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Brèves notes sur le militantisme, la politique et la désertion

1. Rien n’est plus courant dans les milieux militants que la critique du militantisme et les réflexions sur la « crise du militantisme ». On pourrait presque dire que l’aveu sévère ou inconsolable de la nécessité de dépasser l’identité du militant représente, pour le militant lui-même, un hommage obligé à l’esprit du temps. Comme dans tous les autres domaines, l’alternative entre la dépendance dialectique du critique à l’égard de son objet et l’altérité positive de la séparation est nette et claire. Déserter le champ de visibilité de l’autovalorisation politique, c’est changer de plan, être ailleurs, parler un autre langage à d’autres interlocuteurs. De la conscience radicale du supplément, donc, à l’invention de nouvelles formes.

2. Les seules occasions où il est logique d’aborder les phénomènes de la politique « radicale » contemporaine et le monde du « mouvement » sont celles où il est nécessaire d’exposer leurs solidarités objectives – par le discours, la pratique ou le comportement – par rapport aux processus de restructuration et de modernisation du pouvoir impérial. L’objectif de l’énonciation réside, dans ce cas, dans les processus de modernisation du gouvernement eux-mêmes en tant que dynamique générale à prendre en compte. En aucun cas, cependant, les sujets politiques impliqués dans ces passages – passages qui doivent être alignés et analysés sans faire de concessions – ne constituent un public cible auquel il faut s’adresser. La controverse serait encore une confrontation, mieux vaut aller plus loin. Cela n’empêche nullement de prendre en compte concrètement l’état de l’art et les forces en présence, et d’essayer de se positionner stratégiquement par rapport à elles. Saisir ce schéma de forces, c’est agir de côté ou reculer pour mieux voir, raisonner en perspective, respirer : ne pas attaquer les restes des formes politiques que l’on veut déposer, mais leur enlever le terrain, construire un autre plan capable de renverser complètement les règles d’un jeu qui tourne à vide.

« Je crois qu’il faut aussi dire que la résistance et les luttes en cours n’ont plus la même forme. Il ne s’agit plus de participer à ces jeux de pouvoir pour que sa liberté ou ses droits soient respectés au maximum, ces jeux ne sont plus acceptés. Il ne s’agit plus d’affrontements à l’intérieur des jeux, mais de résistance au jeu et de rejet du jeu lui-même. C’est ce qui caractérise bon nombre de luttes et de batailles ». (Michel Foucault)

2 b. Pour dissiper tout malentendu : l’idée qu’il faut éviter de dire les choses clairement en vertu de considérations d’opportunité, outre qu’elle est terriblement lâche, reflète encore pleinement le même bourbier de subalternité aux logiques de représentation et de compétition politique. Émousser le tranchant d’un propos pour ne pas déranger, c’est assumer toujours la même sphère de dialogue, les mêmes interlocuteurs et le même air vicié. Penser alors que ce tacticisme bas ressemble à une stratégie et qu’un petit jeu de mimèsis politique sert à gagner des alliés, des sympathisants ou même simplement des oreilles attentives à son message, est une illusion périmée. Ce n’est qu’en articulant soigneusement les déclarations qui marquent une différence éthiquement qualifiée que l’on peut rencontrer les amis qui valent la peine d’être connus, les mécontents, les impatients, ceux qui ne veulent pas se raconter d’histoires. Dire que l’écologie politique est aujourd’hui un discours de gouvernement, ce n’est pas une façon d’évacuer son ressentiment, mais de s’adresser à la sensibilité de ceux qui voient clairement la nature du problème et qui ont l’intention d’agir en conséquence.

3. Réformisme et radicalisme se décomposent ensemble. Ces tendances ne sont que les deux marqueurs d’une même impasse, et elles sont parfaitement imbriquées : on ne peut jouer l’une contre l’autre sans consolider l’ensemble du couple, comme c’est toujours le cas avec les dispositifs. À la critique moralisatrice de l’opportunisme politique des différents sigles ou collectifs du « mouvement », au nom d’une intransigeance dans la reproduction des mêmes pratiques symboliques ou d’un purisme autodestructeur, répond l’étalage astucieux d’une absence de scrupules sans la moindre perspective. Les deux chemins sont non seulement cahoteux et sans issus, mais aussi marqués par les faux pas qui en cachent les voies de sortie. Il y a d’abord eu le Mouvement/Et maintenant ?

