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Biocratie et biopolitique

Face une situation exceptionnelle devenue la norme, l’événement covid a permis une nouvelle étendue de la gouvernementalité. Les critiques en tout genre ont tenté d’analyser la situation en cours avec de vieilles recettes déjà périmées avec l’idée d’une biopolitique positive, de laisser l’État agir pour notre bien, de croire en l’humanisme des laboratoires pharmaceutiques pour gérer la situation. Certains préfèrent parier sur l’humanitaire là où l’État manque alors qu’il n’y avait que l’autodéfense sanitaire pour palier se manque. La question de la biopolitique est plus que jamais revenue sur le devant de la scène avec tous ses mauvais acteurs, universitaires comme militants. Pourtant, tous ces gens blablataient sur la biopolitique sans chercher à reprendre l’histoire même de ce concept. L’histoire de la biopolitique doit mettre en lumière une autre histoire, une histoire oubliée, une histoire qui s’active sans dire son nom, celle du concept de biocratie.  

Le concept de biopolitique remonte bien plus loin que l’occurrence de Foucault, il faut aller voir du côté de l’un des pères fondateurs de la géopolitique Rudolf Kjellen. Le professeur de science politique Kjellen dans son livre L’État comme forme de vie, naturalise l’État, il le compare à un être biologique, à un organisme réel doté de fonctions vitales. Il conceptualise la géopolitique comme « la science de l’État comme organisme géographique tel qu’il se traduit dans l’espace ». La géopolitique est cette nouvelle méthode d’analyse des mouvements, des rapports de force et puissance sur l’État. Par le biais de ce « nouvel art » politique, la biopolitique est quant à elle une réponse pour permettre la meilleure gestion d’une population. La biopolitique est le moyen du bien-être de l’État. On ne s’étonnera pas que cette conception ait influencé grandement le nazisme. En France, la première occurrence du concept de biopolitique vient du médecin Aron Starobinski avec sa brochure Biopolitique. Starobinski revendique l’élimination de toutes choses favorisant le déclin de la civilisation. Il fonde les cahiers de la biopolitique avec André Birre, haut fonctionnaire passé par la ligue des droits de l’homme. Birre est l’initiateur d’un grand projet de révolution sociale dans les années 1930 jusqu’à la Collaboration. Les cahiers de la biopolitique émanent de l’organisation du Service de la vie, dont un des objectifs est de sauver la civilisation. Ils définissent ainsi leur concept central : « La biopolitique a été définie comme étant la science de la conduite des États et des collectivités humaines, compte tenu des lois et des milieux naturels et des données ontologiques qui régissent la vie et déterminent les activités des hommes ». Les cahiers de la biopolitique énoncent des logiques sur la « reconstruction de l’être humain », les « indices de santé et de qualité », etc.  

Quelques années après avoir travaillé en Suède Foucault investie le concept de biopolitique. Dans La Volonté de savoir, Foucault définit ainsi la « “bio-politique” pour désigner ce qui fait entre la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicite et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n’est point que la vie ait été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe ». Foucault fait remonter son archéologie de la biopolitique au XVIIIe siècle. Dans ses cours au collège de France intitulés Naissance de la biopolitique, il montre la biopolitique comme la gestion de la vie biologique l’identité de la politique moderne. Quand Giorgio Agamben reprend le geste foucaldien, il remonte le concept de biopolitique bien plus loin que son aîné, en trouvant se paradigme dès l’Antiquité. La doctrine de l’oikonomia se constitue comme l’énoncé programmatique du projet biopolitique, comme projet d’inclusion universelle et de la subsomption totale de toutes choses dans cette même l’oikonimia. Cette intégration totale de l’oikonimia trouve sa justification par son soi-disant acte originel. Dans Image Icone, Économie : source byzantine de l’imaginaire contemporain de Marie-José Mondzain, on retrouve les mêmes logiques de la doctrine de l’oikonomia. Les analyses d’Agamben démontrent la relation inséparable de l’État d’exception à la biopolitique par leur logique d’exclusion et d’inclusion (exclusion de la vie nue, constitution des frontières de la communauté politique justifie par le pouvoir souverain. Exemple : l’homo sacer dans le droit romain). Fin des années 1990, Agamben établit la thèse qui montre le paradigme de la biopolitique moderne comme étant le paradigme du camp. Cette thèse fut polémique au regard des défenseurs de l’Occident.

