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Écosystème, systèmes et gestion idéale

Il ne suffit pas de déconstruire les discours politiques sur la nature. L’inanité de ceux-ci sont d’une confondante évidence. Qui peut encore croire que les guignols de n’importe quel gouvernement pourraient nous sortir du désastre en cours ? Plutôt que de débunker chaque prise de parole de ces gens-là, entreprise aussi inutile que dangereuse, il faut remonter à l’origine de ce discours, en faire l’archéologie. C’est à ce compte-là et seulement à celui-ci que nous pourrons mettre au jour la construction philosophique d’une nature composée par l’homme comme objet d’action et de ressources. S’il nous faudrait un temps infini pour démêler les fils de la représentation de la nature et de la philosophie rationnelle totale de l’Occident. Au carrefour de cette question et de celle de la gestion toujours plus efficace de la vie se détache la notion de systèmes qui semblent être aujourd’hui le pivot de la rationalisation du monde.

Si l’on prend une acception technique, un système est un objet défini par une frontière, des variables d’entrée et de sortie et un ensemble d’éléments reliés par des liens fonctionnels. C’est un ensemble complexe d’interactions qui sera par la suite appliqué à la description de tout processus, qu’il soit physique, chimique, biologique, économique ou social, transformant les variables d’entrée en variables de sortie. C’est ce qui lui amène un sens plus général d’ensemble d’éléments reliés entre eux et exerçant une influence les uns sur les autres. Il est si vous voulez l’héritier du rationalisme aristotélicien. C’est entre le XVIIe et le XVIIIe siècle que la notion de système a acquis l’importance qu’elle a eue par la suite dans la philosophie et la pensée occidentale. Le terme avait alors deux significations. 
C’était à la fois le système « mécanique », que l’on peut faire remonter à Descartes, qui s’érige sur les bases de la science physique et considère toute chose à partir des lois naturelles qui la constituent, selon la transcendance des lois physiques qui sont des contraintes extrinsèques. Dans Le Discours de la méthode, Descartes établit quatre préceptes fondamentaux pour conduire tout travail de recherche. 
C’est une approche rationaliste qui suppose un raisonnement fondé sur les évidences, linéaire (causaliste), réductionniste (analytique) et exhaustif (somme d’éléments) dans le but de produire une logique, soit une réorganisation du réel selon les exigences de la raison. La méthode de Descartes nous a aidés à mieux comprendre la complexité du monde en la réduisant à un certain nombre d’éléments simples qu’il est possible d’étudier un à un. Il nous a appris à jeter les bases de l’acquisition des connaissances par le raisonnement rigoureux et l’accès à l’expérimentation pour vérifier ou infirmer les hypothèses. Cette méthode scientifique, toujours appliquée aujourd’hui, a conduit à l’essor de la science, de la technique et de la société. Mais elle a des effets pervers. Elle sépare et isole, disperse et émiette.
Avec Kant cependant émerge une nouvelle notion de système inspirée par les découvertes contemporaines de la biologie, qui n’était alors pas considérée comme une discipline scientifique. L’organisme possède une autre structure que celle du système mécanique, car l’être vivant est régi par une causalité non linéaire, immanente, de sorte qu’on ne peut pas en expliquer le fonctionnement par des lois mécaniques. La cause de sa structure ne vient pas de l’extérieur, c’est la totalité elle-même qui est sa propre cause, les contraintes lui sont intrinsèques. L’ambition de la philosophie moderne a alors été d’inventer une notion de système qui soit un outil d’analyse pour les objets des sciences ou pour la société. Mais lorsqu’on analyse des objets avec une certaine conception du système, utilisé comme outil, on réalise en même temps ce système. Le choix d’une conception ou de l’autre de « système » implique les bornes des résultats. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que la cybernétique a tenté de dépasser cette division vers une notion de système qui ne serait pas mécanique ou organique, mais les deux à la fois. Par exemple, les multiples expériences des débuts de la cybernétique ayant pour objectif de modéliser de façon mécanique des processus physiologiques comme la mémoire ou le système nerveux, puis dans la seconde cybernétique le procédé inverse d’appliquer ces modélisations pour décrire les processus biologiques, sociaux, épistémologiques, etc. C’est un flambeau qui sera repris par la systémique. 