4. Pourquoi déserter l’espace public de la politique ? Essayons de ne pas éluder la question. Résumons cette tâche, désignée par des termes comme sécession, désertion ou séparation, en quatre points simples : approfondir une position, tisser des liens, localiser une cohérence, contribuer à la puissance offensive des moments de révolte. Ces quatre points peuvent aussi se résumer, indifféremment, à la conspiration ou à la construction du parti. Le parti n’est pas une structure, un sujet ou un appareil formel et accessible au public, mais une coordination souterraine de formes et de ressources sensibles qui convergent au niveau conspiratif. Le parti historique, le parti des formes sensibles qui deviennent intuition stratégique. L’extension hypertrophique du tissu biopolitique à tous les domaines et son repli sur lui-même font que le pouvoir est un milieu et la résistance une inconnue. S’imaginer à la tête des révolutions futures comme un cerveau théorique, une tête de pont politique ou une avant-garde éclairée, est tout simplement ridicule : la tâche des révolutionnaires à cette époque est de mettre les idées en circulation, de préparer les rencontres et de permettre leur combinaison stratégique. Nigredo veut faire allusion à la première phase, négative, de cette métamorphose.

« Le prolétariat porte désormais, dans sa propre existence, le contenu immédiat de ses tâches et n’a plus besoin de parti formel. Il ne peut “être” que comme son propre parti historique. » (Bériou)

5. L’approfondissement d’une position. L’espace de la pensée. Sur tous les noyaux incandescents du présent, nous observons un remaniement général des formes établies et un déclin de toutes les coordonnées stables. Il n’y a pas de boussole ni de chemin balisé, surtout dans les recettes de la politique révolutionnaire. Il faut commencer par le vocabulaire. La confusion du langage fait que, comme souvent, les catégories qui, dans les cycles précédents, pouvaient saisir une détermination du conflit, une fois que l’ennemi a transformé le champ de lutte, deviennent des outils du camp adverse, des vecteurs de pacification. Aujourd’hui, la face publique du commandement est incarnée par les injonctions moralisatrices du progressisme – un progressisme miniaturisé dans la culpabilisation du sujet et de ses comportements quotidiens – sur le front environnemental, culturel, identitaire, expressif. Non plus la loi mais la norme, non plus l’interdiction mais la multiplication générale des techniques du soi, du soin, de la domestication multiforme et individualisée. Cela signifie que les gestes d’insoumission revêtent souvent l’apparence instinctive du cynisme, de la droite, de la réaction conservatrice. Le vrai punk, aujourd’hui, défend une sphère symbolique qu’il a intériorisée dans sa socialisation antérieure et que, tout à coup, la nouvelle synthèse sociale lui arrache. « La rébellion s’est déplacée à droite » est un mantra tranquillisant pour s’épargner la profondeur et s’aligner sur la normalisation. L’enjeu est de comprendre et de raconter ce nouveau visage du pouvoir, d’expliquer les articulations internes par lesquelles il façonne et engage l’imaginaire, façonne le langage des sujets, touche le réel. Par lesquelles, en d’autres termes, il fabrique l’âme.

« Celui qui ose entreprendre l’organisation d’un peuple doit se sentir capable de muter, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui est en lui-même un tout parfait et autonome, en une partie d’un plus grand tout, dont cet individu reçoit en quelque sorte la vie et l’être » (Rousseau).

La civilisation capitaliste qui a commencé par la formation d’un complexe scientifique, militaire et industriel bouleversant à la racine tous les fondements des formes de vie antérieures, a atteint un seuil d’achèvement absolu : il existe une ligne de continuité qui va de l’affirmation de la raison calculatrice à la disparition de l’expérience, en passant par les statistiques, l’American way of life, l’énergie nucléaire et l’industrie du divertissement, sans oublier le darwinisme social, la sérialisation du meurtre dans les conflits mondiaux et les réseaux algorithmiques qui servent de médiateurs à nos relations.

Ces points sont les étapes d’un processus continu de valorisation et d’affirmations infinies de cette énorme expérience métaphysique que l’on peut appeler la Science, le Capital, l’Occident. Saisir le franchissement de ce seuil, qui est le désastre permanent d’une civilisation où tout espace résiduel est retourné et comprimé à l’extrême pour en extraire le dernier lambeau d’économie, de publicité et d’autovalorisation, c’est se disposer à un travail fondamental de refonte de notre langage. Aucun des mots centraux de notre vocabulaire ne peut être laissé intact : révolution et communauté, politique et histoire ne signifient plus la même chose. Une révolution qui n’ouvre pas les voies inconnues de l’émancipation dans le déroulement linéaire ou cyclique de l’histoire, mais revient dans un mouvement en spirale à l’origine récurrente qui a maudit les instruments de l’action politique, pour finalement la destituer, est-elle encore une variante de ce que nous avons appelé révolution jusqu’à présent? Une politique qui est un appel à sortir de la polis, à construire une extranéité intensive au mode de vie qui nous domine et aux armes avec lesquelles nos âmes sont techniquement fabriquées, correspond-elle à ce que nous avons connu sous le nom de militantisme ? Et qu’en est-il de la communauté, à laquelle Landauer consacrait son Alliance socialiste il y a plus d’un siècle ? Qu’en faire dans le monde du numérique et du nucléaire de nouvelle génération ?

