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Biopolitique et racisme d’État

Ce n’est pas un hasard si le sous-titre du premier volume de l’Histoire de la sexualité de Foucault est : « La volonté de savoir ». Dans ce texte, Foucault introduit le concept de biopolitique, et développe une analyse préliminaire de son fonctionnement en tant que technique primaire de gouvernement, en faisant le lien entre des savoirs issus des sciences humaines, comme la psychiatrie, et l’exercice du pouvoir. Foucault écrit :

« Pendant des millénaires, l’homme est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant, doté d’une capacité supplémentaire d’existence politique ; l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant. »

Cette phrase est importante, et cela se remarque dans l’introduction d’Agamben à son Homo sacer I : le pouvoir souverain et la vie nue (1995). En un sens, elle capture de manière succincte la différence entre les approches et compréhensions respectives de Foucault et d’Agamben en matière de biopolitique. Tandis que, pour Foucault, l’accent est mis sur la clause qui suit le point-virgule, à savoir que « l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant », pour Agamben, le point clé réside dans la clause qui la précède immédiatement, à savoir que l’homme est un « animal vivant doté d’une capacité supplémentaire d’existence politique ». Cependant, Foucault et Agamben sont tous deux d’accord avec la prémisse de la phrase. Et pourtant, cette légère variation a donné lieu à des interprétations différentes, qui dessinent différents aspects de ce qui est, au fond, un problème commun. Pour Agamben la définition de l’homme en tant qu’animal vivant doté d’une « capacité supplémentaire » est en soi considérée comme problématique. Cependant, pour l’instant, comment comprendre l’idée selon laquelle « l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant » ? En abordant cette question, le concept de biopolitique deviendra plus clair, et nous verrons l’influence importante qu’il aura sur la conceptualisation du terme par Agamben.

Comme nous l’avons vu, en développant la notion de biopolitique, Foucault se préoccupe avant tout des notions de pouvoir et de souveraineté, et de la façon dont celles-ci fonctionnent en relation avec l’émergence d’un nouvel objet de connaissance : la population. Comme l’explique Judith Revel, la notion de biopolitique implique une analyse historique de l’idée de raison politique ou de rationalité étatique, qui a commencé avec l’émergence de la pensée politique et économique libérale au milieu du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Revel suggère que « par libéralisme, il faut entendre un exercice du gouvernement qui ne tend pas simplement à maximiser ses efforts tout en réduisant ses coûts sur le modèle de la production, mais qui affirme que nous risquons toujours de trop gouverner ».

Ce qui apparaît dans un système de biopouvoir, c’est l’émergence d’un nouveau type de gouvernementalité qui n’est pas réductible à une analyse juridique ou économique, mais qui donne lieu à un nouvel objet de connaissance : la population. Foucault s’intéresse au « comment » du pouvoir, afin d’en « comprendre les mécanismes en posant deux repères, ou deux limites ; d’une part, les règles de droit qui délimitent formellement le pouvoir, et d’autre part, à l’extrême opposé, l’autre limite pourrait être les effets de vérité que le pouvoir produit, que ce pouvoir conduit et qui, à leur tour, reproduisent ce pouvoir ». Ainsi, les relations de pouvoir qui traversent le corps social sont nombreuses, et celles-ci sont à leur tour liées à un discours de vérité. Ces relations de pouvoir fonctionnent sur la base de la production d’un discours dit « vrai », de telle sorte que « le pouvoir ne peut s’exercer que si une certaine économie des discours de vérité fonctionne, sur la base de ce pouvoir et grâce à lui. » La relation entre le pouvoir et le discours peut être plus généralement comprise en termes juridiques, de sorte que le pouvoir est toujours déjà lié au droit. Plus précisément, comme le souligne Foucault, l’élaboration de la pensée juridique et légale des sociétés occidentales est intimement liée au pouvoir royal depuis le Moyen Âge ; les juristes étaient chargés d’organiser le pouvoir royal, de définir les droits du roi et les limites potentielles de son pouvoir. Comme l’explique Foucault : « Depuis le Moyen Âge, le rôle essentiel de la théorie des droits est d’établir la légitimité du pouvoir ; le problème majeur ou central autour duquel s’organise la théorie des droits est le problème de la souveraineté. Dire que le problème de la souveraineté est le problème central du droit dans les sociétés occidentales signifie que la technique et le discours du droit ont pour fonction essentielle de dissoudre l’élément de domination du pouvoir et de remplacer cette domination, qui doit être réduite ou masquée, par deux choses : les droits légitimes du souverain d’une part, l’obligation légale d’obéir d’autre part. Le système de droit est entièrement centré sur le roi ; il s’agit donc en fin de compte d’une élimination de la domination et de ses conséquences. »

