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Été 2024

Négations de l’exil

Un texte d’Ali Rebas
En Occident, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’une redoutable capture. Son enrôlement par la propagande israélienne est loin d’être nouveau. Il a pris ces derniers mois une ampleur inédite. Cette mémoire a été mobilisée afin de justifier la destruction de Gaza, neutraliser les résistances et les oppositions à la guerre d’extermination menée par l’État d’Israël. Même les simples critiques, l’indignation humanitaire et de très modérés appels au cessez-le-feu n’ont pas été épargnés par des arguments tordus qui invoquaient l’histoire du nazisme et du judéocide.

Dénivelés

Un texte de Justin Delareux
Le haut de la montagne est aussi le fond d’un océan. Nous marchons sur les crêtes d’un fond de
sommets. L’ascension est inversée. Pensant monter nous descendons. Les terres se sont soulevées.
Nous marchons au fond, nous marchons inversés. La tête du monde est ses pieds, la gravité, une
histoire de temps.

Extractions

Un texte de Justus Bloom
On extrait de la Terre quelque chose en valeur, on extrait on tire on ôte, pour nourrir le manque qui fabriquera le manque, on creuse on évide, pensant le monde intarissable, faisant du monde l’objet au service de fonctions, on extrait la matière qu’on s’invente inerte autant qu’on ignore la vie, vie qu’on échange, qu’on transacte qu’on épuise. On épuise chaque jour et la Terre et les corps, qui passent et y passent, on épuise on extrait, sous couvert de mesure, mais l’homme ne maîtrise rien, et d’aucune science ne sortira la forme. L’empreint est sans retour, d’empreint il n’est rien, pillage plutôt, pendant que l’homme fatigue sa terre en creux, il se diminue dedans.

Le Passagenwerk de Walter Benjamin

Un texte de Gianni Carchia
Avec la publication du Passagenwerk, les diverses directions de la production de Walter Benjamin successive au grand livre sur le drame du baroque allemand, lesquels se présentaient jusqu’à maintenant sous la forme de brèves apparitions rhapsodiques, de tentatives essentiellement contingentes, étroitement liées à la conjoncture sociohistorique des années trente, se recomposent finalement comme autant de pièces d’une seule et précieuse mosaïque. Précisément dans l’état de ruine, de l’infini champ des matériaux de construction dans lequel il apparaît aujourd’hui, le Passagenwerk est une Pompéi retrouvée, dont nous pouvons enfin tenter d’interpréter les villas de mystères.

Gianni Carchia, Langage et mystique chez Carlo Michelstaedter

Un texte de Gianni Carchia
Sur l’œuvre de Carlo Michelstaedter, encore bien trop peu étudié, même en Italie où le regain d’attention des dernières années a surtout concerné le poète et le littéraire, bien plus que le philosophe, pèse comme un nuage qui en occulte et en affecte la compréhension des événements de la vie. Sa mort tragique a seulement vingt-trois-ans, en 1910, a été dès le début interprétée comme le scellement extrême, la marque d’authenticité apposée à sa conception délimitée dans La Persuasion et la rhétorique, sa thèse de fin d’année dont l’achèvement verra son suicide. Ainsi, la confusion troublante introduite entre la vie et l’œuvre, contre laquelle ont justement protesté ses critiques les plus avisées, à commencer par l’ami et directeur des Œuvres, Gaetano Chiavacci, n’a pas manqué de produire de graves équivoques interprétatives.

Le degré Zorro de l’écriture en tête de gondole

Un texte de Patrick Drevet
En janvier 2024, un certain Geoffroy de Lagasnerie a pondu, dans la collection qu’il dirige, un opuscule intitulé Se méfier de Kafka.
Son affirmation centrale : « Un légitimisme de la norme juridique est fondamentalement à l’œuvre » dans les textes de Kafka parce que, de la Justice, il ne dénoncerait que les formes imprévisibles, arbitraires, contradictoires (p. 43). De Lagasnerie précise :« implicitement ».
Un tel raccourci, qui réduit à néant les études de Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Hannah Arendt, Theodor Adorno, Marthe Robert et quelques autres tâcherons, donne le vertige. Comment ce jeune et médiatique professeur à je ne sais quelle École nationale supérieure d’art a-t-il dénoué en quelques lignes lestement troussées ce qu’autant d’exégètes furent incapables de résoudre une bonne fois pour toutes ?

Conversation avec Balise ouvrante

Entretien
Dans une ère qui peine à saisir l’ensemble des affres du règne technologique, il nous a semblé que Conjurations, paru en février 2024 aux éditions La Grange Batelière, était un livre nécessaire à l’élaboration d’une intelligibilité de l’époque. Loin de se perdre dans des considérations idéelles, il s’agit d’abord de penser en commun ce qui s’impose souvent sous des formes individuelles et de construire un langage adéquat pour vivre et prendre acte. Ses auteurs reviennent avec nous sur certains des points saillants de l’ouvrage.