Cette alchimie des formes nouvelles et des conspirations que l’on voit s’agiter dans les non-mouvements du présent, entre langages conspirationnistes, « subjectivités diagonales »[1] et récits alternatifs, est un réservoir de forces vives pour la construction d’une intensité politique contre la politique. Et ce n’est pas un jeu de mots : acquérir une intensité politique – s’en tenir au seul adjectif – c’est franchir une ligne avant laquelle les forces sont ténues et dispersées, c’est leur donner une consistance et une méthode. C’est faire un pari. Mais cela passe par la définition d’un imaginaire – ce qui est le plus absent aujourd’hui, une fois dissoutes les représentations, même idéologiques, de la politique révolutionnaire. Un imaginaire est une vision du monde qui passe par la capacité d’assimiler l’expérience et de la partager, et non un discours ou une proposition. La clarification de la pensée consiste à façonner cet imaginaire de ce qu’est une vie souhaitable et à faire, à partir de cette base, des rencontres. Surmonter la confusion sur la forme de vie que nous voulons est le point de départ. 

6. Tisser des liens. L’époque est aux rencontres imprévisibles et aux complicités insoupçonnées à chercher dans la nature. Conspirer n’est pas une suggestion poétique, c’est une suggestion pratique. Les dissidents potentiels ne se promènent pas toujours avec un badge, il s’agit de les trouver. Cette évocation de la rencontre et du lien ne peut cependant pas être un passe-partout pour éluder les questions de l’horizon révolutionnaire. Le deuil laissé par les programmes du mouvement ouvrier radical doit être travaillé jusqu’au bout : ramener la proposition politique à la dimension éthique dont elle émerge ne signifie pas renoncer au seuil au-delà duquel les gestes éthiques acquièrent une intensité et une puissance politiques. Il faut rassembler des liens autour d’une vérité qui ne peut être faite que de questions, qui doit recueillir dans l’expérience ce qui reste, qui nourrit une position. Certes, l’absence d’options crédibles données par les héritages politiques, par les synthèses idéologiques du passé, la rupture de la continuité des traditions, nous laissent perdus. Mais ce qui renforce la perplexité, c’est surtout l’absence d’un champ de vérification dans lequel les expériences peuvent s’ordonner. Or, le communisme appartient à l’expérience, à la relation, à la rencontre, c’est une dimension fondamentale et première qui échappe à toute volonté organisationnelle, alors que la révolution ne l’est pas, elle est le produit d’un effort stratégique. Jusqu’où peut-on remonter dans la recherche des boussoles d’orientation ? Le référent pour tester les stratégies était le conflit, mais à quoi se référer une fois que la sphère politique elle-même est remise en question dans son sens ? Dès lors que les idées de révolution et de victoire sont remises en cause ? Tisser les liens, c’est cultiver le communisme en maintenant l’idée de révolution à l’état d’hypothèse provisoirement inopérante. En conséquence : une perspective destituante doit repenser et non écarter le passage étroit de la révolution – nous y reviendrons – et les pôles du communisme et de la révolution ne doivent pas être définitivement dissociés. Au contraire, le présent est celui d’un communisme conspirateur, submergé ; mais de même qu’à la phase conspiratrice du mouvement ouvrier a succédé, à travers l’histoire blanquiste et protocommuniste des sectes dispersées, la renaissance politique dans la continuité du parti historique, de nouveaux cycles révolutionnaires s’ouvriront au-delà de la persistance de toute structure formelle. En attendant, autant que l’époque le permet, la vision d’ensemble doit être maintenue, même unilatéralement ou par fragments.

