« Un tel bouleversement général de la sensibilité ne peut manquer de conduire à de nouvelles dispositions de pensée. » Cette phrase de Dionys Mascolo présente dans son livre Autour d’un effort de mémoire, qui selon Gilles Deleuze, d’après la correspondance qu’ils ont entretenue, détient un secret. Le secret répond Mascolo est la pensée qui se méfie de la pensée, qui se méfie d’elle-même. Ce qui provoque la détresse. Ce secret est la naissance de la détresse, qui constitue la base de ce qui permet toute amitié, la base de l’existence même de l’amitié si elle se reconnaît en un autre. C’est le partage de cette détresse dans une autre conscience qui subit le même phénomène qui permet de résoudre ce problème de cette méfiance première envers sa propre pensée. À travers des pensées communes, l’amitié fait office de soin. En disant cela, Mascolo nous dit que le processus qui amène à de nouvelles dispositions de pensée, c’est l’amitié, que le bouleversement général de la sensibilité a pour fondation une détresse partagée avec l’ami. L’amitié est ainsi ce qui permet ou résulte de ce bouleversement général de la sensibilité. Au fond nous pouvons dire que le bouleversement général de la sensibilité a lieu par la pensée qui se méfie d’elle-même et qui donc provoque en soi de la détresse. Cependant elle ne conduit à de nouvelles dispositions de pensée seulement si cette détresse est partagée, seulement si naît toute amitié possible. Car le début de confiance n’est possible que dans le partage d’une pensée qui a lieu à partir d’une détresse commune. Tout cela il le nomme communisme de pensée. Avec cette fameuse citation d’Hölderlin que Mascolo cite à de très nombreuses reprises, que ce soit dans sa correspondance avec Deleuze, dans les écrits du comité d’écrivains-étudiants, etc. Benjamin disait que « la lumière qui pour moi rayonne dans cette nuit est celle de Hölderlin », il nous semble que cette phrase aurait résonné aussi très fortement pour Mascolo. Pour revenir à cette citation qui pose les fondations de toute sa pensée là-dessus, la voici : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole, par écrit ou de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela, nous sommes par nous-mêmes hors pensée ». Citation très puissante qui affirme que la pensée se fait entre amis, que la pensée se communise ou n’existe pas. C’est ici dans cette vie d’esprit entre amis, de cette détresse partagée qui devient détresse heureuse, dans cette joie partagée que réside selon Mascolo le communisme. S’il pense que le communisme peut se vivre à travers l’amitié, c’est bien parce qu’en premier lieu l’amitié ne peut se vivre entièrement qu’à travers le communisme.
Fin du Moi – Pensée entière
J’aimerais dire que toute la conception de l’amitié, de ce communisme de la pensée chez Mascolo implique indirectement une bataille contre le Moi. Surtout avec la conceptualisation de ce qu’il appelle la pensée entière, présente dans son livre « haine de la philosophie ». Toute la théorie et la pratique qu’il a expérimentée portent une critique profonde des penseurs philosophiques et de leur fonctionnement de pensée, connus généralement pour leur solitude. Il développe ainsi ce concept de la pensée entière, qui « naît et se transmet par-dessus tout dans le rapport d’homme à homme ». Ce pour quoi le philosophe ne peut l’atteindre. Lui qui est habité par la solitude. Il restera toujours dans des rapports altérés au vrai tant qu’il restera vierge d’amitié. Ce qui rend possible la présence dans l’esprit d’une pensée entière c’est « une amitié sans réserve, la pleine reconnaissance d’une pensée pleinement accomplie en une autre ». Si la pensée est incapable de se saisir dans une réalité extérieure à elle, elle est condamnée à l’intériorité. Mais tout cela, ce travaille d’extériorisation de la pensée ne constitue rien de naturel, bien au contraire, si l’effort n’est pas fait de vivre en esprit à travers ses amis la pensée se condamne au solipsisme. Mais alors elle sera aussi condamnée à une altération du vrai, à une méfiance, une détresse personnelle qui risque de s’approfondir ne trouvant jamais refuge chez un autre. La détresse ne deviendra jamais détresse heureuse. C’est dire l’importance de la vie d’esprit entre amis. Pour revenir à cette pensée entière, elle se résume par trois axiomes :
– 1er : « l’expression de toutes les facultés réunies, en sorte que toutes soient agissantes dans le passage à l’acte, y compris celle qui ne semble ne pas être d’ordre intellectuel. »
– 2e : « attend de celui qui l’incarne qu’il soit lui-même un homme entier dans son comportement […] elle ne veut pas être confondue avec ce qu’il ne ferait que vivre en idée, mais exige d’être mobilisée elle-même aussi intégralement que possible dans tous les gestes qui composent sa conduite de la vie. »
– 3e : quitter la privation, vivre cette « vie de l’esprit entre amis ».