L’approche systémique se propose dépasser cette limite en étudiant des phénomènes complexes comme un système au travers de la complexité des relations formant un tout (avec notamment ce que le « pape » de l’analyse systémique en France, Joël de Rosnay, s’est proposé d’appeler un macroscope dans son livre homonyme de 1975[1]). C’est une étude de l’objet par son environnement, son organisation et ses relations qui s’applique à tous les domaines, depuis les cellules biologiques, les organismes vivants, les organisations institutionnelles, la psychologie, la technologique, la science ou encore l’écologie. La méthode systémique recombine le tout à partir de ses éléments en tenant compte du jeu de leurs interdépendances et de leur évolution dans le temps. Cette méthode est pour de Rosnay définie comme « une nouvelle méthodologie permettant d’organiser les connaissances en vue d’une plus grande efficacité de l’action ». Cette approche se consacre à l’étude des systèmes définis comme un « ensemble d’éléments en interaction dynamique organisés en fonction d’une finalité. Cette finalité est le maintien de la structure système »[2]. Il s’agit donc d’une approche stratégique qui a un but, un objectif d’efficacité. C’est pour cela qu’elle est pertinente dans notre analyse des techniques de gouvernement actuelles qui se fondent le plus intrinsèquement sur la question de la plus grande efficacité, oubliant par ailleurs toute autre considération. Ce qui amène à la situation que l’écrivaine Sandra Lucbert a pu décrire chez France Télécom, avec son travail d’investigation de la narration néolibérale dans ses livres Personne ne sort les fusils et Le ministère des contes publics[3] et que toutes les entreprises et d’administrations connaissent aujourd’hui. Mais d’autre part, cela dialogue également avec la définition du dispositif que donne Foucault dans son entretien avec la revue Ornicar ? en 1977 lorsqu’il dit entendre par dispositif « une sorte de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence »[4]. C’est un rapport tout à fait intéressant de la cybernétique utilisée comme technologie pour répondre avec extrême diligence aux impératifs qui s’imposent dans leur actualité.  

L’étude de la nature ou de l’environnement, c’est très difficile à définir aujourd’hui, aurait pu se faire selon plusieurs modes et de fait certains ont cohabité. Il aurait pu exister et il a existé à des degrés divers une approche majoritaire qui soit poétique et sensible, une approche religieuse, une approche utilitaire et économique, bien trop présente. Mais c’est une approche scientifique, l’écologie, qui a marqué son hégémonie. Cette approche scientifique se propose d’étudier les interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu. Elle trouve son fondement dans l’évolution de la causalité que nous avons évoquée. Elle s’appuie sur la notion d’écosystème qui est un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interaction avec son environnement au travers d’un réseau d’énergie, d’information, de dépendances. Si l’on suit la littérature académique scientifique, le concept d’écosystème nous invite à considérer à la fois les êtres vivants et le « milieu physico-chimique dans lequel ils évoluent »[5]. C’est une notion essentiellement dynamique : « les flux, les cycles biogéochimiques et les structures tropiques évoluent en permanence dans le temps et dans l’espace »[6]. Dans ce système, la biosphère est l’écosystème ultime, celui qui regroupe tout, depuis les êtres unicellulaires jusqu’aux vertébrés, les plantes et les humains, leurs organisations. On nous dit même que « la prise en compte de facteurs globaux changements climatiques naturels ou sous influence humaine, grands cycles biogéochimiques, mondialisation des transferts d’espèces, etc. en fait maintenant un niveau d’étude pertinent ». Le chercheur au Muséum d’histoire naturelle de Paris Christian Lévêque nous dit dans son livre de 2001 Biodiversité : dynamique biologique et conservation que « les recherches sur le fonctionnement global du système Terre sont devenues une réalité »[7]. Ce champ d’études produit une description homéostatique de tous les processus dans laquelle le terme de « stabilité », s’il est parfois contesté, notamment par Ronan Le Roux[8], repose sur l’idée qu’un écosystème possède une structure et un fonctionnement qui se perpétuent sans modifications notables dans le temps, au moins à l’échelle des hommes. Le terme homéostasie quant à lui traduit la capacité d’un écosystème à retrouver sa structure primitive après avoir subi une perturbation, sa capacité autonome à s’autoréguler. Pour les écologues américains Bernard C. Patten et Eugene P. Odum[9], les écosystèmes sont de nature cybernétique. Ils définissent la cybernétique comme la science des processus de communication et de contrôle de l’information. L’essence même des systèmes cybernétiques réside dans l’existence d’un réseau qui assure la communication entre les différentes parties du système pour en faire un ensemble intégré. Les fonctions de ce réseau sont de piloter et de réguler le système et de contrôler les flux de matière et d’énergie. On peut parler à ce propos d’une « cohésion cybernétique ». Le chercheur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris Donato Bergandi nous rappelle dans son article De la protection de la nature au développement durable : Genèse d’un oxymore éthique et politique que l’approche écosystémique dans la cinquième conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP-5) à Nairobi en 2000 est ainsi définie : « L’approche écosystémique est une stratégie de gestion intégrée des terres, des eaux et des ressources vivantes, qui favorise la conservation et l’utilisation durable d’une manière équitable. Ainsi, l’application d’une telle approche aidera à assurer l’équilibre entre les trois objectifs de la Convention que sont la conservation, l’utilisation durable et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques »[10]. C’est la promesse d’une gestion équilibrée, qui reste, malgré tout, une gestion. 