Ainsi, les droits ne sont pas simplement liés à une relation de souveraineté, mais aussi à une relation de domination, qui à son tour ne se limite pas à un lien direct avec la position centrale d’une figure souveraine, mais inclut les formes et les mécanismes d’assujettissement présents dans l’ensemble du corps social. L’accent mis sur l’interdiction juridique au sens classique ne suffit pas, il est nécessaire de considérer le potentiel dit « positif » du pouvoir, en tant que technologie ou technique. Cet aspect du potentiel « positif » du pouvoir se retrouve non seulement dans la philosophie politique de Jeremy Bentham, mais aussi chez Marx. En effet, dans le livre II du Capital, Marx semble suggérer que le pouvoir ne se résume pas à un mécanisme central, mais qu’il est multiple. Comme l’écrit Foucault : « Les pouvoirs, ce sont les formes de domination, d’assujettissement, qui fonctionnent localement, par exemple dans l’atelier, dans l’armée, dans une propriété d’esclaves ou dans une propriété où il y a des relations de servitude ». Ainsi, pour Marx, le pouvoir exercé par le gérant du magasin est un type de pouvoir différent d’un pouvoir typiquement juridique présent dans la société dans son ensemble, de sorte que la société peut être comprise comme un « archipel de pouvoirs différents ». Afin d’élucider une théorie du pouvoir qui prenne en compte les modes d’assujettissement présents dans le champ social, Foucault commence son analyse par la question de la souveraineté. À cet égard, Foucault note un changement essentiel dans la manière dont la souveraineté était censée fonctionner. Foucault s’inspire de la conceptualisation de la souveraineté de Thomas Hobbes, où, pour le dire simplement, pour qu’un « État » soit établi, un transfert de droit doit avoir lieu afin de faciliter les droits des soi-disant représentants de la prise de décision. Comme l’explique Foucault : « ils ne décident même pas, au fond, de transférer leurs droits. Ils décident au contraire d’accorder à quelqu’un (ou à une assemblée composée de plusieurs personnes) le droit de les représenter, pleinement et entièrement. » Il s’agit donc d’établir une sorte d’équivalence entre le souverain et son peuple, de telle sorte que la décision du souverain sera celle du peuple, de telle sorte que « dans la mesure où il représente des individus, le souverain est un modèle exact de ces mêmes individus », et donc que le mécanisme de la souveraineté repose sur « le jeu d’une volonté, d’un pacte et d’une représentation ». La notion de « volonté » est cruciale dans ce schéma, car pour qu’une relation de souveraineté fonctionne dans ce sens, il faut qu’il y ait une certaine inclination à la vie et à l’obéissance. « Pour que la souveraineté existe, il faut – et c’est tout ce qu’il faut – une certaine volonté radicale qui nous pousse à vouloir vivre, même si nous ne pouvons le faire que si l’autre est disposé à nous laisser vivre ». Pour Foucault, la « volonté », dans ce cas, est inextricablement liée à la peur – et c’est précisément le « sujet qui a peur » en tant que tel qui, à son tour, façonne la souveraineté. Le souverain ne peut exercer son « droit sur la vie » qu’en exerçant en même temps le droit de tuer ou de s’abstenir de le faire. Ainsi, le pouvoir du souverain pourrait être décrit comme le « pouvoir sur la vie et la mort ». Pour Foucault, ce pouvoir est « en réalité le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Son symbole, après tout, était l’épée. » Ainsi, le souverain peut accorder la vie, laisser vivre et décider de la mort. Comme l’explique Foucault : « l’essence même du droit de vie et de mort est en fait le droit de tuer : c’est au moment où le souverain peut tuer qu’il exerce son droit sur la vie. […] C’est le droit de faire mourir ou de laisser vivre ».

