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Constitutionnalisme et sens

Texte de la session « Crise juridique au Chili », Forum de Mai Rouge, 2023

Il a été dit à maintes reprises – dans le meilleur esprit hyperbolique, sans doute – que le Chili représente toujours, quel que soit l’angle sous lequel nous regardons, ce qui est à venir à notre époque. Le laboratoire chilien préfigure les mutations à venir et solidifie les tendances effectives des pouvoirs publics. Le cycle politique 2019-2023 n’est pas différent : il a commencé par la révolte expérimentale au cœur du centre métropolitain, et il a culminé avec une nouvelle scène constitutionnelle cherchant à remplacer la « constitución tramposa » désormais à la merci de ceux qui vouent une profonde admiration à l’État subsidiaire de la post-dictature. Les conseillers et experts nouvellement élus mettront un point final à l’élan de la transformation institutionnelle, qui accueille à nouveau les vêtements officiels de la légalité publique, les langues officielles et les grammaires de la sécurité publique. Et même s’il est vrai, comme l’a soutenu Rodrigo Karmy, que les derniers résultats électoraux confirment l’épuisement du régime post-dictatorial chilien, la question qui se pose à nous est de savoir quelle capacité le constitutionnalisme et la scène constituante peuvent apporter à une éventuelle transformation1. En d’autres termes, une percée peut-elle être produite à partir des conditions du constitutionnalisme ? Comme l’a récemment démontré Martin Loughlin, notre époque historique est marquée par le triomphe irréversible du constitutionnalisme – une conception qui diffère de l’état constitutionnel moderne de représentation et de légitimité législative –, envisageant le projet global d’un « ordre dynamique d’une société en évolution plutôt qu’un texte faisant autorité, les idéaux fondamentaux du constitutionnalisme ont été réalisés »2. Le constitutionnalisme émerge dans le sillage de la fin des présupposés libéraux de la théologie politique moderne et de tout ce qu’ils impliquent en matière de stabilité, de séparation et de contrôle judiciaire des pouvoirs publics.

Le système du constitutionnalisme présuppose un lien gouvernemental total dont la légalité (discrétionnaire, exceptionnelle, basée sur l’application de principes généraux/ius) sera traitée comme « un ordre de valeurs qui évolue au fur et à mesure que les conditions sociales changent »3. Le passage à un système administratif d’ordre juridique présuppose une suture entre les principes et la nécessité politique, l’État et la société civile, la rationalité économique et la planification et le contrôle de l’exécutif. L’ancien paradigme de l’« État dual » moderne, théorisé par Ernst Fraenkel dans les années 1940, a maintenant fourni une abdication interne de la jurisprudence positiviste et du cadre constitutionnel minimaliste, ouvrant la voie à la constitutionnalisation totale en tant qu’art flexible de la gouvernance. Bien qu’il ait été dit que la première rédaction constitutionnelle de la nouvelle constitution chilienne était confuse et ouvertement idéologique (un juriste contemporain l’a qualifiée de menu « réaliste magique » de droits considérables), il y a encore quelque chose à dire sur le vernis de « droits sociaux » dans le système de constitutionnalisme de l’époque4. On oublie parfois que l’abondance des droits sociaux énumérés implique l’infrastructure du constitutionnalisme pour lier les sphères juridiques, politiques et sociales dans un appareil réglementaire sans fissures. Gouverner le social signifie diriger l’abstraction des valeurs sociales. Il existe de bonnes raisons de rejeter le scepticisme à l’égard du constitutionnalisme, et elles ne cessent de se multiplier. Bien sûr, l’argument du scepticisme, hélas, a rarement bonne presse (il ne permet pas de comprendre la totalité, selon l’argument célèbre de Max Horkheimer), mais je pense qu’il est nécessaire de se réapproprier le scepticisme dans le sillage de la systématisation des principes constitutionnels publics5. Le scepticisme exige une séparation de l’absolutisme constitutionnel et du lien juridique dans lequel se trouve l’interaction de l’action sociale. Face au constitutionnalisme dans sa forme la plus minimaliste, la position sceptique insiste sur la séparation de la vie et du droit, de l’expérience et de l’ordre politique, de l’expression et de l’ordre de la mimesis rhétorique. Le sceptique ne veut peut-être pas nier l’autorité de la loi, mais il veut refuser l’amalgame post-autoritaire entre la vie et la règle sociale qui sous-tend la domination politique.

