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Guerre, crise et anarchie

La dernière semaine financière (du 13 au 17 mars) a été marquée par les craintes concernant le système bancaire international. Il y a d’abord eu la faillite de la Silicon Valley Bank, une banque californienne qui s’était spécialisée dans le soutien aux start-up et à l’économie siliconée des nouvelles technologies. Elle a été suivie par l’effondrement de la First Republic Bank, quatorzième plus grande banque des États-Unis, que onze « banques solidaires » essayent de sauver en ce moment en lui mettant à disposition un « soutien » qui s’élève à trente milliards de dollars – mais il semble que les marchés ne croient pas à sa survie, puisque sur la seule journée de vendredi dernier (le vendredi 171, et il n’est pas question d’heptakaidekaphobie) les actions de la First Republic Bank ont perdu 29 % de leur valeur ; au beau milieu de tout cela, l’écroulement du Crédit Suisse, deuxième plus grande banque de Suisse, que pour le moment la Banque Centrale Suisse retient de couler, et qui attend de voir si elle dépose le bilan ou si elle sera « sauvée » par sa concurrente, l’UBS, qui pourrait la reprendre et, par-là, se débarrasser une fois pour toutes de sa concurrente.

Tant que les journaux s’époumonent, les spectateurs baillent, et ce qui manque complètement, mais nous avons fini par nous y habituer, c’est une perspective compréhensible, qui aille au-delà des évènements quotidiens et qui voit un peu plus en profondeur. Il semble que personne ou presque n’ait mis en relation ces faits avec la guerre, alors qu’à y regarder d’un peu plus près, la relation ne fait pas de doute. En effet, on peut dire que nous assistons aux premières répercussions internes dans les économies occidentales, à qui la confrontation de l’OTAN avec la Russie en Ukraine inflige une importante augmentation des prix de matières premières et, par suite, un manque d’argent. Ceux qui, comme les anarchistes et les internationalistes, considèrent la défaite de leur propre pays comme l’occasion d’une intervention révolutionnaire se doivent d’examiner ces faits.

Guerre, spéculation, prix

L’économie occidentale n’est jamais sortie de la crise de 2008, même si ses manifestations ont pu être recouvertes par une politique monétaire expansive – non sans révolutions et insurrections. Pour le dire simplement, la Fed et la BCE, la banque centrale américaine, et l’européenne, ont imprimé de grandes quantités d’argent et les ont distribuées aux riches, aux spéculateurs et aux financiers, pour influer sur le marché des actions et pour sauver les marchés du naufrage. On parle, en des termes moins prosaïques, de « mécanisme du prix de l’argent ». Les banques centrales qui émettent l’argent le prêtent à des banques privées, et s’efforcent de contrôler le système financier par le biais des taux d’intérêt. Ils les abaissent quand ils veulent inciter à la demande d’argent, et les augmentent lorsqu’ils veulent ralentir la circulation de l’argent, par exemple pour combattre l’inflation.

Pendant presque 15 ans, les taux d’intérêt ont stagné autour de 0 %, une manne pour les investisseurs, qui pouvaient acheter l’argent gratuitement aux émetteurs institutionnels et s’en servir pour investir, spéculer et accorder des crédits. Logiquement, cette monstrueuse émission monétaire aurait dû conduire à une inflation très haute, pourquoi n’est-ce pas arrivé ? Parce que la crise était si grave, et la surproduction de biens dans les pays du capitalisme occidental avancé si importante, que les prix sont quand même restés bas. Pour vendre, le monde du commerce était même prêt à liquider ses stocks des années durant, au point d’annuler l’effet de l’émission monétaire. À certains moments, nous avons même assisté à une déflation en bonne et due forme.

Un symptôme inquiétant pour le capitalisme, qui, cependant, n’a pas su soigner cette maladie. Au contraire, ce qu’il a su faire, ce sont des affaires, en plein pendant la catastrophe : échappant aux coûts d’une inflation, les hautes sphères se gavaient de tout cet argent à peine imprimé, et en alimentaient exponentiellement le métavers financier (c’est l’histoire classique des riches qui s’enrichissent et des pauvres qui s’appauvrissent). Pendant les quinze dernières années, le capitalisme s’est comporté comme un patient atteint d’une tumeur rare au cerveau, et dont l’état, en se dégradant, produit une richesse inouïe.