Les trois axiomes portant atteinte chacun à ce que représente penser en philosophie. Pour l’atteindre il faut la présence de toutes ses facultés même les sentiments, les désirs de l’âme, les affections toutes ces facultés que le philosophe réprime. La deuxième implique de vivre ce qu’on le prétend pensée pour ainsi mieux la théorisé, ce qu’aucun philosophe ne fait. Donnant ici de l’importance aux corps, aux gestes et non simplement à une vie de l’esprit. Et tout cela seulement possible si nous le partageons avec des amis. Pourquoi théorise-t-il cela ? Simplement parce qu’il a le Moi en cible. Le « for intérieur » comme il dit. Et que réussir à expérimenter une vie de l’esprit entre amis, réussir a pensée en amitié c’est réussir à éliminer tempérament le Moi, le for intérieur. L’amitié est le critère pour faire face à l’ennemi du Moi. Et les trois axiomes présentés ici comme ceux de la pensée entière constituent des éléments stratégiques pour éviter de tomber dans le piège des intellectuelles.
L’amitié comme amour-amitié
Revenons au troisième axiome, où la vie de l’esprit rend possible la séparation avec la privation. Cela est possible uniquement si cette relation, et Mascolo le précise bien, se vit dans ce qu’il nomme l’amour-amitié et non dans la simple et unique amitié. Ce concept qu’il développe implicitement dans les quelques pages de son livre intitulé « Autour d’un effort de mémoire ». Ou en effet il évoque sa relation avec Robert Antelme. Pour mieux comprendre son concept d’amour-amitié, il faut partir de cette maxime tirée du texte : « aimer dans l’amour même l’amour de l’amitié ». Mascolo ne va pas opposer, comme nous aimons le faire, amour et amitié. Il nous explique qu’ils étaient « sur la voie d’un ailleurs incertain, ou sur celle d’un “art de vivre” où tout ce qui distingue injustement “amour” d’“amitié” tendrait à s’effacer ». Pour comprendre ce dépassement, il faut partir de Nietzsche. Auteur très important pour Mascolo, dont il a réalisé la préface de L’Antéchrist. Nietzsche à partir du point de vue des anciennes places l’amitié comme le réel amour ou du moins l’amour respectable, il va opérer une sorte d’ode à l’amitié face à l’immondice qu’est pour lui l’amour. Il dit de l’amour, au sens commun de la modernité comme nous l’entendons aujourd’hui, qu’elle n’est que « l’expression la plus naturelle de l’égoïsme », s’étonnant ainsi qu’elle occupe la place centrale dans l’imaginaire d’aujourd’hui à l’instar de l’amitié. En effet, si les anciens concevaient l’amitié comme le sentiment le plus noble, la modernité renverse cela, en concevant l’amour comme sentiment le plus noble. Nietzsche explique cependant, comme je vous l’ai dit, que pour lui l’amour est le sentiment de l’égoïsme, réintroduisant ainsi le point de vue des Anciens en théorisant l’amitié comme le sentiment le plus élevé. Pourquoi opère-t-il cela ? Simplement que pour Nietzsche l’amitié est le premier lieu du partage. Il la conçoit comme lieu de la joie partagée, à l’opposé total de l’amour. Ainsi Mascolo, en penseur nietzschéen, reprend l’idée selon laquelle l’amitié représente le lieu de partage. Sauf que si Nietzsche voit l’amitié comme le lieu de la joie partagée, Mascolo essaie de penser pourquoi justement l’amitié serait le lieu d’une joie commune. Si en effet elle peut l’être, c’est avant tout grâce au fait que l’amitié constitue le lieu de la détresse commune, d’une fragilité et d’une méfiance à l’égard de sa propre pensée qui peut enfin se saisir en autre, comme nous l’avons, avec qui la détresse sera partagée devenant ainsi détresse heureuse. Avant l’idée d’une joie partagée, il y a celle d’une souffrance commune et donc d’un « espoir » commun. Nietzsche le dit, l’amitié n’a lieu que par le partage d’un objet métaphysique — la détresse, la souffrance. De ce fait cela nous aide à comprendre pourquoi Nietzsche la place au-dessus de l’amour, dans un prisme d’une quête de volonté de puissance. « Il y a bien çà et là sur terre une sorte