Cette forme de pouvoir peut également être conceptualisée comme celle qui consiste à s’emparer des biens, des choses et même de la vie afin précisément de la supprimer ou d’y mettre fin. Selon Foucault, cette forme de pouvoir a connu un changement radical. Un exemple peut être donné par le rôle du pouvoir dans le prélèvement des impôts, qui, bien qu’il existe toujours, a cessé de jouer une fonction centrale. Au lieu de cela, ces activités semblent être : « Un simple élément parmi d’autres, plutôt qu’un élément destiné à les entraver, à les soumettre ou à les détruire. Le droit de mort a connu une évolution parallèle, ou du moins une tendance à s’aligner sur les exigences d’un pouvoir qui administre la vie et à se définir en conséquence. Cette mort qui était fondée sur le droit du souverain se manifeste désormais comme l’inverse du droit du corps social d’assurer, de maintenir ou de développer sa vie. »

En d’autres termes, le souverain commence à se préoccuper moins de mettre à mort, pour ainsi dire, que de « faire vivre » ; une sorte de pouvoir perpétuel axé sur l’administration et l’encouragement de la vie en tant que telle. L’un des principaux problèmes de la période classique était la question de savoir comment gouverner, comment établir une relation entre la politique et la stratégie – essentiellement un problème de gestion des rapports de force. Ce modèle classique de souveraineté était basé sur le territoire, s’appuyait sur des démonstrations spectaculaires de violence pour démontrer son pouvoir et sa force, et se définissait par le droit du souverain de tuer et de laisser vivre pour défendre le territoire et la principauté. Ici, le souverain agit au nom du peuple, représente le peuple et promulgue la loi en son nom. La loi, dans ce sens, exige l’obéissance, de sorte que toute transgression est sévèrement punie. Pour Foucault, le pouvoir souverain, ou le mode de pouvoir qui caractérise la période classique, s’est transformé. Il ne s’agit pas de le remplacer entièrement, mais de le compléter par un autre mode de pouvoir, qui s’intéresse moins au territoire qu’à la vie et à la population, comme nous l’avons déjà mentionné, afin de comprendre ses tendances et d’intervenir sur elles.
Sous ce nouveau mode de pouvoir, la manière dont on peut dire que la souveraineté se « conduit » est assez différente. D’emblée, on peut la décrire brièvement comme ne se limitant pas à une démonstration de force strictement négative, mais exerçant une sorte d’influence « positive », où l’obéissance est fortement encouragée et où les ordres directs prennent l’allure d’invitations. Plus précisément, Foucault fait référence à deux modes de pouvoir : la discipline et la gouvernementalité. Ce qui devient apparent, c’est le lien entre la souveraineté, la discipline et la gouvernementalité, où, pour Foucault : « Il ne faut pas voir les choses en termes de remplacement d’une société de souveraineté par une société disciplinaire et le remplacement ultérieur d’une société disciplinaire par une société de gouvernement ; en réalité, on a un triangle, souveraineté-discipline-gouvernement, qui a pour cible principale la population et pour mécanisme essentiel les appareils de sécurité. »

Dans le présent contexte, nous examinerons le développement par Foucault de la notion de biopolitique, en mettant particulièrement l’accent sur le fonctionnement de la « gouvernementalité » et en laissant de côté la notion de discipline. Ce faisant, nous souhaitons attirer l’attention sur ce que pourrait signifier, pour ce nouveau pouvoir, l’administration de la vie.
Comme nous l’avons déjà vu, on s’est éloigné de la souveraineté territoriale pour s’intéresser avant tout à la vie, aux hommes et aux choses, et aux hommes dans leurs relations avec les choses. Comme l’explique Foucault : « En ce sens, les choses dont le gouvernement doit s’occuper sont en fait les hommes, mais les hommes dans leurs relations, leurs liens, leur imbrication avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les moyens de subsistance, le territoire avec ses qualités spécifiques, le climat, l’irrigation, la fertilité, etc. ; les hommes dans leur relation avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les manières d’agir et de penser, etc. »

