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Étendards noirs du Khorasan

Rien n’est plus sérieux, et plus sérieusement contemporain, que la théologie. L’ignorance théologique est ce qui permet à celle-ci de perpétuer son règne, sous couvert de politique, d’économie, de science, de philosophie, de littérature voire de vie quotidienne. Pour dépasser la théologie, il faudra dépasser l’ignorance de celle-ci. Athées, encore un effort si vous voulez être révolutionnaires !
Moses Dobruška, Comment tout a commencé. Thèses de Strasbourg

C’est en 1922 que Carl Schmitt a publié son ouvrage fondamental, Politische Theologie, Vier Kapitel zur Lehre der Souveranität[1]. La phrase d’ouverture du troisième chapitre, celle qui retient l’attention de quiconque souhaite engager un combat au corps à corps avec la catégorie de théologie politique de Schmitt, compte parmi les plus célèbres et les plus citées du texte : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (p. 46). Son sens, cependant, nous est devenu de plus en plus difficile à pénétrer, caché par l’épaisse couche de brouillard du débat qui, comme toujours, accompagne, en la tenant tendrement par la main, la destruction de l’expérience. 

Il s’agit pour Schmitt d’une « position analogue » dans laquelle les concepts de la théologie comme ceux de la politique se retrouveraient, non seulement dans leur déploiement historique, mais aussi dans leur « structure systématique » plus intime (Ibid.). Son intention principale est en effet d’introduire le lecteur à une nouvelle méthode d’investigation, aussi diachronique que synchronique, qu’il appelle sociologie des concepts juridiques (Soziologie juristischer Begriffe), pour laquelle il s’agit avant tout de tracer la « structure ultime, radicalement systématique » (p. 54) des concepts juridiques, suivant une conséquentialité rigoureuse capable de conduire jusqu’aux concepts de la théologie. Pour donner un exemple : il ne s’agit pas seulement de considérer l’évolution historique, diachronique, de la figure théologique du Dieu tout-puissant vers la figure politique du législateur tout-puissant, mais aussi de considérer l’analogie systématique qui existe synchroniquement entre l’état d’exception et le miracle. La sociologie des concepts juridiques est donc la méthode qui conduit Schmitt à l’affirmation de la théologie politique. Il y a un passage spécifique dans lequel le kronjuriste du Troisième Reich semble réussir à exprimer cette approche synchronique d’une manière assez nette et claire comme de l’eau de roche : « L’image métaphysique qu’un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l’évidence même en matière d’organisation politique. Établir une telle identité, voilà ce qu’est la sociologie de la souveraineté. Elle prouve que dans les faits […] la métaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une époque » (p. 55).

Cependant, il va de soi qu’une analogie systématique n’est possible que s’il existe une séparation ou, du moins une distinction, une sorte d’indépendance apparente, entre les sphères que l’analogie entend serrer dans une même relation de similitude. Autrement dit, l’analogie systématique est un rapport entre les structures profondes du théologique et du politique qui implique cependant leur non-coïncidence, aboutissement extrême d’un processus de sécularisation. Ce qui signifie que la théologie politique ou, mieux, la sociologie des concepts juridiques ne devient pensable qu’avec la modernité, sinon avec le moment décisif de la naissance de l’État et de la souveraineté modernes, c’est-à-dire avec cette paix de Westphalie qui a mis fin à trente ans de guerre civile, dite alors « de religion ». Ce n’est qu’au terme d’une opération de dépolitisation progressive de la religion et de déthéologisation de la politique, de neutralisation et de laïcisation, de technicisation, qu’un « comme si », une analogie, une relation ou, encore, une médiation peut s’interposer entre elles. Il s’agit en fin de compte d’un instrument constituant ou d’une stratégie de légitimation après la catastrophe nihiliste qui a plongé tous les paradigmes politiques et théologiques dans une crise décisive, rendant désormais impossible une fondation de l’ordre typiquement prémoderne qui ignore l’absence de Dieu. Pour tenter de ne pas oublier définitivement Dieu, on ne peut que veiller à son absence et légitimer le pouvoir à partir de l’abîme elle-même, d’un fond sans fond, de la disparition d’un fondement théologique objectif. On ne peut que travestir la condition humaine et l’élever au rang de Dieu mortel hobbesien, en faisant de l’immanence une transcendance immanente à partir d’un vide de transcendance qui, par le « comme si », agit en négatif, sous la forme d’une transcendance vide. Ce n’est que si l’état d’exception souverain ne coïncide pas immédiatement avec le miracle divin qu’il est réellement possible de penser l’état d’exception comme s’il était le miracle, en articulant réciproquement le concept juridique dans le concept théologique et vice-versa – une analogie, d’ailleurs, toujours biunivoque. La sociologie des concepts juridiques n’est rien d’autre qu’une énorme machine mythologique visant, par le biais d’une relation binaire, à la production de l’auctoritas ou, en termes théologiques, à la creatio ex nihilo de la souveraineté et du système juridique.