de prolongement de l’amour duquel ce désir avide qu’éprouvent deux personnes l’une pour l’autre fait place à une convoitise et une aspiration nouvelle, à la soif commune, supérieure, d’un idéal qui les dépasse. » Pour lui, l’amitié est en quelque sorte un dépassement de l’amour, là où aujourd’hui nous sommes habitués à dire l’amour comme sentiment supérieur, plus noble à l’amitié, Nietzsche inverse cela en disant que l’amitié est l’anéantissement de tous les maux détestables de l’amour : désir avide d’une personne pour l’autre qui s’exprime par un désir de possession, de soumission, d’exclusivité et finalement d’emprisonnement. Si on pense à l’expression « avoir un faible pour quelqu’un », elle n’est finalement pas si anodine si on la saisit dans un sens nietzschéen, car pour lui l’amour tel qu’il perçoit c’est cela : l’affaiblissement, la perte de puissance. À l’inverse l’amitié constitue une réelle quête de puissance qui est commune et qui s’accomplit à l’aide de son ami. Là où l’amour enferme, l’amitié libère c’est-à-dire qu’elle pousse finalement à la volonté de puissance, « à un idéal qui les dépasse ».
Mascolo de son côté, nous l’avons vu, ne va pas opérer la même séparation, mais plutôt un assemblage. Malgré que l’amitié possède un rôle si important dans sa pensée, il ne veut pas la placer au-dessus. Il va nous parler en effet « d’amour-amitié ». Il ne conçoit pas l’un bon, l’autre mauvais, mais plutôt des sentiments qui sans l’aide d’une pensée critique risque de tourner à l’indésirable. Que ça soit l’amitié ou l’amour. Mascolo brise l’opposition binaire amour/amitié à laquelle nous sommes habitués en évoquant une relation qu’il a partagée avec son ami. Il met ainsi premièrement en déroute le problème du couple avec cette idée d’être « complice de son destin » face à laquelle il dit « qu’une telle recherche, nous le savions depuis l’enfance (il suffit pour cela d’avoir eu des parents) abolit moins la solitude qu’elle n’en fait naître une de nouveau genre, et toujours menacée de tourner en aggravation de l’ancienne, chacune alors changée (il n’y a qu’un pas), de complice en coupable de l’autre. » Le couple comme l’illusion d’une solitude arrêtée, qui risque de tourner en procès conflictuel. On pourrait se demander pourquoi il voit l’amitié comme le partage d’une détresse et non pas l’amour alors qu’à priori ça pourrait être une de ses définitions ou du moins un critère par laquelle les gens rentrent en couple. C’est qu’en réalité il critique l’institution du couple et non l’amour en elle-même. Il porte au couple les critiques classiques d’une compassion trop possessive et finalement tout ce dont peut dire Nietzsche de l’amour et de son égoïsme est applicable chez Mascolo à la forme-couple. Cette idée d’amour-amitié, il la résume très bien en évoquant la relation avec Robert Antelme : « que quelque chose d’une démesure vienne exalter l’amitié même, en même temps que quelque chose de la compassion non possessive qui est dans l’amitié et qui manque d’abord à l’amour vienne parfaire celui-ci. Vita nova ». Il veut l’enthousiasme qui se dégage de l’amour afin d’éviter le caractère morne d’une amitié trop banale et en même temps il veut la compassion non possessive qui réside dans l’amitié afin d’éviter la compassion emprisonnant dans l’amour. On saisit donc mieux pourquoi il parle d’amour-amitié lui qui vise leur association afin d’éviter les maux particuliers qui les habitent tous les deux. Une sorte de dialectique sentimentale. Ce n’est pas en vénérant comme peut le faire Nietzsche l’amitié que le problème de l’importance et de la misère que charpente l’amour aujourd’hui vont périr. Mascolo ne veut pas vénérer ou fuir l’un des deux, il pense simplement à leur indiscernabilité dans une relation afin de profiter de sa plus grande richesse. Cet ami de Blanchot, on pourrait le croire en lisant ce que j’écris depuis tout à l’heure, qu’il voit cela comme un idéal exceptionnel, comme une utopie à aller chercher, prendre. Bien