Cette forme de gouvernement ne supprime pas les notions de propriété et de territoire, mais en fait des variables ; c’est tout un écosystème qui nécessite désormais une attention a minima égale. Foucault donne l’exemple du gouvernement d’un navire, qui peut impliquer la prise en charge du bateau et de sa navigation, mais aussi la responsabilité des marins, l’environnement, l’établissement de relations avec l’équipage et la gestion de la cargaison. Dans ce contexte, le gouvernement se distingue de la souveraineté en ceci qu’il agit en vue de fins particulières, et n’est pas simplement une fin en soi, ou du moins une forme de bien commun général (obéissance à la loi divine ou aux lois de la nature). Selon un système de gouvernementalité, la disposition correcte des hommes et des choses implique, plus que l’idée d’un « bien commun », que les choses soient utilisées à des fins pratiques ou économiques. Avec la gouvernementalité, une multiplicité d’objectifs et de buts spécifiques émergent et prolifèrent, nécessitant ainsi une disposition prétendument correcte des choses. Il ne suffit plus de s’assurer de l’obéissance aux lois (bien que cela demeure important), mais les lois en tant que telles sont utilisées à des fins nouvelles.  
Comme le dit Foucault, il s’agit « d’employer des tactiques plutôt que des lois, et même d’utiliser les lois elles-mêmes comme tactiques – pour arranger les choses de telle sorte que, grâce à un certain nombre de moyens, telle ou telle fin puisse être atteinte ». Dans ce schéma, le rôle du souverain passe de la démonstration violente et spectaculaire de son pouvoir à l’incarnation de la patience et de la sagesse ; ce n’est plus la démonstration de force et le droit de tuer qui sont importants. Le souverain doit au contraire faire preuve de sagesse et de connaissance. Il s’agit ici de ce que Foucault identifie comme un « art de gouverner » particulier, qui, malgré les apparences, n’est pas totalement abstrait. Au contraire, cette notion peut être comprise comme ayant émergé en parallèle de développements fondamentaux dans le domaine de la connaissance au sens large. Nous avons vu précédemment comment l’homme a commencé à être le détenteur et la source de tout savoir, de toute loi, allant même jusqu’à resituer rétroactivement une histoire de lui-même à un degré qui auparavant semblait inimaginable. De même, au XVIe siècle, l’idée de gouvernement et le fait même de gouverner ont suscité l’intérêt d’autres personnes que celles qui s’y engageaient explicitement. L’« art de gouverner » qui s’est développé est inextricablement lié au développement d’une sorte d’appareil administratif d’État. Comme l’explique Foucault : « Il fut lié à un ensemble d’analyses et de formes de connaissance qui ont commencé à se développer à la fin du XVIe siècle et qui ont pris de l’importance au cours du XVIIe siècle. Il s’agit essentiellement de la connaissance de l’État, dans ses différents éléments, dimensions et facteurs de pouvoir, des questions que l’on appelle précisément “statistiques”, c’est-à-dire relevant de la science de l’État. […] l’art de gouverner trouve sa première forme de cristallisation, organisée autour du thème de la raison d’État […] l’État est gouverné selon des principes rationnels qui lui sont intrinsèques et qui ne peuvent pas être uniquement dérivés des lois naturelles ou divines, ou des principes de la sagesse et de la prudence. L’État, comme la nature, a sa propre forme de rationalité, quoique d’un genre différent. »

L’apparition des statistiques et des probabilités classiques a ouvert la possibilité d’étudier un nouvel ensemble de problèmes, donnant ainsi naissance à de nouveaux objets d’étude comme, non seulement la création et le développement du concept de « population » d’une part, mais aussi d’autre part l’observation de délimitations plus précises à l’intérieur de celui-ci – c’est-à-dire, des délimitations de segments de la population qui invitent et sollicitent des interventions clés en son sein. En d’autres termes, ce nouveau schéma est moins dépendant de règles transcendantes ou de grandes revendications morales ou éthiques pour sa propre rationalité, et trouve au contraire « les principes de sa rationalité dans ce qui constitue la réalité spécifique de l’État ». La population en tant que telle, avec sa contrepartie nécessaire, les statistiques, réoriente la question du gouvernement et permet l’émergence de nouveaux problèmes définis et compris, pour la première fois, en termes scientifiques, de sorte que les statistiques permettent désormais la construction d’une topologie sociétale, permettant à l’État de se contempler dans son propre miroir. Comme l’explique Alain Desrosières, ce que l’on croyait inconnaissable (voire inconcevable) devient un objet de connaissance et, inévitablement, une cause d’intervention et de modification. Les bureaux administratifs spécialisés qui en découlent « permettent de saisir et de comparer d’un seul coup d’œil les nouveaux objets créés par cette pratique étatique ». La famille, transformée à partir du modèle de gouvernement du ménage, devient désormais un aspect fondamental, intrinsèque à la population en tant que telle, un segment et un instrument clé de l’intervention gouvernementale.
En termes de gestion de la population, le rôle du gouvernement passe de celui d’un « bon gouvernement » pour le « bien commun » à celui d’un gouvernement qui se préoccupe du bien-être de la population : « L’amélioration de sa condition, l’augmentation de sa richesse, de sa longévité, de sa santé, etc. ; et les moyens utilisés par le gouvernement pour atteindre ces objectifs sont tous, d’une certaine manière, immanents à la population ; c’est la population elle-même sur laquelle le gouvernement agira, soit directement, par des campagnes à grande échelle, soit indirectement, par des techniques qui permettront, à l’insu de la population, de stimuler les taux de natalité, de diriger le flux de population vers certaines régions ou activités, et ainsi de suite. »