7. Localiser une consistance. Le plan sur lequel le « nous » pulvérisé des révolutionnaires est, si possible, encore plus en retrait que les autres. C’est la question non résolue de l’autonomie, abordée en dehors des simplifications idéologiques du repli interstitiel qui, dans la rage du formalisme réformiste, deviennent monnaie courante : la révolution est une force, écrivait Montaldi, pas une forme. Le renforcement des structures matérielles qui permettent une relative indépendance par rapport aux ressources de l’ennemi, dans l’espace localisé par le tissu organisationnel du conflit, permet d’échapper à l’impératif de l’urgence et de souffler un peu. Dès lors, la construction de ces ressources n’a pas de valeur morale : il n’y a pas d’échelle de subsistance ou de pratiques de reproduction matérielle qui s’ordonnent par radicalité, pureté ou autonomie croissantes, mais la relativité de ces ressources à un site dans lequel elles sont utiles et puissantes, dans lequel elles ouvrent un espace-temps. Que ces espaces de renforcement éthique et technique, de circulation des moyens et des connaissances, concernent les compétences opérationnelles ou l’exercice de l’étude, n’est pas directement pertinent : dans tous les domaines, la possibilité d’une marginalité stratégique par rapport aux institutions existantes est de plus en plus dévorée par les contraintes pratiques et idéologiques qui les dominent. Il devient de plus en plus nécessaire de s’organiser en dehors et à côté des appareils qui ordonnent notre vie collective, dont nous dépendons pour nos activités quotidiennes, précisément parce qu’ils deviennent de plus en plus étouffants. Cet ordre des activités, encore une fois, peut être ramené à l’expérience du communisme. Une fois de plus, la dialectique se pose entre le plan éthique du byt, de la forme de vie, et celui de l’horizon révolutionnaire. Encore une fois, contrairement à ce qui a été écrit ces dernières années, même sur des rives voisines, l’opération consistant à dissocier communisme et révolution, jeu éthique et puissance politique, est une expérience qui risque d’être désastreuse. Non pas parce qu’il n’est pas vrai que le mythe hégémonique de la Révolution moderne a jeté une ombre corrosive sur la réalité vitale des consistances locales et la multiplicité des communismes minoritaires, immédiats ou schismatiques, qui ont traversé l’histoire des mouvements révolutionnaires, mais parce que la relation entre ces deux aspects est plus compliquée qu’un couple oppositionnel, voire dialectique. Deux points :

a. La définition de la révolution comme quelque chose d’universel, de progressif et de légitimé par une coupure d’époque dans le cours de l’histoire, se produit en même temps que cette catégorie est codifiée – à partir de l’ancienne signification cosmique-circulaire remontant à la Grèce – en la détachant de l’ensemble plus large des pratiques de renversement violent : insurrections, révoltes, guerres civiles, fureurs paysannes. En devenant, selon les mots du duc de Liancourt s’adressant à Louis XVI, autre chose que des gestes révolutionnaires, la Révolution devient aussi une origine, un opérateur de légitimation historique. Mais cet opérateur a-t-il jamais correspondu à la réalité des révolutions ? Refroidir l’objet révolutionnaire, ce n’est donc pas l’abandonner mais le déconstruire.

b. Comme le dit Reiner Schürmann dans ses pages sur la déconstruction du politique, reprenant les références de Hannah Arendt pour remédier à la cécité politique criminelle de Heidegger t, les moments historiques où une absence provisoire de fondement du champ politique, une suspension de l’archè du principe comme origine et commandement, sont des épisodes ponctuels tels que la Commune de 1871, l’essor des sociétés populaires françaises entre 1789 et 1793, les communautés autogérées dans la phase initiale des États-Unis, le communalisme que l’on retrouve très tôt chez les Frères du Libre-Esprit. Que sont ces événements sinon des exemples d’action révolutionnaire ? Qu’est-ce qui les différencie de la révolution en tant qu’hégémonie ? Schürmann dit que l’action politique est déconstruite en la ramenant à son lieu de présence, en l’empêchant de se solidifier en tant que présent pérennisé par la structure légitimante de la fondation, s’universalisant.

8. Contribuer à l’offensive. On peut passer des discours interminables à nous expliquer que les révoltes risquent de devenir une autre contradiction centrale, que toute pratique s’équivaut dans le plan horizontal postmoderne de gestes éthiques singuliers.   Ça ne nous intéresse pas. Il y a des pratiques et des gestes qui permettent de dépasser un niveau d’intensité effective, et qui éclairent tous les autres d’une lumière différente. Tous les fronts d’affrontement, tous les conflits ne peuvent être abordés comme un mur de caoutchouc contre lequel s’écraser. Mais ce sont les nouveaux soulèvements du futur, des années à venir, qui clarifieront les perspectives, donneront forme aux bégaiements, et composeront les efforts isolés en une stratégie. Il faut bien commencer quelque part et ceci, nous le parions, est une base solide.

Nigredo

Retrouvez l’article original sur https://www.nigredo.org/2024/07/03/brevi-appunti-su-militanza-politica-e-diserzione/


[1]    Terme utilisé par plusieurs voix, dont récemment Naomi Klein, pour désigner la manière dont le conspirationnisme rejette les impositions du sujet numérique en assumant son ombre, c’est-à-dire l’identification substitutive de solutions et d’explications alternatives qui s’écartent de la rationalité critique et émancipatrice. Inutile de dire que ce point de vue est complètement erroné.

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