au contraire, Mascolo est conscient de la fragilité de nos relations sentimentales qui nous lient aux autres. « Il n’y a, nous ne cesserons de le croire, ni amour ni amitié qui tienne », affirme Mascolo, donnant l’impression d’un regard plutôt pessimiste. Et qui peut être tout à fait questionné. Cependant ce n’est pas non plus le cas. Mascolo conçoit cette fragilité même comme une chance ou du moins comme quelque chose qui incite à l’effort, à une exigence théorique et pratique. Un pessimisme créateur. Il nous dit en évoquant sa relation avec Antelme : « extrême, non pas ; plutôt moyen terme fragile, mais riche de son instabilité même ». La beauté dans la fragilité constante de la relation, riche, car poussant continuellement au maintien de cette fragilité. C’est l’instabilité qui donne encore plus de richesse. Cette fragilité qui est constamment mise en péril « par les derniers relents des “moi” insatisfaits », « aux inévitables moments de la médiocrité des humeurs » qu’il affronte par sa règle morale qui est le combat contre l’ennui.
Pour finir, revenons à cette phrase essentielle qui peut faire office de maxime : « dans l’amour même, aimer d’amour l’amitié ». Il affirme la grandeur du sentiment d’amitié avec la grandeur de celui de l’amour. Malgré le fait qu’il nous parle d’amour-amitié, nous pouvons voir à travers cette phrase que c’est à travers l’amitié que quelque chose qu’on nomme l’amour peut exister durablement. Il doit y avoir un sentiment d’amour pour exalter une simple amitié, cependant celle-ci ne doit jamais être oubliée, mais bien au contraire constituer la base de la relation. On pourrait même affirmer qu’il conçoit l’amitié comme plus importante, l’amour étant possible que si existe en premier lieu l’amitié et cette idée toujours primordiale et qui est bonne de répéter du partage d’une détresse qui devient détresse heureuse une fois saisit en une autre.
Voilà peut-être un élément de la réponse face au cadeau empoisonné que constitue l’amour pour nous aujourd’hui. Je ne dirai pas qu’il faut cesser d’éprouver des expériences charnelles même si la fin malheureuse est inéluctable. Décider d’aimer une personne et sentir l’amour de celle-ci en retour est un aujourd’hui un refuge pour beaucoup d’entre nous. Enlever la possibilité de l’amour c’est probablement enlever la possibilité de survivre pour certains. Cependant, il est évident que ces caractéristiques d’aujourd’hui sont très peu désirables, que la réalité dans laquelle elle nous enferme est aussi très peu souhaitable et que notre désir charnel se suit régulièrement de désirs égoïstes, de possession quasi prisonnière, etc. Si nous voulons fuir l’institution du couple qui peut être présentée comme la forme morbide de l’amour, nous devons instaurer cette maxime de Mascolo : dans l’amour même, aimer d’amour l’amitié. Dans l’amour même, aimer d’amour la possibilité du communisme. C’est peut-être ici l’une des réponses les plus souhaitables que nous avons à l’heure actuelle, introduire au sein de notre relation charnelle un jeu de distance entre l’amour et l’amitié, afin que l’amour ne vienne pas tuer l’amitié, ce qui est le risque principal. Ne pas s’enfermer dans l’opposition trop classique qui depuis l’antiquité nous habite : amour versus amitié. Finalement, « qu’une démesure vienne exalter l’amitié même, en même temps que quelque chose de la compassion non possessive qui est dans l’amitié et qui manque d’abord à l’amour vienne parfaire celui-ci ». Ce n’est qu’à travers leur dépassement qui s’opère en les rapprochant intimement qu’on pourra les sublimer tous les deux dans une relation de fragilité neuve. Car finalement l’amour et l’amitié ne doivent pas servir d’empêchement à nos affects, nos sentiments, nos intensités qui traversent le corps au contact d’un autre ; suivre le caractère difficilement saisissable et exprimable de ce qui se passe et se joue dans la relation avec un être aimé afin « que conscience se perde et se prenne ensemble. »