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Carlo Levi l’état de liberté face à l’État

« C’est cette liberté passionnée que les hommes craignent avant toute chose, et qui les pousses à chercher refuge dans la communauté informe ou dans l’individualisme abstrait, dans l’idolâtrie ou dans l’athéisme, mortels l’un comme l’autre. »
Giorgio Agamben, préface, p. 21

Croupi dans les abîmes de la pensée, le mot liberté flotte inerte. Pourtant ces derniers mois ce mot a été repris avec vigueur par les voix des gilets jaunes et des autres personnes luttant contre le pass sanitaire et l’absurdité de l’obligation vaccinale. Une nécessité s’impose à nous, en entendant ces voix et les voix qui les méprisent. Prendre le temps de penser ce mot usé qu’est liberté. Défaire l’emprise que l’État ou de la religion du capital possède sur ce mot. Car il semple évident que se joue quelque chose dans le mot de liberté. Certainement un caractère bien plus politique que la devise républicaine française. Dans ce caractère politique se trouve un mouvement, passant d’un état un autre, un état de liberté. Ainsi, le texte Peur de la liberté de Carlo Levi apparaît comme essentiel pour s’armer dans le combat de la libération face à la tyrannie de l’Occident.

Levi définit la religion comme un processus de transmutation du sacré en sacrificiel permettant la création d’idoles se tenant main dans la main, mais avec la construction de l’idole sociale par excellence, celle de l’État. La Religion définie un régime de signification, relègue le sacré hors de la conscience et présente chaque objet comme étant fini et libérateur. La Religion est alors un processus d’individualisation, pour tenir l’esprit à la question du sens. « Le capitalisme est une religion faite d’un simple culte, sans dogme. » (W.Benjamin, Critique et Utopie, p. 88) En établissent une correspondance entre la perception du capitalisme de Benjamin et la définition de la religion de Levi, quelque chose saute à nos yeux dans l’opération de la religion comme opérateur de capture d’une chose et la rendant sacrée impropre à l’usage. Le capitalisme comme religion promet une liberté nihiliste dans laquelle tout peut être accessible sans pourtant y trouver un attachement, trouvant une emprise commune d’une jouissance éphémère. Depuis l’âge antique, la religion ne peut se constituer sans un acte de sacrifice, le capitalisme n’échappe pas à son dogme, il sacrifie la terre, l’océan, le ciel, les animaux, les humains, au nom de l’Économie cette tyrannie anarchique. Le processus du sacrifice coïncide avec le processus religieux, c’est un acte d’aliénation. La victime sera soit de même nature que l’idole pour permettre à cette dernière de devenir étrangère, soit la victime sera de nature opposée et étrangère à l’idole, qui la fera consacrer. L’idole reste l’image de la communion établie, le renoncement, cet élément impose une limite à l’homme, impose sa négation par lui-même. L’homme s’aliène et devient étranger à lui-même. La métaphysique occidentale a enfanté du Capital, qui a par la suite prolongé la volonté de puissance de tout s’accaparer. Le Capital produit son monde, ses idoles, ses sacrifices. Alors quand la guerre s’impose sous son règne, il fournit un gigantesque sacrifice pour parfaire sa divinité et renforce ses membres étatiques.

« L’État nous éloigne de la liberté, car c’est lui qui génère du sacré » (Carlo Levi, Peur de la liberté, p. 53) L’État est donc cet appareil générateur de sacré, régulateur de vie. La facticité de sa naturalité par une autorité théologico-politique. Rien étonnant à ce que la divination de l’État soit comparable avec la divination du Père. Néanmoins, l’ordre symbolique du père étant de nos jours fissuré, l’ordre symbolique de la Mère prend le relai pour materner et infantiliser, c’est-à-dire garder une emprise plus douce, mais plus accrue de notre servitude. Notre infantilisation fait de nous d’éternels adolescents, certainement le sujet le plus performant pour la vitalité du Capital. Un État fort, se doit d’alterner ses deux pouvoirs symboliques pour mieux gérer sa population, mieux la maintenir sous son ordre. Ce que définit l’État et sa forme État-idole sont un désir d’une relation autoservile, une peur bleue d’éprouver des liens libres. « Esclavage et divinité de l’État sont une seule même chose : la divinité de l’État, c’est l’esclavage, et l’esclavage ne pourrait exister sans divinité de l’État : car le dieu et la victime coïncident. » (Carlo Levi, Peur de la liberté, p. 89) Asservir une personne est l’essence de l’Occident, notre chère civilisation n’aurait pu exister sans l’esclavage. Si l’esclavage revêtit différents visages, il garde comme attribut hégémonique la capture d’une temporalité singulière à la soumission à un temps absolu. L’État impose à tous la temporalité du capital. Il nous reste plus qu’à s’adapter à cette totalité.

« Tout mouvement de libération qui ne serait pas conscient de ce lien indéfectible entre idolâtrie étatique et esclavage, est condamné à l’échec » (Agamben, préface, p. 22). La liberté est une dynamique, un mouvement qui se défait d’un temps imposé et de son idolâtrie en vers l’État. On peut faire l’expérience de la liberté dans la tentative de rendre inopérant l’État. La liberté est une aventure, un saut dans l’inconnue. La peur de la liberté est très située, c’est une angoisse de l’homme occidental. Ceux habités par cette angoisse sont les mêmes qui restent prisonniers du sacré, qui n’ont aucun désir sincère de se défaire de l’emprise de l’État. « Car les hommes incapables de liberté ne peuvent supporter leur effroi devant le sacré qui se manifeste à leurs yeux ouverts — et ils doivent transformer en mystère, cacher, et adoré comme un symbole incompréhensible la révélation même, qui est lumière et vérité » (Ibidem). Carlo Levi rappelle une évidence messianique en citant Saint-Paul : « Car si la justice s’obtient par la loi, Christ est donc mort pour rien », il faut ici établir une correspondance avec le judaïsme messianique, le Messie est ce mouvement de libération détruisant la loi et permettant le paradis. La liberté n’est possible qu’à condition de défaire la loi, c’est-à-dire rend inopérant l’État et révéler un véritable état d’exception. Double mouvement qu’impose la liberté défaire un ordre et révéler les passions qui nous habitent, qui nous tiennent dans notre être. « Ce qui sert n’est pas d’être libres des passions, mais libres dans les passions. Puisque la passion est le lieu du contact de l’individu avec l’universel indifférencié, elle est le sommeil fécond et immortel, l’éternel retour à un indistinct antérieur — et le problème est d’être soi-même, d’être libre, dans ce retour nécessaire » (Carlo Levi, Peur de la liberté, p. 55). Être libre c’est être capable de se situer dans le contact indifférencié entre soi et le monde, cette coordonnée est le seuil des possibilités d’agir et de créer. Levi voit dans la liberté une possibilité de permettre de nouvelles langues, de nouvelles poésies, de nouvelles perceptions communes du monde. La liberté est la condition nécessaire de faire exister une forme de vie hors de la forme de vie de l’État et du Capital.

Ezra Riquelme

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