Les années 2000 furent quant à elle, un déni de la part du marxisme face à la logique même de la biopolitique. Toni Negri va défendre l’hypothèse d’une bonne biopolitique. Ses disciples, de Multitude à Lazaratto, vont produire une distinction entre le biopouvoir et la biopolitique. Le biopouvoir est selon eux un pouvoir productif, dont l’objectif est de maximiser la vie. Quand la biopolitique est une constitution d’une force stratégique et un gouvernement de nouvelles formes de vie. Certain négristes français ont même pensé une « biopolitique mineure » et ainsi nié l’évidence face à la biopolitique majeure mener par le nazisme. Negri et Hardt en 2009 appellent de leurs vœux à gouverner la révolution par la Multitude et sa biopolitique. Le Covid-19 a mis à mal cette bêtise de la biopolitique négriste. La seule biopolitique possible reste le fait de la gouvernance. La pandémie a accéléré l’emprise de la cybernétique sur nos vies. La cybernétique étant la machine abstraite articulant la gouvernance par la biopolitique, la police, la publicité et les réseaux sociaux. Le projet cybernétique contemporain et la mise en place de ses nouveaux dispositifs sur nos vies rappellent un vieux projet du nom de biocratie.

Le mot bicocratie semble un lointain souvenir de la philosophie positiviste, du scientisme, du darwinisme social et du nazisme. Il faut revenir sur l’histoire de ce concept. C’est à Auguste Comte, membre importante de l’école polytechnique, fondateur de la philosophie positiviste, que l’on doit le concept de biocratie, toujours couplé avec le concept de sociocratie. Dans Système de politique positive, Comte prescrit son utopie biocratique comme l’accomplissement de politique positivisme ou une « une classe directrice, chargée d’approvisionner les autres, suivant le mode qui convient à chacune d’elles ». Dans son programme biocratique, le pape des ingénieurs donne comme axiome primordial l’élevage de toutes espèces disciplinables dont l’humanité fait partie. Comte espère diriger la nature qu’elle soit vivante ou morte : « L’ensemble de cette association entre l’humanité et les espèces disciplinables fournit la base systématique du point de vue le plus complet et le plus durable que puisse comporter la politique positive, ainsi appelée à diriger toute la nature vivante contre la nature morte, afin d’exploiter le domaine terrestre ». Si de nos jours, l’Occident et sa machine capitaliste tendent à maximaliser la capture du vivant et du non-vivant, l’élevage prescrit par Comte a pleinement su s’accomplir au XXe siècle, avec la généralisation de l’élevage industriel. Quant à l’élevage humain, l’institution qu’est l’école représente cette ambition, de construit de bon citoyen respectant l’assignation de son rôle social déterminé. Nous avons tous fait l’objet de cette ambition de l’État, chaque enfant est évalué, selon ses soi-disant capacités intellectuelles, physiques et sociales pour établir un parcours « adapté » au sein des différentes institutions éducatives, professionnelles, etc. Dans les années 1960, les sciences sociales réalisent la volonté de Comte de biologiser les sciences sociales. L’utopie biocratique de Comte d’améliorer l’espèce et de l’élever à son grand délire du Grand-Être, ce délire d’élévation d’une nouvelle humanité, nous le retrouvons dans les projets prométhéens transhumanistes, comme la fondation Humanity+ de Nick Bostrom et David Pearce.