Depuis lors, les interventions sur la théologie politique se sont multipliées de manière vertigineuse, au point de pousser certains de leurs défenseurs à rechercher une pluralisation du syntagme, afin d’indiquer une ouverture vers des perspectives théoriques qui se réfèrent à des traditions et à des réflexions hétérogènes, dans un mouvement qui va de la théologie politique aux théologies politiques. Il est donc encore possible de trouver des partisans convaincus de l’insurmontabilité de la souveraineté moderne et de la théologie politique schmittienne, de l’inextinguibilité de la réponse katechontique qu’elle offre à l’inéluctable demande de légitimité et d’ordre posée par la modernité. On peut tout au plus – disent ces souverainistes – en faire un usage critique, mais certainement pas s’y opposer ou la nier. Il y a ensuite ceux qui, se croyant en divergent accord avec Schmitt, cherchent à interpréter le paulinisme selon le schéma théologico-politique, mais au nom d’un apocalyptisme qui, tout en inversant son sens (de la contre-révolution à la révolution ; de haut en bas), ne cesse de perpétrer la mystification funèbre de la machine autoritaire. À côté d’eux, on peut reconnaître ceux qui, toujours sous le signe de l’apocalyptisme, tentent de repenser la dictature du prolétariat ou un nouveau Lénine – attention : le Lénine de la NEP – à travers l’interaction singulière entre le Prince de Machiavel et la théorie schmittienne de la souveraineté. Il y a aussi celui qui recourt à la théologie politique pour trouver une forme de légitimation à l’État d’Israël (מדינת ישראל), passant rapidement sous silence le fait que, pour rester fidèle à son nom, Israël devrait non seulement rejeter la forme de l’État-nation, mais aussi adopter une théocratie paradoxale et inéluctable, dépourvue de toute forme constitutivement hiérocratique de gouvernement humain, une théocratie directe, donc anarchique. De même, la théologie politique se présente, pour d’autres chercheurs, comme le cadre approprié dans lequel faire entrer le concept de dawla (الدولة), central dans le projet néo-fondamentaliste sunnite de Daesh (alias Isis), afin de le comprendre ou de le critiquer. Et, malgré les points critiques évidentes, il ne manque pas le cas limite de l’un des plus éminents théoriciens chinois de l’annexion de Hong Kong qui, en tant que commentateur et diffuseur pointilleux de l’œuvre de Schmitt dans l’État de Xi Jinping, reprend l’empreinte néo-confucéenne-maoïste présente dans le concept de Tianxia (天下) d’une manière peut-être plus que légèrement théologico-politique.

Dans tous ces exemples, la théologie politique, ou plutôt la sociologie des concepts juridiques, ne cesse pas d’exercer son pouvoir. Elle se trouve simplement appliquée à d’autres concepts politiques, que ceux d’état d’exception ou de souveraineté moderne, et arrive, selon sa propre conséquentialité encore rigoureuse, à des concepts théologiques complètement différents de ceux du catholicisme de la Contre-Réforme. Cela signifie que, dans chacune des tentatives mentionnées, la vigueur de l’analogie systématique reste, en tant que telle, inchangée. Bien sûr, elle peut maintenant impliquer la révolution et un certain apocalyptisme ou une notion différente de la souveraineté et de la hakimiyya dans la même relation de similitude, donnant lieu à des théologies politiques irréductibles à la théologie politique schmittienne, qui prétendent peut-être même être critiques de la théologie politique schmittienne. En réalité, elles ne parviennent qu’à contrer la théologie politique de Schmitt tout en restant fermement dans sa logique, tout comme une identité peut contrer une autre identité sans pour autant remettre en cause le principe d’identité. Dans la prolifération des théologies politiques, la méthode (la sociologie des concepts juridiques) et son principal opérateur (l’analogie systématique) ne voient ni leur hégémonie ni leur efficacité ébranlées de quelque manière que ce soit, réarticulant inlassablement d’autres concepts juridiques dans d’autres concepts théologiques – opération qui, de toute façon, présuppose l’avènement de la catastrophe, la marche du nihilisme comme fin et accomplissement de la métaphysique, le vide de transcendance et, par conséquent, l’émergence de la même question de la légitimité et de l’ordre à laquelle Schmitt entendait répondre.

