« Une expérience éthique n’est pas celle où le sujet se tient en arrière, au-dessus ou au-dessous de sa propre vie, mais celle où le sujet se constitue et se transforme dans une indissoluble relation immanente à sa vie, en vivant sa vie. »
Giorgio Agamben, L’usage des corps
Certaines personnes ont la vocation de la politique. C’est une chose bien méprisable. D’autres, au contraire, ont une passion effective, mystérieuse et souvent silencieuse. Cette chose est l’éthique et ses chants taciturnes restent étrangers aux personnes animées par cette vocation de la politique. C’est ainsi que l’être occidental déploie la politique comme une programmation d’une éthique à la totalité des formes de vie, conduisant ainsi à la catastrophe que nous éprouvons. De l’Antiquité grecque à la formation des États modernes, l’Occident démontre sa flagrante inconsistance à produire une éthique satisfaisante à ses sujets. D’où le besoin de recourir à la loi comme substance pour colmater la fêlure de cette forme de vie sociale. Ce qui est remarquable dans l’étendue de la fêlure occidentale est son étrangeté à la vie. Il y a donc sur ce vaste territoire de ruine qu’une expérience, celle de la loi. Autrement dit, vivre l’expérience permanente de la catastrophe.
Éthique vient du terme grec ancien ethos. Son sens premier désigne un caractère habituel, un usage. Selon la suggestion de Michel Bréal, le terme ethos est un thème pronominal réflexif e suivi du suffixe thos qui a pour signification séité, c’est-à-dire la manière dont chacun entre en contact avec soi. Aristote produit ainsi une dérive de l’ethos pour la vertu éthique qui consiste en un agencement des bonnes habitudes dans l’être. L’éthique aristotélicienne est toujours dépendante de la politique, située exclusivement dans la Cité. Cela coïncide avec l’exclusion d’une dimension de la vie, et l’accès à la vertu est édifié par la Cité et ses bonnes lois. Le bas Moyen-Âge est une période de redécouverte de la pensée d’Aristote, de la scission de l’élément éthique en deux sphères autonomes : politique et morale. Le théologien Thomas d’Aquin effectue la rencontre entre la pensée aristotélicienne et la théologie chrétienne. De sorte que les dogmes religieux de l’Église définissent le plan d’élaboration d’une éthique. Sur les débris de l’hégémonie de l’Église, l’époque moderne sonne l’arrivée de la raison scientifique comme nouvel édifice de l’éthique. Spinoza conçoit l’Éthique comme un traité de mathématique qui développe une doctrine de vérité afin de contribuer à la liberté des êtres. Par la suite, la période contemporaine marque la réunification de ces deux sphères séparées dans le domaine tyrannique du social, pour le plus grand plaisir d’Auguste Comte. Après la catastrophe de la politique du XXe siècle, Levinas fait de l’éthique le geste premier, comme une rencontre, et un accès à la responsabilité envers l’altérité. Plus tard, Agamben repartant de l’étymologie de Bréal et d’une fine lecture d’Aristote fait de l’éthique une expérience, l’expérience d’une vie, plus communément appelée forme de vie. L’enjeu intrinsèque de l’éthique est de faire tenir un devenir-ensemble entre la vie, l’altérité et la vérité.
L’éthique étant le plan des formes de vie correspondant à l’indistinction entre ce que l’on est ce que l’on fait. Partant de l’intimité du soi pour mettre en je. Laissant l’objet sujet à son géniteur : le pouvoir. La forme de vie est toujours éprouvée dans une expérience située. Et l’éthique permet d’établir des différences de tonalité entre les formes de vie. Néanmoins, le plan éthique intensifie l’expérience de la continuité, faite de différentes rencontres envers l’altérité, comme coordonnée de l’inconnue. Se soucier de l’altérité, c’est permettre une attention à la différence, saisir la différence éthique qui se joue entre les formes de vie. C’est ainsi que l’élément politique se déploie dans l’expérience de la rencontre ou du conflit comme une tonalité du plan éthique. La continuité entre l’éthique et la vérité réside dans l’existence, il y a des vérités éthiques toujours prises dans une situation ou l’existence la traverse. Non pas une forme de vie dans la vérité, mais une forme de vie capable de vérité. Ainsi, les vérités éthiques laissent place à la possibilité de nous situer dans le monde. Et une de ces vérités éthiques concerne le point de départ de tous soulèvements de ce jeune XXIe siècle : la dimension éthique. Ces soulèvements désactivent l’idée poussiéreuse que chaque révoltes ou insurrections partent d’une idéologie politique. La question éthique est l’âme de tout mouvement de soustraction à l’état des choses. Sentir ses flots de soustraction nécessite le point de vie, en somme une éthique.
Ezra Riquelme