La crise du Covid-19 a encore empiré les choses, et là encore, la maladie s’est aggravée : d’un côté, une dépense monétaire sans précédent pour soulager l’économie (l’U.E., nouvelle génération), et de l’autre, un contrôle autoritaire de la consommation (confinement, fermeture de rayons dans les supermarchés), littéralement pour retenir les pauvres à la maison.

Même pour les seigneurs, tôt ou tard, la plaisanterie devait s’arrêter. Avec la soi-disant reprise, l’inflation a explosé sans crier gare, tout d’abord parce que l’augmentation soudaine de la demande de matières premières a eu le classique effet d’entonnoir, ensuite, parce que les points d’entrée de l’économie numérique se sont contractés – c’est le cas dans ce qu’on appelle la crise des puces, dont sont responsables la pénurie mondiale des matériaux indispensables à la digitalisation de la planète et le monopole chinois (et russe dans une moindre mesure) sur les terres rares. En plus du domaine numérique, la pénurie frappe aussi les circuits d’approvisionnement de nombreux matériaux : en atteste la pénurie de câbles, qui paralyse des chantiers de voirie pour lesquels des dizaines de kilomètres de câbles sont indispensables.

Cependant, c’est bien la guerre qui a poussé l’inflation à son paroxysme. Tout d’abord, la Russie a mobilisé sa richesse énergétique comme une arme de guerre contre les pays occidentaux qui soutiennent l’Ukraine, ensuite, les sanctions économiques ont isolé le capital occidental des puissances émergentes (les BRICS, l’Arabie saoudite, l’Iran, qui, pour des raisons diverses, sont toutes pro-Poutine et sont allées jusqu’à renoncer à des décennies d’hostilité mutuelle), toutes détentrices de grandes richesses fossiles. Dans l’ensemble, une certaine dynamique spéculative s’applique à toutes les guerres : tout simplement, la demande de matériaux pour la production d’armes réduit la disponibilité globale des matériaux et en fait augmenter les prix, la réduction de la production des biens d’usage civil rend ces biens plus chers, la destruction d’usines et de champs a pour conséquence que, même dans des régions éloignées du monde, on souffre de la faim – que l’on pense seulement à la crise alimentaire qu’a provoqué le blocus du blé ukrainien. C’est surtout l’Europe qui à cause de la guerre a perdu dans la Russie son fournisseur naturel de matières premières, dont elle est la voisine géographique, ce qui entraîne de coûteux achats de gaz par voie maritime à l’autre bout du monde, la construction de terminaux méthaniers, de nouvelles contradictions et de nouveaux conflits environnementaux.

Réaction de l’état-capital : intensification de l’exploitation et retrait monétaire

En l’absence du levier monétaire, et comme les travailleurs étaient étourdis et divisés par une profusion de moyens médicaux, des tests, des vaccins et des masques, les capitalistes eurent, face à cette situation, la plus classique des réactions : l’intensification de l’exploitation. La restauration de l’après-Covid a été menée à coups de matraque, de meurtres de syndicalistes et d’accusations de chantage adressées à ceux qui avaient l’audace de demander des hausses de salaire. Quand les prix des matières premières montent, les patrons tentent au moins de faire des économies sur la chair humaine. Que six personnes meurent au travail chaque jour en Italie, en est une preuve.

C’est une lutte des classes préventive (en l’absence d’une véritable combativité venant d’en bas) et d’une brutalité exceptionnelle, des attaques et enquêtes contre le syndicalisme militant aux étudiants assignés à résidence pendant presque une année pour avoir protesté contre le projet d’alternance école – travail de la Confindustria2. La guerre mondiale qui se joue en Ukraine est doublée d’une guerre interne contre les antagonismes sociaux. Si les prix augmentent à cause de la guerre, on doit essayer au moins de maintenir basse la part de salaire qu’il y a dans les marchandises. Tout le monde doit apporter sa contribution, même les étudiants avec leur part de travail gratuit (et de risque).