L’ensemble de ces éléments fait partie d’une nouvelle tactique ou d’un nouvel art de gouverner, dont les subtilités et les détails étaient auparavant non seulement inconnus, mais aussi hors de portée de la souveraineté. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ce que Foucault entendait lorsqu’il écrivait que « l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant ». Cette nouvelle rationalité étatique commence à occuper, ou à « capturer », tous les aspects de la conduite et de la relation de l’homme aux choses : aptitudes, attitudes, croyances et essentiellement les aspects liés aux processus de subjectivation et de désubjectivation.
En outre, la connaissance de la population que les statistiques permettent d’acquérir produit une nouvelle compréhension de l’ensemble du concept d’économie, en développant plus spécifiquement ce que nous comprenons aujourd’hui comme des questions d’économie politique. Cette dernière prendra forme comme une technique particulière grâce à laquelle le gouvernement expliquera ses processus d’intervention dans un champ particulier de la réalité. Ce nouveau pouvoir décrit par Foucault a émergé au cours du dix-huitième siècle pour faire de la vie même l’objet principal de l’activité politique et économique : il s’agit alors de rendre la vie productive et de prendre soin de la vie biologique de l’espèce. Ce nouveau pouvoir se préoccupe non seulement de la population dans son ensemble, mais aussi du corps individuel, de la manière dont il doit se comporter et être discipliné. L’ancien pouvoir souverain, qui mettait l’accent sur les régimes de territoires et de terres, se préoccupe désormais de la sécurité de la population face à une contamination potentielle. Ce nouveau pouvoir, moins concerné par le droit de mort, doit être compris comme un pouvoir de « faire vivre et laisser mourir », en s’appuyant sur un nouveau domaine de connaissance, celui de la population.
Dans le dernier séminaire de « Il faut défendre la société », le 17 mars 1976, Foucault explicite le lien entre racisme d’État et biopolitique. Foucault commence par revenir sur les prémisses de sa théorie du biopouvoir, qui s’inscrit dans le contexte historique particulier du dix-neuvième siècle. Il affirme alors que la particularité inédite du pouvoir résidait dans l’intérêt sans précédent qui fut porté à la vie. Ce « pouvoir sur l’homme » s’est concentré sur l’homme en tant qu’être vivant, où « le biologique est passé sous le contrôle de l’État, de telle sorte qu’il y avait au moins une certaine tendance à ce que l’on pourrait appeler un contrôle de l’État sur le biologique ».
Cela soulève le problème de la relation entre le racisme et la question de la souveraineté de l’État, qui nous intéresse ici. Fondamentalement, comment est-il devenu possible de penser ces deux éléments ensemble ? Foucault va plus loin et pose la question : « Qu’est-ce que cela signifie de dire que le racisme apparaît au XVIe ou au XVIIe siècle, et de lier le racisme aux seuls problèmes de l’État et de la souveraineté, alors que l’on sait que le racisme religieux (et l’antisémitisme religieux en particulier) existe depuis le Moyen-Âge ? »