Être capable de voir au-delà du cadre du constitutionnalisme est la tâche à accomplir, surtout lorsque les vieux prédicats autour du sujet politique et du contrat social font leur retour à partir d’une position de faiblesse et de désespoir (une autre façon de dire que la moralité revient sous forme de nihilisme). Mais on comprend son succès : il s’agit d’un mécanisme psychique compensatoire pour la douleur existentielle permanente causée par l’ordonnancement abstrait du monde. Et là où il y a de la douleur, il y a aussi une accumulation d’expériences qui percent l’état fictif des choses, refusant la mise en scène objective des phénomènes. Simplement, elle refuse d’être absorbée par ce qui est disponible. À ce stade, il devient impossible de ne pas évoquer la révolte d’octobre pour un motif particulier : principalement, son émergence n’a pas favorisé les revendications sociales et n’a pas été motivée par la grammaire d’un programme politique. Tout soulèvement expérimental a une dimension esthétique – ou mieux encore, picturale, une toile de la vie quotidienne – qu’il nous reste à redécouvrir. Peindre à partir de la vie réelle n’est pas chose aisée, nous ont dit certains peintres. Il en va de même pour la révolte : une altération des gestes, des inscriptions, des graffitis, des tracés corporels, des dissonances et des masques colorent la décharge expressive contre le gage du réalisme objectif et la police des langages. En effet, le scepticisme pictural ne peut émerger que dans l’excès de représentation, c’est-à-dire dans l’obstination sensible à entrer en contact avec l’insondable du monde en tant que tel. Le monde et ses autres, devrait-on dire. Cette dislocation picturale du réel dispense une structure rythmique des sens qui n’est ni chaos ni destruction, mais un agencement d’une autre nature : la communication entre les âmes (d’âme à âme, avait dit Rimbaud) sans médiations régulatrices par les gages de la reconnaissance et de la filiation. Les mouvements rythmiques assurent une continuité spatiale dépourvue de justifications6. C’est pourquoi l’apparence picturale nous dit quelque chose que le langage ou la science politique ne peuvent pas dire. Comment pouvons-nous durer ensemble en tant que communauté qui n’est pas ?

La dislocation picturale veut revendiquer la distance et la séparation du non-totalisable tout en étant là. Prenons un tableau comme L’Enlèvement des Sabines (1633-1634) de Nicolas Poussin : nous avons là une composition complexe ordonnée autour de rythmes et de modes de figures et de distances ; les possibilités de communication entre les formes et l’expressivité des figures tiennent le tout comme dans un état de grâce. Ce qui frappe dans ce tableau, c’est le montage subtil des activités et des gestes sans jamais tomber dans la sublimation du concept. Il n’y a pas de ligne directrice et pourtant on sent que tout communique. Ou pour reprendre la terminologie picturale de Poussin : « ce qui suit est inapprenable »7. Je ne pense pas que le peintre ait essayé de poser un fondement négatif de la connaissance pour un apprentissage encore plus élevé ; l’inapprenable est plutôt une activité pratique (un geste, un mot, un contact) qui est à la fois unique et indispensable ; impossible de se laisser arranger en un ensemble de fonctions aliénées pour une tâche. Poussin nous rappelle l’inconnaissabilité des rythmes en train de se faire : une expérience non comprimée, hors de la force de la systématisation. Nous avons besoin de la pensée pour incorporer quelque chose comme cet exercice de rythme.