S’arracher le réseau/premiers gestes

Un texte de Jean-Baptiste Vidalou
Le monde nous est servi, littéralement, à nous qui attendons notre proie, notre pitance, comme l’araignée sur sa toile. Pour manger, s’éclairer, se chauffer, aimer, militer, voter. Sauf qu’aujourd’hui, la toile a été agrandie au-delà du salon et s’est faite réseaux, car c’est seulement branchés aux réseaux que nous nous disons « vivre » et que là nous façonnons notre image. Réseaux sociaux, réseaux énergétiques, électriques, de la grande distribution, financiers, politiques, constituent le filet serré dont la prétention est d’englober la totalité du monde. Ce que Anders appelait une matrice.
Le propre des matrices est que, pour fonctionner, elles ne doivent pas apparaître comme telles.

ChatGPT, ou l’eschatologie des machines

Un texte de Yuk Hui
ChatGPT suscite enthousiasme et crainte depuis son lancement en novembre 2022. Sa maîtrise apparente de la sémantique et de la syntaxe – mais pas encore du contenu – de différentes langues surprend les utilisateurs qui s’attendent à un chatbot ordinaire. L’intelligence artificielle semble avoir conquis un autre domaine qui, selon la philosophie classique, définit la nature humaine : le logos. La panique grandit avec cette nouvelle perte de territoire existentiel. L’imagination apocalyptique de l’histoire humaine s’intensifie à mesure que l’effondrement du climat et la révolte des robots évoquent la fin des temps. 

Machine et écologie

Un texte de Yuk Hui
Cette quête de la technodiversité fait partie d’une enquête systématique de ma thèse sur la cosmotechnique dans La question de la technique en Chine (2016), qui s’oppose à certaines traditions de la philosophie, de l’anthropologie et de l’histoire de la technologie, et suggère qu’au lieu de prendre pour acquis un concept anthropologiquement universel de la technique, nous devrions concevoir une multiplicité de techniques, caractérisées par des dynamiques différentes entre le cosmique, le moral et le technique. Conventionnellement, nous avons tendance à penser que les machines et l’écologie sont opposées l’une à l’autre, parce que les machines sont artificielles et mécaniques tandis que l’écologie est naturelle et organique. On peut parler d’un dualisme de la critique (et non d’une critique du dualisme), puisque son mode de critique repose sur l’établissement de binômes qu’il ne parvient pas à dépasser, à l’instar de la conscience malheureuse.

La vérité circulaire de l’information et sa négation

La question que je pose concerne la manière dont les différentes gouvernances sont capables d’accepter (et dans certains cas d’amplifier) la multiplication des régimes de vérité, tout en dictant les conditions de pertinence et de légitimité à cette multiplicité. L’hypothèse que je formule est que cette sélection se manifeste sous la forme d’une grammaire informationnelle, c’est-à-dire que l’organisation pratique des techniques n’est pas dictée par l’adhésion à un régime finaliste externe, mais plutôt par la capacité à rendre compte de leur contenu en tant qu’information. Toute théorisation sur la base de laquelle « tout est information » ne doit donc pas être comprise comme une hypothèse ontologique, mais plutôt comme une indication performative qui s’adresse aux différents « techniciens » et impose la distinction entre les discours scientifiques et non scientifiques, et donc entre les discours légitimes et non légitimes.

Capital & Technique

Un texte d’Ezra Riquelme
Le capital est au seuil d’une nouvelle expansion de son impérialisme. Nous assistons à sa transformation d’un système mécaniste, comme l’avait observé par Karl Marx, à un système organismique réalisé par des dispositifs technologiques équipés d’algorithmes récursifs. Cette nouveauté configure une opération de grande ampleur, qu’on peut énoncer brièvement comme la simplification de la vie, c’est-à-dire la section de l’ensemble des formes qui constitue une vie vivante pour la réduire à une individualité codifiée et shootée à l’ego-trip de l’autovalorisation par de ses excroissances technologiques. Ce merveilleux monde généralise l’abondance de l’insatisfaction au prix de la pénurie d’expériences sensibles, et accroît un désir de contrôle sur le simple fait que tout nous échappe. Les excroissances, ou écosystèmes technologiques, sont là pour nous offrir, pour un temps, la satisfaction du sentiment de contrôler son existence. C’est pourtant tout le contraire qui s’éprouve dans le quotidien.

L’éternel chantage

Édito
Dans cette énorme société de prédateurs, Emmanuel Macron tire encore son épingle du jeu. Depuis plusieurs mois déjà, il prépare assidûment son coup de poker : mettre Jordan Bardella au pouvoir pour mieux le disqualifier aux prochaines élections présidentielles. En bon pervers qu’il est, Macron remet aux mains du « peuple » la décision d’élire ou non Bardella, à la manière d’une mère qui décide de responsabiliser ses enfants en leur soumettant le choix de la punition. Quel que soit le choix des enfants, leur décision ne fait qu’accroître leur dépendance envers leur mère. Ils penseront être libres de décider, mais leur décision sera toujours médiée par le rapport à leur mère. Qu’importe la nature du vote, qu’il soit en faveur ou contre Macron, tout est fait pour unir dans la dépendance envers lui. Même dans la haine, il y a une recherche d’approbation envers le haï.

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