Pour Foucault, le problème de fond consiste à examiner les institutions occidentales, l’État et les mécanismes de pouvoir qui suscitent une sorte de guerre permanente, quoique sous une forme pacifique. Pour comprendre ces mécanismes, Foucault s’appuie, nous l’avons vu, sur la théorie de la souveraineté de Hobbes, « qui a dit que la guerre est à la fois la base des relations de pouvoir et le principe qui les explique. » Rappelons que dans la théorie classique de la souveraineté, le rôle du souverain pouvait être compris comme celui d’un privilégié ayant la capacité d’accorder le droit de vie et de mort ; mais ce droit est toujours déséquilibré, et « la balance penche toujours en faveur de la mort ». Une transformation progressive s’est produite, que Foucault retrace à travers l’évolution des technologies et des techniques de pouvoir. Au XVIIe siècle, ces nouveaux pouvoirs voient l’émergence d’un nouvel objet d’intérêt, le corps individuel, et les techniques de pouvoir sont mobilisées pour en assurer la bonne répartition spatiale : leur surveillance. Ainsi, la Raison d’État commence à être complétée par un nouveau pouvoir qui émerge au milieu du XVIIIe siècle, un pouvoir appliqué à l’homme en tant qu’être vivant, et en tant qu’espèce. Comme l’explique Foucault : « Après une première prise de pouvoir sur le corps sur un mode individualisant, nous avons une deuxième prise de pouvoir qui n’est pas individualisante mais, si l’on veut, massifiante, qui s’adresse non pas à l’homme-corps, mais à l’homme-espèce. Après l’anatomie politique du corps humain mise en place au cours du XVIIIe siècle, nous avons, à la fin de ce siècle, l’émergence de quelque chose qui n’est plus une anatomie politique du corps humain, mais ce que j’appellerais une “biopolitique” de l’espèce humaine. »

Cette nouvelle technologie du pouvoir, ou « biopolitique », passe en revue diverses tendances appartenant à des segments de la population (par exemple : les taux de natalité, les taux de mortalité, le rapport entre les deux, etc.), et donne lieu à son tour à un nouvel ensemble de problèmes politiques et économiques, chacun exigeant des solutions et des modes d’intervention différents au sein de ces populations. Les démographes commencent à mesurer et à mathématiser ces « problèmes » en termes statistiques et, pour la première fois, il devient possible de quantifier et de mesurer le « progrès ». Il s’agit au fond d’attribuer une valeur à la vie, non pas pour valoriser la vie et le vivant en tant que tels, mais précisément pour décider de ce qui est dispensable. Foucault souligne que c’est à ce moment-là que des politiques « natalistes » deviennent possibles et, à bien des égards, deviennent le point central de la vie politique. C’est à ce moment-là, à la fin du XVIIIe siècle, qu’une nouvelle approche des menaces biologiques commence à émerger, où ce n’est plus la menace d’épidémies qui est en jeu, mais le potentiel d’endémies, en tant qu’il constituait : « Les facteurs permanents qui […] sapent les forces de la population, raccourcissent la semaine de travail, gaspillent l’énergie et coûtent de l’argent, […] En d’autres termes, la maladie en tant que phénomène affectant une population. La mort n’est plus un phénomène qui s’abat soudainement sur la vie, comme une épidémie. La mort est désormais quelque chose de permanent, qui se glisse dans la vie, la ronge perpétuellement, la diminue et l’affaiblit. »

Cette nouvelle forme de pouvoir commence à fonctionner au travers et aux côtés de nouveaux savoirs, comme la médecine et les préoccupations de santé environnementale pour, par exemple, gérer les questions de santé publique dans un contexte particulièrement urbain : une collaboration entre la santé biologique de la population et la gestion de la pauvreté. En ce sens, nous voyons comment le pouvoir exerce une influence ostensiblement « positive » sur les soins et la gestion de la vie de la population. Pour Foucault, les questions fondamentales à considérer dans le cadre de ce schéma sont les suivantes : « S’il est vrai que le pouvoir de la souveraineté recule de plus en plus et que le pouvoir disciplinaire ou disciplinaire-régulateur progresse, comment le pouvoir de tuer et la fonction du meurtre fonctionneront-ils dans cette technologie du pouvoir qui prend la vie comme objet et comme objectif ? Comment un tel pouvoir peut-il tuer, s’il est vrai que sa fonction fondamentale est d’améliorer la vie, d’en prolonger la durée, d’en augmenter les chances, d’éviter les accidents, de compenser les défaillances ? Puisque l’objectif de ce pouvoir est essentiellement de faire vivre, comment peut-il laisser mourir ? Comment le pouvoir de la mort, la fonction de la mort, peuvent-ils être exercés dans un système politique centré sur le biopouvoir ? »