Il n’est pas surprenant qu’au cours des premiers mois de la révolte d’octobre, un universitaire conservateur ait hypostasié l’événement en le qualifiant de « programme gnostique », affirmant que « la philosophie de Platon offrait une solution simple au problème gnostique : au lieu d’adapter le monde à nos désirs, il s’agit d’adapter l’âme du monde… nous savons maintenant que l’ordre public est notre occupation la plus urgente »8. Il va sans dire, et comme Díaz Letelier l’a noté à l’époque, qu’il s’agissait d’un platonisme politique dépourvu de chōra en tant que non-site de notre imagination sensible qui permet le renouvellement de l’expérience créative avec le monde9. Il n’y a pas de « sens commun » comme l’affirment avec conviction les pragmatistes du réalisme ; il n’y a que le passage sensoriel permis par la chōra. C’est cela que le constitutionnalisme doit pacifier et incorporer : la bataille sur le statut de l’âme à un moment où les biens matériels et son agencement économique (et dans le cas chilien, son principe de subsidiarité négative) deviennent insuffisants pour la production psychique d’un sujet rectiligne (un sujet masculin, dirait Alejandra Castillo)10. Le constitutionnalisme postlibéral tel qu’il se présente (et il est postlibéral parce qu’on ne peut plus dire qu’il fait appel à un principe interne de norme positive ni à une source de « droit supérieur », mais au commandement exécutif du principe) ; une révolution juridique mondiale de l’administration gouvernementale de l’anomie équivaut à une offensive systématique qui dépasse la simple appropriation matérielle ou la liquidation personnelle. Et ce, parce que sa mission ultime est le « meurtre de l’âme » (seleenmord) qui constitue actuellement l’unité de base de l’ensemble à gouverner par la socialisation11. Le constitutionnalisme apparaît désormais comme le dernier avatar de l’américanisme. Peut-être n’y a-t-il pas de tâche plus haute et plus modeste que d’affirmer le support de la chōra qui préexiste à la soumission de la vie à la polis, et qui retient, comme le geste pictural, l’inapprentissage et l’inadaptation. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourrait lentement rendre un autre sens possible à la relation entre la liberté et la loi : une liberté hors de prise de la loi.

Gerardo Muñoz

Retrouvez le texte original sur https://infrapoliticalreflections.org/2023/05/31/constitutionalism-and-sense-text-for-legal-crisis-in-chile-session-red-may-forum-2023-by-gerardo-munoz/

1 « Ademia portaliana: algunos puntos para el “nulo” debate », Rodrigo Karmy, La Voz de los que sobran, 5 mai 2023. https://lavozdelosquesobran.cl/opinion/ademia-portaliana-algunos-puntos-para-el-nulo-debate/05052023

2 Martin Loughlin, Against Constitutionalism, Harvard University Press, Harvard (MA), 2022, pp. 11-12.

3 Ibid., p. 161.

4 « Constitucionalismo mágico »,Pablo de Lora, The Objective, Mai 2022. https://theobjective.com/elsubjetivo/opinion/2022-05-07/constitucionalismo-magico/ 

5 « Montaigne and the Function of Skepticism », Max Horkheimer, in Between Philosophy and Social Science: Selected Early Writings, MIT Press, Cambridge (MA), 1993, pp. 265-313. 

6  « The Anarchy of Beginnings: notes on the rhythmicity of revolt », Rodrigo Karmy, Ill Will, Mai 2020. https://illwill.com/the-anarchy-of-beginnings

7 « On Nicolas Poussin’s Rape of Sabines and Later Work », Avigdor Arikha, On Depiction, Eris | Benakis Museum, 2019, p. 112.

8 « Una revolución gnóstica », Manfred Svensson, The Clinic, Novembre 2019.
https://www.theclinic.cl/2019/11/25/columna-de-manfred-svensson-una-revolucion-gnostica/ 

9 « Un platonismo sin khorâ », Gonzalo Díaz Letelier, Ficcion de la razón, Décembre 2023. ​​https://ficciondelarazon.org/2019/12/04/gonzalo-diaz-letelier-un-platonismo-sin-khora/

10 « Algunas notas sobre el pensamiento de Jaime Guzmán y la subsidiariedad », Carlos Frontaura, Subsidiariedad en Chile: Justicia y Libertad, Fundación Jaime Guzmán, Providencia, 2016, p. 123.

11 Ernst Jünger, The Forest Passage, Telos Press, Candor (NY), 2003, p. 93.

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