Face à une telle situation, la question qui continue à s’imposer ne peut être formulée que sous la forme : comment sortir de l’emprise mortelle des théologies politiques ? Les possibilités semblent principalement au nombre de trois. La première est de celles qui déclarent l’impraticabilité théologique de la théologie politique à partir de l’hypothèse du dogme trinitaire qui, par sa nature même, liquiderait toute interprétation monarchique ou arienne du monothéisme chrétien. Cependant, malgré leur effort et bien au-delà de leur intention, c’est précisément à partir des arguments que ces théologiens ont soulevés contre la théologie politique que la question de la théologie économique ou gouvernementale comme paradigme parallèle à la théologie politique pourrait se poser, conduisant à une extension, seulement en apparence paradoxale, de la sphère de  validité de la sociologie des concepts juridiques et de l’analogie systématique au-delà des limites du droit, au point de rendre visible le même rapport de similitude qui implique les concepts fondamentaux de l’économie et de la théologie. La seconde, un peu spéculaire par rapport à la première, est de celles qui établissent une sphère du politique absolument étrangère au théologique, revendiquant un congé du lexique théologique politique. Il s’agit du paradigme dit « instituant », un modèle qui, dans la tension conflictuelle des deux, produit l’ordre symbolique des institutions comme une transcendance inscrite dans l’immanence. Cet ensemble d’éléments pourrait, en effet, délimiter une perspective différente de celle proposée par la théologie politique de Schmitt, mais, néanmoins, toujours potentiellement attribuable à l’une des autres théologies politiques multiples (pensons à l’« authentique stasisologie théologico-politique » évoquée par Schmitt dans Politische Theologie II. Die Legende Von Der Erledigung Jeder Politischen Theologie) ou économiques (comme expression inconsciente et en miroir de cette théologie anti-aryenne et antimonarchique qui croyait avoir liquidé toute conception théologico-politique). C’est la substitution de la creatio ex aliquo à la creatio ex nihilo. Il y eut jadis les anges des nations : les anges des institutions ont-ils pris le relais aujourd’hui ? Entre autres, l’inscription même de la transcendance dans l’immanence ne peut manquer de faire penser à la transcendance immanente générée par le comme si, à la légitimation de l’immanence produite stratégiquement par le vide de transcendance – autrement dit, au Dieu mortel. On peut se demander si, de facto, la prétendue extranéité du paradigme instituant à la théologie politique ne consiste pas, trivialement, à ne pas appliquer l’analogie systématique propre à la sociologie des concepts juridiques. La sécularisation se fait aveuglément passer pour de la laïcité.