Si le rôle du pouvoir est essentiellement de prendre soin de la population, de « faire vivre », comment peut-il laisser mourir ? Pour Foucault, la réponse à cette question peut être trouvée dans la complicité naissante entre la biologie et l’État, l’insertion ou la capture du biologique dans le politique, de telle sorte que « l’homme moderne est un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant ». L’analyse de Foucault se développe en une enquête sur le « racisme d’État » ; bien que le racisme en tant que tel ait toujours existé, c’est la première fois que le racisme est « inscrit dans les mécanismes de l’État ». En d’autres termes, la biopolitique s’intéresse également à la relation entre la race humaine « ou les êtres humains dans la mesure où ils constituent une espèce, dans la mesure où ils sont des êtres vivants, et leur environnement, le milieu dans lequel ils vivent ». Comment peut-on dire que le racisme fonctionne dans ce contexte ? Pour le dire simplement, la biopolitique fonctionne sur la base de l’insertion de ruptures dans le domaine de la vie, en délimitant et en aménageant des segments au sein de la population afin de distinguer « ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. L’apparition, dans le continuum biologique de l’espèce humaine, des “races”, d’une distinction entre les races, d’une hiérarchie des races, et du fait que certaines races soient qualifiées de bonnes et que d’autres, au contraire, soient qualifiées d’inférieures ». Ainsi, la fonction du racisme est une fonction de délimitation, de fragmentation et de création de ruptures au sein de la population. En d’autres termes, il s’agit d’une relation biologiquement déterminée visant à faciliter la distinction entre le normal et l’anormal, le sain et le malade, ceux qui doivent vivre et ceux qui doivent mourir pour que d’autres puissent vivre.
Le racisme semble donc être la condition préalable à l’acceptation de l’idée d’une « élimination » sanctionnée par l’État. Et l’idée de « normalisation », pour sa part, devient inséparable des techniques du racisme d’État, de sorte que de la biopolitique émerge une normalisation des techniques d’exposition à la mort. Comme l’écrit Foucault : « Le racisme se développe d’abord avec la colonisation, ou en d’autres termes, avec le génocide colonisateur. Si l’on fonctionne sur le mode du biopouvoir, comment justifier la nécessité de tuer des gens, de tuer des populations, de tuer des civilisations ? En utilisant les thèmes de l’évolutionnisme, en faisant appel au racisme ».

Pour Foucault, une telle biopolitique ne serait pas possible sans la collaboration entre le pouvoir et des domaines particuliers de la connaissance, plus précisément entre la théorie biologique, l’évolutionnisme et le discours du pouvoir. Au cours du XIXe siècle, les théories de l’évolution ont popularisé les notions de hiérarchie et de sélection naturelle, qui ont été facilement transcrites en termes politiques, les deux devenant finalement indiscernables. Ces notions sont devenues normales dans les discussions sur : « Les relations de colonisation, la nécessité des guerres, la criminalité, les phénomènes de folie et de maladie mentale, l’histoire des sociétés avec leurs différentes classes, etc. En d’autres termes, chaque fois qu’il y avait une confrontation, un meurtre ou un risque de mort, le dix-neuvième siècle était littéralement obligé de les penser sous la forme de l’évolutionnisme. »

On constate notamment l’émergence de ces techniques à travers la tentative de transposer les connaissances scientifiques dans la sphère du social. L’eugénisme du XIXe siècle a fonctionné en étroite collaboration avec l’économie politique libérale et les statistiques pour développer un soi-disant darwinisme social ; normalisant, par exemple, l’idée que « la pauvreté, le crime et la stupidité provenaient de la faiblesse héréditaire des pauvres, des criminels et des déficients mentaux » – de telle sorte que la transcription du discours politique sur le terrain de la biologie de l’évolution et des termes biologiques au sens large a transformé la manière dont les questions sociétales et historiques ont été appréhendées.
Comme l’explique Foucault, « en utilisant les thèmes de l’évolutionnisme », il est devenu possible de justifier « la nécessité de tuer des gens, de tuer des populations et de tuer des civilisations ». C’est dans ce sens que l’on peut comprendre les relations entre la guerre, le racisme et la fonction de mort caractéristique du mode de pouvoir biopolitique que Foucault considère comme étroitement lié aux discours du libéralisme politique et économique. Comme le dit Foucault : « La spécificité du racisme moderne, ou ce qui lui donne sa spécificité, n’est pas liée aux mentalités, aux idéologies ou aux mensonges du pouvoir. Elle est liée à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir. […] Nous avons affaire à un mécanisme qui permet au biopouvoir de fonctionner. Le racisme est donc lié au fonctionnement d’un État qui est obligé d’utiliser la race, l’élimination des races et la purification de la race, pour exercer son pouvoir souverain. La juxtaposition – ou la manière dont le biopouvoir fonctionne à travers – l’ancien pouvoir souverain de vie et de mort implique le fonctionnement, l’introduction et l’activation du racisme. »

