoire » comme il y a des demi-dieux et presque des hommes. Pour cette raison, les seules clés d’interprétation de l’histoire sont l’angélologie et la démonologie, qui y voient — comme le faisaient les Pères et Paul lui-même lorsqu’il appelait les anges (ou démons) les puissances et les gouvernements de ce monde — une lutte acharnée entre moins de dieux et plus — ou moins — que les hommes. Et si nous pouvons dire quelque chose sur notre condition actuelle, c’est qu’au cours des deux dernières années, nous avons vu avec une clarté sans précédent les démons farouchement à l’œuvre dans l’histoire et les possédés les suivre aveuglément dans leur vaine tentative de chasser à jamais les anges — ces anges qui, après tout, avant leur chute infinie dans l’histoire, eux-mêmes étaient.

4 août 2022
Giorgio Agamben

Retrouvez l’article original sur : https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-angeli-e-demoni

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