Le mouvement anarchiste a été la cible prioritaire de cette guerre intérieure préventive, qui l’a frappé de toute sa puissance de feu : des 28 ans de prison pour Juan Sorroche, en passant par le verdict de « massacre politique » prononcé à l’encontre d’Alfredo Cospito et d’Anna Beniamino, qui signifie concrètement la prison à perpétuité pour l’un et l’autre, jusqu’au 41-bis pour le même Alfredo.

En ce qui concerne l’Italie, cette offensive a été engagée par le gouvernement précédent, par Mario Draghi. Sous couvert d’unité nationale, et sous la houlette avisée de celui que Bonomi, président de la Confindustria, avait appelé « l’homme de la situation », on a armé l’Italie pour cette guerre, renvoyé à tour de bras et déchaîné la réaction policière et judiciaire. C’est dans ces maudits mois d’unité nationale que se sont déroulés tous les évènements répressifs qui ont frappé l’anarchisme. C’est un fait qu’il faut garder à l’esprit, et qu’une partie de l’opposition solidaire tente d’omettre en concentrant toute son attention sur le gouvernement « fasciste » actuel, risquant par là même d’oublier qui sont les vrais pyromanes de ce virage liberticide.

Il y a un idéologue derrière cette politique économique, même s’il se tient, pour le moment, à l’écart du débat public : c’est le gouverneur de la Banque Centrale italienne. Ignazio Visco ne manque pas une occasion de pousser sa chansonnette : « éviter une dynamique prix – salaires ». D’après le pauvre banquier, une augmentation des prix ne doit pas être suivie d’une augmentation des salaires. C’est pourtant simple, où est l’arnaque ?

En plus de la bonne vieille politique de répression et d’exploitation, sur le terrain financier, la réponse à l’augmentation des prix provoquée par la guerre a pris la forme d’un virage en tête d’épingle des politiques monétaires. Les banques centrales sont des institutions bien étranges ; en un certain sens, le vrai point de jonction entre l’État et le capital. Ce sont à la fois des institutions du capitalisme et des organes du gouvernement réel, au point que les États leur accordent, à elles et elles seules, le pouvoir d’imprimer les devises que nous utilisons tous les jours.

Pour en revenir aux explications précédentes : quand les banques centrales maintiennent des taux d’intérêt bas, cela incite les financiers à acheter l’argent imprimé et à l’utiliser pour investir et spéculer, si bien que l’on imprime encore plus d’argent et que l’inflation reste haute. Aujourd’hui, après avoir tenu cette ligne pendant quinze ans, les grandes banques centrales européennes ont augmenté les taux d’intérêt rapidement et sans ménagement. L’objectif déclaré de cette manœuvre est de ralentir la circulation de l’argent pour endiguer l’inflation, mais le résultat est que les emprunts deviennent de plus en plus chers, qu’on émet une masse nouvelle de crédits bidon qui ne pourront pas être remboursés, et que les spéculateurs ont moins d’argent pour jouer sur les marchés financiers.

En d’autres termes, au lieu de combattre les causes structurelles de l’inflation, c’est-à-dire avant tout, d’arrêter la guerre en Ukraine, de renoncer aux sanctions contre la Russie, d’échanger avec Poutine des concessions politiques contre du méthane bon marché, toutes choses que la raison militaire et politique lui interdit, le capitalisme n’a d’autre choix (à part matraquer les exploités et intensifier préventivement les répressions) que de pratiquer des acrobaties financières comme la réduction de la masse d’argent en circulation.

C’est de là que vient la crise des derniers jours, et celle, future, qui pourrait être plus terrible encore : certaines institutions de crédit, dont le succès a longtemps été assuré par un dopage à l’argent facile et bon marché, perdent cette assurance et font banqueroute. C’est précisément ce qui est arrivé à la Silicon Valley Bank : pendant des années, la banque californienne recevait de la banque centrale américaine, pour des taux d’intérêt très bas, des dollars fraîchement imprimés, et pouvait à son tour les prêter aux entrepreneurs de la nouvelle économie digitale à des taux relativement bas, en continuant d’enregistrer des profits. Maintenant que les hausses de taux, décidées par les banques centrales, ont fait exploser le coût des dollars, les spéculateurs comme la SVB en sont réduits à proposer des crédits à des taux plus élevés encore. Si l’on prend en compte que toute l’économie numérique est une gigantesque bulle financière, si l’on ajoute encore les difficultés que la crise des puces pose aux entreprises de technologie, on comprend que la SVB ne peut continuer à distribuer des crédits à des start-up qui ne peuvent plus les contracter dans ces termes, ou ne peuvent plus les rembourser.