En ce sens, on peut établir un lien entre le « génocide colonisateur » et le régime nazi ; tous deux reposaient sur l’activation du racisme et son application par le biais de techniques et de technologies de pouvoir précises : le pouvoir disciplinaire et le biopouvoir. Ce sont ces idées développées par Foucault concernant l’administration et le soin de la vie, et le pouvoir simultané de la mort, qu’Agamben utilise dans ses propres analyses sur l’importance de la biopolitique pour nos politiques contemporaines. De même, pour Agamben, « s’il existe dans chaque État moderne une ligne marquant le point où la décision sur la vie devient une décision sur la mort, et où la biopolitique peut se transformer en thanatopolitique, cette ligne n’apparaît plus aujourd’hui comme une frontière stable divisant deux zones clairement distinctes ». Ici, Agamben suit les idées de Foucault concernant le fait que la souveraineté entre « dans une symbiose intime non seulement avec le juriste, mais aussi avec le médecin, le scientifique, l’expert et le prêtre ». Il est clair que dans l’administration de la vie, un pouvoir biopolitique ne dépend pas seulement d’un modèle souverain, mais fonctionne surtout sur la base de techniques et de technologies fondamentales du pouvoir (par exemple, les connaissances juridiques, médicales, biologiques et autres). Aujourd’hui, nous voyons ce potentiel thanatopolitique à l’œuvre dans le discours libéral sur l’aide à mourir, en particulier dans le cadre du programme canadien MAID (assistance médicale à mourir). Ce programme controversé permet non seulement aux personnes atteintes d’une maladie en phase terminale de demander à bénéficier du programme, mais aussi à celles qui souffrent de maladies non mortelles et à celles qui vivent dans la pauvreté, que le gouvernement canadien décrit comme susceptibles de mourir de conséquences « non naturellement prévisibles ». Nous voyons le potentiel eugénique inscrit dans le libéralisme de ce schéma, non pas comme une anomalie, comme quelque chose qui existe en dehors de la modalité libérale et biopolitique, mais comme quelque chose qui coexiste avec elle, en fonctionnant comme la condition de sa propre possibilité.

Dans ce schéma, il devient possible de comprendre la description que fait Foucault de « l’homme moderne », comme « un animal dont la politique remet en question son existence en tant qu’être vivant ». Comme Agamben le souligne également, les distinctions politiques traditionnelles telles que la droite et la gauche perdent leur distinction à ce moment précis, où « la vie biologique et ses besoins sont devenus le fait politiquement décisif » et où « la seule véritable question à trancher est la question de savoir quelle forme d’organisation serait la mieux adaptée à la tâche d’assurer le soin, le contrôle et l’utilisation de la vie nue ». C’est en ce sens qu’il devient possible de dire que la politique contemporaine est devenue une biopolitique. Agamben le montre en relation avec la collaboration entre les techniques biologico-scientifiques et l’ordre politique, ainsi que des phénomènes juridiques contemporains tels que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il s’agit d’une politisation complète de la vie qui suit, de manière cruciale, l’isolement et la capture de quelque chose qu’il est impossible de saisir pleinement. C’est à cet isolement et à cette capture de l’inappropriable que nous nous intéressons à présent ; notre analyse s’oriente vers l’archéologie politique d’Agamben, qui concerne une scission essentiellement conceptuelle de la notion de vie : une vie politiquement qualifiée (bios) et une vie biologique (zoè).

Serene Richards

Ce texte est issu du livre Biopolitics as a System of Thought, publié par Serene Richards à Bloomsbury Publishing, à Londres, en 2024. Vous pouvez le retrouver ici : https://www.bloomsbury.com/us/biopolitics-as-a-system-of-thought-9781350412088/

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