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Institution, une politique ecclésiastique

« L’institution se présente toujours comme un système organisé de moyens. »
Gilles Deleuze, Introduction, Instincts et Institutions

L’institution est une passion française. On la retrouve à toutes les sauces, que ce soit l’institution républicaine, révolutionnaire, anarchiste, ou même la psychothérapie institutionnelle. La France est le pays de l’institution. Même la Révolution est devenue une institution, qu’on peut exporter aux quatre coins du monde. Cette spécificité française est particulièrement tenace chez les gens cultivés, à force de docilité éducative dans les grands corps de l’État et les écoles supérieures, on ne cesse de rechercher des institutions partout. La passion qu’y vouent les Français est le signe évident de son assimilation totale au christianisme, même si ce pays s’en croit pourtant libéré. Il faut revenir en deçà, revenir sur son histoire, sur sa signification originelle pour cerner ses logiques internes et ses imbrications sur la matérialité de l’existence.

Institution vient du verbe latin instituo, qui signifie instituer, sa composition de « in » signifie « sur » ou « dans », « statuto » donne organiser quelque chose ou placer comme principe. Institution renvoie donc à l’idée d’organisation, d’établir un système. En France, le terme moderne d’institution prend sa consistance chez le théologien protestant Jean Calvin. Comme tout bon chrétien, Calvin méprise la vie et produit un dispositif qui pourrait affranchir l’humanité du règne des passions, de l’ingouvernabilité de l’existence, dont l’objectif est la réalisation d’une vie mortifère. Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, le terme institution reste l’objet des théologiens, il faut attendre la Révolution pour que l’institution remplace ainsi le mot : établissements pour nommer les structures juridiques et politiques. Jean Nicot, dans son Thresor de la langue française, produit une équivalence d’établissement au terme latin constitutio, pour servir la loi du roi en loi supérieure qui gère la vie du royaume. Un siècle plus tard, un certain Antoine Furetière rabat établissement et constitution à l’institution, qu’il détermine comme le résultat de ce qui est inventé et établi par les hommes et s’oppose directement à l’idée de nature.

Nos historiens français sont toujours gênés de trouver si peu de récurrence du terme institution dans les textes qu’ils examinent, que ce soit les archives, les registres de toutes sortes, d’ouvrages de doctrine et même de fiction. Ils en trouvent des récurrences au XIIIe siècle dans les ouvrages théologiques, avec les mots : institut qui désigne la règle de vie d’un ordre religieux ou militaro-religieux ; instituer pour les charges d’office royales. Du droit romain à l’Église, les institutes sont les ouvrages élémentaires destinés à éduquer les étudiants, c’est-à-dire à les convertir en fidèles. L’institutor est encore présent de nos jours, sous le nom d’instituteur, l’institution garde sa fonction d’instruction, éduquer le peuple. L’éducation du point de vue étymologique correspond à élevage. Faire des êtres humains des êtres bien dociles et soumis à l’ordre établi. Ce paradigme remonte déjà à quelques siècles, Platon énonce cette ambition biocratique dans Politique, ce qui le mène par la suite à formuler le premier programme biocratique : « Il faut, dis-je, selon les points sur lesquels nous sommes tombés d’accord, que les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et le plus rarement possible pour les plus médiocres s’unissant aux femmes les plus médiocres ; il faut aussi nourrir la progéniture des premiers, et non celle des autres, si on veut que le troupeau soit de qualité tout à fait supérieure ; et il faut enfin que tout cela se produise hors de la connaissance de tous, sauf des dirigeants eux-mêmes, si justement la troupe des gardiens doit être le plus possible exempte de dissension interne » (Platon, La République). Un programme toujours d’actualité pour le capitalisme exterminateur.

« L’école et l’éducation entretiennent des rapports comparables à ceux de l’Église et de la religion ou, dans une perspective plus générale, à ceux qui s’établissent entre le rite et le mythe » (Ivan Illich, Une société sans écoles). L’école est donc l’institution de l’élevage de nos chers bambins. Elle a pour fonction de domestiquer, et de surcroit, de dégoûter les enfants d’apprendre, car il semble évident que les enfants qui ont envie d’apprendre n’ont pas besoin d’écoles. Comme la religion, c’est l’école qui a besoin de chair fraîche pour exister. Le véritable modèle de l’institution est l’Église, elle reprend le paradigme religieux, c’est-à-dire maintenir séparés. Le terme religion dérive de relegere (relire) et non de religare (ce qui lie l’humanité et le divin). C’est un moyen d’entretenir la séparation, la recouvrir par un modèle clos sur lui-même. L’institution capture les usages d’un monde ou des choses, pour les priver, les rendre stériles, puisqu’elle est une manière de stabiliser le réel et de refuser les métamorphoses de la vie. Il faut bien percevoir qu’une institution est une structure d’amputation qui remplace le membre amputer par sa prothèse religieuse. L’institution détruit la singularité, pour la façonner, et ainsi la réduire à UN, au UN de l’institution. C’est le cadre parfait pour les prédateurs et les petits chefs en tous genres pour sévir, car l’institution institue la complicité dans l’horreur des rapports.

Dans les moments d’impuissance généralisée, une mauvaise ritournelle continue inlassablement de se répéter en reposant la question de l’institution. Face à la complexité du monde, certains préfèrent rester dans le déni et se rattacher aux pires débris de l’histoire. Revenir aux vieilles catégories marxistes montre une incapacité de ressentir quelque chose dans l’époque. Les hypothèses institutionnalistes espèrent trouver une consistance en rejouant toutes ces vieilles considérations du XXe siècle. Par exemple, Lordon a repris une certaine perspective léniniste, même si son dernier torchon Figures du communisme s’apparente plus à un programme politique et économique menchevik que bolchevik. L’hypothèse institutionnelle se perçoit comme un fait naturel. On retrouve ici l’approche de Lordon de naturaliser l’institution à tous gestes, tous liens entre les personnes et les choses. L’autre approche de type biologique cybernéticienne est de l’ordre métaphorique qui définit l’agencement du cerveau comme une institution. Ces approches démontrent une volonté commune de refuser la profondeur des choses et leur singularité. Alors, quand il est question de stratégie l’institution révolutionnaire apparaît pour certain comme un deus ex machina, capable d’agréer les masses à la bonne parole, les convertir. En d’autres mots, c’est encore l’Église qui se rejoue là. Supposer que la forme institutionnelle est inévitable pour mener une révolution, c’est absolument ne rien comprendre à ce qui se joue dans une révolution et dans l’histoire des mouvements révolutionnaires. Ce qui joue, ce sont les formes conspiratives.

Partir des formes conspiratives nécessite de défaire la vision institutionnaliste. Changer de regard pour saisir la tonalité des formes et leur consonance. Comprendre ainsi, les pluralités de géographies des êtres et des lieux, les attentions qui se jouent hors de l’institution. Mais pour cela, il faut plonger dans l’obscurité de son être, partir de la profondeur de sa singularité pour se mouvoir dans les différentes situations auxquelles nous faisons face. Toutes formes conspiratives impliquent un art de la métamorphose. Changer de forme, c’est tout ce que l’institution ne peut éprouver, changer de forme c’est se mouvoir stratégiquement dans la guerre qui nous est menée.

Ezra Riquelme

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