On voit ici se profiler la ligne pas si complexe qui relie la guerre à la crise financière des derniers jours : la guerre entraîne des augmentations des prix, les banques centrales y réagissent par des mesures complètement virtuelles comme la réduction de la circulation d’argent, et pour finir le système financier, qui, depuis 2008 n’a pas été dopé par une grosse dose d’argent, se rétracte.

Faisons-les payer : pour une initiative défaitiste radicale

Les salauds qui nous exploitent, qui nous entraînent dans des guerres, qui nous affament à coups de hausses de prix, qui nous capturent et tuent nos camarades, doivent payer un prix bien supérieur à la valeur de leurs portefeuilles d’actions : un coût social pour leurs crimes. La vision internationaliste qui nous anime depuis le début de la guerre en Ukraine consiste à combattre contre notre propre bloc militaire. Nous n’avons de sympathie ni pour l’autocrate russe, comme peuvent le montrer la « luogocomunista » et le monde rouge-brun, ni pour les soi-disant démocraties occidentales, comme une grande partie de la nouvelle gauche ravagée. Mais ce qu’un révolutionnaire peut faire en contexte de guerre, c’est d’œuvrer à la défaite de son propre gouvernement. Nous sommes solidaires de nos camarades russes qui attaquent et sabotent l’infrastructure militaire de Poutine, mais la meilleure façon d’être dignes de leur courage n’est sûrement pas d’attaquer la Russie depuis l’Ouest (ce qui voudrait dire endosser un uniforme de l’OTAN), mais bien plutôt de combattre, comme eux le font, notre propre gouvernement.

L’avalanche financière des derniers jours est la première répercussion visible de la guerre sur la santé de nos économies nationales. Il faut être capable d’écouter ces échos encore modestes, et de prendre des mesures pour aggraver cette situation. En cette première année de guerre, une vision vraiment internationaliste, c’est-à-dire défaitiste, a eu bien de la peine à s’imposer. Nos propres initiatives dans ce sens n’avaient pas la forme d’une véritable attaque et d’une propagande adressée à la masse des exploités et à la chair à canon dans son ensemble : il s’agissait au mieux d’initiatives de propagande interne au mouvement. Au vu du degré d’arriération théorique et pratique du mouvement concernant ces questions, et au vu du foisonnement de couillonneries qu’on y trouve (des communistes partisans de Poutine aux antifas allemands qui réparent des chaussettes pour le bataillon Azov), pouvait-on espérer mieux ?

À part une poignée d’articles et de discours en italien, on n’a pu trouver une position internationaliste sans compromis, ou au moins décente, que dans quelques groupes des États-Unis, d’Espagne et de République tchèque. Dans tous les cas, il s’agit d’une guerre de mots, qui s’en tient à des polémiques et des réflexions internes. Pendant que sur le front, les batailles sont menées à coups de canon, elles sont menées à coups de matraque sur le front intérieur. En se mobilisant pour soutenir la grève de la faim d’Alfredo Cospito et contre le régime d’emprisonnement 41-bis en Italie, le mouvement anarchiste a fait preuve d’un internationalisme authentique. C’est pourquoi il importe de montrer plus explicitement encore que l’offensive contre les anarchistes en Italie est un acte de guerre, qui prend place dans le cadre d’une guerre qui se déchaîne entre les puissances impérialistes, pour la première fois depuis 70 ans sous la forme d’une guerre symétrique, char contre char. Pour leur en demander raison, pour augmenter le prix du crime qu’ils ont commis contre notre camarade, il s’agit maintenant d’œuvrer à intensifier les contradictions et à mettre le gouvernement italien en difficulté devant ses alliés.

Emmeffe

Retrouvez le texte original sur https://non.copyriot.com/krieg-krise-und-anarchie/

1 la peur du chiffre 7, et particulièrement du vendredi 17. Un phénomène spécifiquement italien, équivalent de notre peur du vendredi 13.

2 Principale association patronale italienne.

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