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Écologie du design, paradigme du pouvoir environnemental

« Nous avons si radicalement modifié notre milieu que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement. »
Nobert Weiner, Cybernétique et société

Les années 1970 annoncent la mise en scène du design et de l’écologie, définissant ainsi un site d’opération objectivable. Le premier avec Buckminster Fuller fait de l’environnement une entité objective et quantifiable, la seconde celle de Victok Papanek ou de Tomás Maldonado font de l’environnement un milieu qualitatif et relatif à celui qui l’habite. Buckminster Fuller, pape du design, pionnier du design appliqué, élaborant une écologie technocratique nous dit : « Nous nous apprêtons à brancher l’humanité sur le système autorégénérateur de l’univers. D’où la possibilité d’affirmer que nous avons atteint le pouvoir illimité de régénérer la vie sur la terre et aux alentours. La tâche du savant du design prospectif et plurivalent est la création d’un nouveau système de comptabilité. Le nouveau système de comptabilité économique devra mettre en évidence que, quels que soient nos besoins, si nous connaissons la méthode de fabrication, rien ne nous empêche de les satisfaire » (B. Fuller Introduction, de Papenek Design pour un monde réel). Un rêve d’une cyberdémocratie en somme, engendrant pour Fuller un plan de perception de la terre comme « vaisseau spatial terre », la terre serait donc un simple vaisseau à bien gouverner. Le projet de Fuller est de résoudre scientifiquement les problèmes de l’humanité par le déploiement dans l’environnent de nouveaux artefacts et du World Game (1969-1977). Fuller inverse le War Game de John von Neumann. Passant d’un jeu conçu comme une guerre donnant un vainqueur, le jeu consiste ici à l’union totale où tout le monde gagne. Le World Game fut le terreau du pouvoir scientifique du design. Pour la survie de l’espèce, elle doit accéder à un niveau d’instruction universel et coopérer à la naissance d’une science du design prospectif et plurivalent : c’est seulement ainsi que chaque être humain peut concourir à l’équilibre dans le bien-être et à la sécurité de toute l’espèce » (Idem). Selon les participants, le design s’oppose à la politique, pour ainsi mener le projet de transformer la terre en objet de design et réagencer les besoins humains par le prisme de la cybernétique. Fuller et son World Game s’opposent aux rapports du Club de Rome. Pour lui la croissance est toujours possible même dans un monde fini, car à la fin de World Game, tout le monde gagne, la technologie résout tous les conflits. Steward Brand défend cette vision. L’itinérance de ce designer californien, passant de la création du Whole Earth Catalog, pour favoriser l’émergence de communautés autonomes avec des technologies « douces », au Whole Earth Discipline en 2009, au développement d’OGM et du nucléaire pour étendre l’ingénierie des écosystèmes à grandes échelles. Ce changement de paradigme au fil des années chez Brand démontre l’ontologie disciplinaire du design.

Papenek, influencé par Fuller, reste néanmoins critique depuis sa rencontre avec le « Tiers-Monde », il conçoit le design, non plus comme la conception de Fuller comme monde écologique basé sur l’American way of life, mais comme moyen de lutter contre la pollution par « le design environnemental ». « Un design écologiquement responsable se doit de rester indépendant de toute préoccupation du produit national brut (si brut soit-il). On ne dira jamais assez que, dans les problèmes de pollution, le designer est plus lourdement impliqué que la plupart des gens » (Papanek, Design pour un monde réel). Même Papanek constate que le ravage produit par la pollution est en partie le fait des designers, il tente néanmoins de sauver sa petite profession en réformant leur ontos par une éducation plus responsable. Un designer reste un designer, qu’il soit écolo ou non, il planifie, agence l’environnement dans un seul but, celui de la gouvernance. « Le but final du design est de transformer l’environnement et les outils de l’homme et, par extension, l’homme lui-même. L’homme a toujours tenté de se transformer et de modifier son entourage, mais il y a peu de temps que la science, la technologie et la production de masse ont rendu ces changements plus aisés » (idem). Le designer se prend pour un petit dieu, créant un monde à son humanité artificielle au nom du bien général. Seul le designer connaît ce nom. « Le mot “design” peut signifier pour moi, soit une conception métaphysique impalpable, soit une structure physique. […] Lorsque nous disons qu’il y a design, cela indique qu’une intelligence a organisé des événements en un réseau judicieux et conceptuel de modèles entrelacés » (B. Fuller Introduction, de Papenek Design pour un monde réel). Le design est déterminé comme une intelligence capable d’organiser et de gérer des réseaux. Le cyberdémocrate Fuller va même insister sur la puissance du design comme « le contraire du design est le chaos. Le design est intelligent ou intelligible » (idem). Le contraire du design, c’est la vie, le caractère aléatoire de la vie, le fait qu’elle n’est pas planifiable par une quelconque intelligence. Le design se veut comme pouvoir de fabriquer un environnement et même selon Papanek de naturaliser le design comme ordre de toute activité humaine.

Le pouvoir environnemental désigne la capacité opératoire de rendre une infrastructure technologique invisible, naturelle : « Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se fondent dans le tissu de la vie quotidienne jusqu’à ce qu’il soit impossible de les distinguer ». Voilà comment l’ingénieur du Xerox Park de Palo Alto Mark Weiser résume son « informatique ubiquitaire » dans les années 1980. L’objectif est d’informatiser l’environnement existant, c’est-à-dire faire de l’environnement un espace écologique d’objets connectés. Chaque relation devient simple interaction, le monde n’est plus, l’environnement est. L’infrastructure de la ville se fait métropole pour déployer son pouvoir environnemental. Ce qu’on nomme aujourd’hui communément smart city ou ville intelligente sont les différents noms de la planification de la métropole et de son pouvoir. La métropole se veut totalité. Tout recoin de la ville a été façonné par le pouvoir environnemental. Le marketing n’est qu’une infime partie de l’ensemble des techniques permettant le bon fonctionnement du pouvoir environnemental. Le caractère opérationnel et performatif d’un pouvoir implique toujours une naturalisation. Permettant ainsi son effectivité dans et sur les corps comme norme. Policer l’esprit le rendre docile, le rendre ainsi libre de circuler dans son environnement normatif et s’offusquer quand les vitrines publicitaires sont brisées, quand des caméras sont détruites, quand le « mobilier urbain » n’opère plus pour l’environnement, mais devient une barricade aux âmes du monde. L’hystérie autour de « la destruction de l’environnement » ne concerne pas la peur de la fin du monde, mais concerne la peur de l’effondrement du pouvoir environnemental. Alors, les designers, soucieux de tenir l’ordre du monde investissent l’écoconception, autrement dit l’écodesign. L’émergence de cette technique coïncide avec l’étendue de l’implication de certains pays sur le ravage du monde. Notamment les États-Unis, la Chine, la France, etc. Pour les gouvernements et leurs amis ingénieurs, designers, urbanistes, « préserver » l’environnement correspond à préserver leur pouvoir, c’est-à-dire préserver la logistique de leur emprise. L’écodesign est une façon de gouverner les corps en produisant un environnement plus responsable aux variations climatiques et de la disparition de leurs si précieuses ressources naturelles. L’écologie du design n’est rien d’autre qu’une technique pour lisser la catastrophe. Faire oublier que ce monde court à sa perte.

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