C’est là l’extension ultime de la notion de système qui parvient par un tour de force, un « dressage » si l’on peut dire, mais il faudrait le développer, à créer la totalité qui rassemblerait l’hétérogénéité finale. C’est l’intérêt stratégique de la cybernétique dans le vivant. Si rapprocher la notion de système de Foucault et celle utilisée dans les études écologiques a son importance, c’est pour cette cohésion cybernétique, qui est la tentative d’harmonie par le calcul que nous avons évoqué précédemment, le vieux rêve de l’Occident d’une logique étendue partout, où la soumission ne passerait plus par la loi, mais plutôt par les nombres, le calcul, et les machines[11]. Comme l’affirme Alain Supiot dans son livre somme La Gouvernance par les nombres, les techniques de gouvernement ne passeraient plus par la loi, mais plutôt par des machines à calculs d’utilité qui produiraient des « harmonies économiques ». C’est un plan de rationalité propre à une certaine logique du monde qui a produit des modes d’organisation précis.

Henry Fleury


[1] Joël de Rosnay, Le Macroscope : Vers une vision globale, Éditions du Seuil, Paris, 2014.

[2] L’Homme symbiotique, p. 37.

[3] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Éditions du Seuil, Paris, 2020 et Le ministère des contes publics, Verdier, Paris, 2021.

[4]« Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ?, Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977, pp. 62-93 in Dits et écrits t. III, p. 299. 

[5]  Christian Lévêque, Biodiversité : dynamique biologique et conservation, Dunod, Paris, 2001, p. 23.

[6] Ibid.

[7]  Ibid.

[8] « À la différence des institutions humaines (marchés, politique démographique…), il n’y a pas de coordination dans la résilience des écosystèmes aux perturbations extérieures, ni dans les oscillateurs prédateurs-proies (les populations respectives en corrigent pas leur effectif en fonction de l’information qu’elle recevraient au sujet du processus). Ce n’est pas parce qu’une oscillation est relativement stable qu’elle fait l’objet d’une régulation. On peut éventuellement la modéliser par un servomécanisme, cela ne signifie pas qu’un servomécanisme existe effectivement dans le phénomène. On trouvera en général que le qualificatif « cybernétique » est alors employé dans un sens assez large, qui ne se limite pas aux boucles de rétroaction, mais inclut ce qu’on appelle « causalité circulaire », ou « mutuelle » ; c’était en effet le cas aux conférences Macy de cybernétique, auxquelles a participé l’un des principaux fondateurs de l’écologie, George Hutchinson. L’écologie a bien été influencée par la cybernétique, mais cette influence est en quelque sorte un malentendu. » (Le Roux)

[9] Bernard C. Patten and Eugene P. Odum, « The cybernetic nature of ecosystems », The American Naturalist, Vol. 118, No. 6 (Dec., 1981), pp. 886-895.

[10]« De la protection de la nature au développement durable : Genèse d’un oxymore éthique et politique », Donato Bergandi et Patrick Blandin, Revue d’histoire des sciences, vol. 65, no. 1, 2012, pp. 103-142.

[11]Voir Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres.

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