Pendant la Troisième République émanent différents courants de la biocratie. Personne n’a honte ou ne cache son appartenance à l’eugénisme qu’il soit de gauche ou de droite. Le psychiatre, journaliste et sociologue Édouard Toulouse représente le biocrate de gauche. Ce biocrate va jouir d’une influence majeure sur le paysage scientifique et politique de son temps. Toulouse voit chez Platon, Aristote, les stoïciens, Fourier, Renan en passant par Descartes la « préscience ». Pour Toulouse la biocratie est l’esprit rationnel, elle est humaniste, « la biocratie est la science du gouvernement des peuples et de la conduite personnels » (Toulouse, Lettre à Paul Schiff, 1945). Michel Huteau, biographe de Toulouse nous apporte cette synthèse : « La biocratie, qui consiste à organiser la société selon des données de la science, de la technique et du professionnalisme, n’est que la conséquence de cette foi en la science » (Michel Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la troisième république). Homme de gauche indépendant et féministe, il voit dans la tentative biocratique nazie une hérésie, car la biocratie ne peut être mise en place sur une base raciste. Si Toulouse a eu une sympathie pour le début du régime bolchevique, il n’en reste pas moins critique, selon lui le seul « communisme rationnel » est la biocratie. Aux files des années il constate que le moins pire des régimes pour mettre en place une biocratie est la démocratie. Le programme biocratique de Toulouse énonce la « sélection objective de l’éducation », une hiérarchie sociale fondée sur « les différences naturelles » sans pour autant créer de nouveaux privilèges, mais offrir des « avantages moraux ». Il faut rationaliser le travail, rationaliser la sélection des travailleurs et rationaliser la natalité. Il souhaite que l’économie ne soit plus politique, mais biologique. La finalité de la biocratie de Toulouse est pour lui le bonheur universel, la justice sociale, l’égalité. Toulouse voulait que la société mette en place un « livret biotypologique » tout au long de la vie d’un individu pour ainsi prendre des décisions rationnelles concernant sa vie sociale. Le pass sanitaire (ou le possible futur pass vaccinal) converge vers cette idée, comme dispositif technologique d’inclusion et d’exclusion. Ceux qui ne posséderont pas le fameux pass à jour, ne peuvent plus avoir accès à certains lieux publics, certains métiers, les non-vaccinés sont renvoyés au ban.  

Un prix Nobel de médecine va contribution grandement à la biocratie pour lutter face à la « dégénérescence de la civilisation ». Le pétainiste Alexis Carrel avec son best-seller : L’homme, cet inconnu sorti en 1935, s’appuie sur les thèses du biologiste Lamarck pour élaborer sa biocratie en un gouvernement des « génétiquement aptes ». L’objectif du programme biocratique de Carrel converge vers « l’établissement par l’eugénisme d’une aristocratie biologique héréditaire serait une étape importante vers la solution des grands problèmes de l’heure présente ». L’eugénisme actif développé dans ce programme biocratique établit sans détour l’élimination de la plèbe (criminels, transsexuelle, biologique inférieure, etc.) pour favoriser la reproduction des « meilleurs », des justes, des forts, pour améliorer la race. Si elles eurent de nombreux critiques en leur temps, les thèses de Carrel se font plus discrètes à partir des années 1980. Les années 1990 sonnent la tentative de réhabiliter la pensée de Carrel. Un de ses nombreux lecteurs, Jean-Marie Le Pen le cite dans son discours sur le thème « Repenser l’écologie » en 1991, où il émet l’idée d’ordonner la société moderne sur la base de l’individu sain. Le Pen préfère arrêter la citation avant les conclusions de Carrel sur la technique euthanasique à employer, le gaz. Certains historiens comme Alain Drouard, Pierre-André Taguieff, Roger-Henri Guerrand essayent de réhabiliter sur France Culture « le projet biocratique » de Carrel comme une « grande aventure ». Si une nouvelle fois la pensée de Carrel disparaît, les théoriciens transhumanistes eux, se développent. De nombreux points communs se rencontrent entre la pensée Carrel et la pensée transhumaniste : l’angoisse du déclin de la civilisation et l’amélioration de l’humain. Le grotesque Laurent Alexandre incarne cette rencontre de nos jours en France.

Dépoussiérer la notion de biocratie est un enjeu de taille, celui de mettre en résonance des histoires qui s’entremêlent : de la métaphysique occidentale aux différents projets cybernétiques, unifier un monde dans sa totalité par le calcul. Faire de la vie des écosystèmes striés, quadriller comme une cellule. Aujourd’hui, toutes formes de vie qui ne respectent pas la bonne santé de la gouvernementalité et de l’économie sont donc punies, mises au ban de la polis. Peut-être est-il temps de défaire la polis pour la bonne santé de nos vies. C’est depuis ces coordonnées que les dernières insurrections sont menées de la Guadeloupe à Rotterdam.

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