La troisième possibilité concerne, en revanche, un dehors de la théologie politique situé à l’intérieur ou au centre de la théologie politique elle-même, un « indécidable » capable de faire exploser le déroulement diachronique de la sécularisation et d’échapper à la saisie synchronique dans la relation binaire de l’analogie systématique, en faisant tourner à vide la sociologie des concepts juridiques. À ce seuil, les monothéismes abrahamiques ont donné le nom de messianisme. Sa particularité n’est pas seulement de s’abstenir de recourir à toute analogie systématique, mais plutôt de réussir à la défaire, à désarticuler toute médiation diachronique et synchronique entre le politique et le théologique, d’ouvrir une zone d’indétermination et d’indiscernabilité qui échappe à toute identité et à toute opposition. S’agit-il d’un concept théologique qui a des conséquences politiques ? Ou, peut-être, d’un concept politique qui a des répercussions théologiques ? Impossible à déterminer : l’indifférence ne peut se déterminer sans faire la différence. Dans le messianique, théologie et politique coïncident – c’est-à-dire qu’elles tombent ensemble – dans un tertium qui les implique l’une et l’autre dans une cohésion presque involontaire. Ainsi, si demain, au cours d’un soulèvement, quelques black blocs iraniens brandissaient le drapeau noir anarchiste, rien ne les empêcherait d’y reconnaître, avec une souvenance involontaire, l’étendard noir du Khorasan qui, selon un groupe d’ahādīth, annoncerait un jour la venue du Mahdi. L’utilisation intentionnellement analogique de l’étendard noir par le Daesh, en revanche, n’est qu’un appareil de capture, une tentative de retenir, de contenir et de reterritorialiser ces lignes de fuite mahdistes. Il s’ensuit que des expressions telles que « messianisme mystique » ou « messianisme politique » n’ont pas de sens: le messianisme possède toujours déjà, immédiatement, à la fois une charge politique intrinsèque et une connotation religieuse intime qui s’estompent l’une dans l’autre et, par conséquent, ne peuvent être supprimées ou attribuées sans méconnaître ou altérer le phénomène et le transformer en quelque chose d’autre, quelque chose de proprement théologique ou de rigoureusement politique. De ce point de vue, le messianisme ne crée ni ex nihilo ni ex aliquo, il ne constitue ni n’institue le pouvoir, il ne lui confère aucune légitimité ; au contraire, en le conduire à assumer son caractère contingent et transitoire, il le prive de toute légitimité et le désactive. Le destitue. À cet égard, le messianisme doit d’abord renoncer à revendiquer ou à s’attribuer toute forme de légitimité. D’où la prolifération d’un lexique du « quelconque », du « où que » et du « quiconque » : chacun peut établir, ici et maintenant, une tension avec lui-même et révoquer sa propre condition factuelle, sa propre identité sociale, en assumant la vocation messianique qui n’appelle rien. Ce n’est certainement pas un hasard si les détenteurs du pouvoir religieux ont toujours cherché à contrôler et à minimiser les instances messianiques, ou si, avec les dirigeants politiques, ils ont constamment tenté de délégitimer et de réprimer les mouvements messianiques. Mais comment déligitimer ceux qui ne demandent aucune légitimité ? Cela revient à dire que ce n’est pas le Judaïsme ou le Christianisme (malgré son nom) qui est messianique, ni l’Islam qui lui est complètement étranger – en effet, comme l’a écrit un jour Jacob Taubes : l’Islam, qui ne revendique pour Mahomet que le titre de prophète, est le complément (moins hérétique !) du judaïsme, bien plus que le christianisme. La question est qu’il y a du messianisme avant tout dans le Judaïsme, mais aussi dans le Christianisme et l’Islam, que cette figure sotériologique soit appelée Messie (משיח), Christ (Χριστός) ou Mahdi (المهدي) et si son adversaire eschatologique est identifié à Armilus (ארמילוס), dans le sans foi ni loi (ἄνομος) ou dans l’Antéchrist (ἁντίχριστος), dans le Sufyani (السفیاني) ou dans le Dajjjāl (دّجّال). Se donne du messianisme dans le paulinisme, le kokhbaïsme, le sabbatisme et le frankisme, l’éonianisme, le joachimisme dolciniste et le müntzerisme, le mahdisme et l’ahmadiyya. De même, se donne du messianisme dans certaines tendances anarchistes et communistes, ainsi que dans le chiisme rouge shariatique. Chacune de ces expériences a cherché à échapper à la domination des guides religieux et des dirigeants politiques, à la domination de l’histoire et du pouvoir, en agissant contre les théologies politiques et économiques sous la forme d’un reste indestructible et inassimilable, qui, en même temps, ne parvient jamais à se refermer ou à se constituer en une nouvelle identité substantielle. Le messianisme est donc un reste intensif du processus de sécularisation qui ne peut être ni neutralisé ni sécularisé. Dans sa résidualité, il se présente comme un champ transcendantal ou un plan d’immanence, une zone d’indiscernabilité absolue entre le politique et le théologique, entre le présent et le passé, entre l’immanence et la transcendance, qui coupe et traverse les dichotomies établies par les monothéismes individuels le long d’une ligne de fuite qui engloutit toute transcendance immanente, qui désactive et transforme la loi (Torah, dogme, Shariahnómos) ainsi que les dominations, les autorités et les pouvoirs – qu’ils soient angéliques, diaboliques ou humains – réconciliant ou restituant (dans le sens de reste plutôt que de re-stitution) l’ordre profane et le royaume de Dieu. Ni creatio ni de-creatio, mais restitutio in integrum. Le messianisme, qu’il soit juif, chrétien ou islamique, est une pratique de la coupure d’Apelle ou, comme Taubes le savait, une expérience radicalement anarchique et antinomique. Cependant, on pourrait supposer que la singularisation, de temps à autre, de divers mouvements messianiques est ce que, dans un contexte complètement différent, Michel Foucault aurait appelé le système de corrélation entre les deux types de forces actives identifiées par Gershom Scholem comme propres à l’idée messianique juive, la restauratrice et l’utopique, à condition toutefois de la saisir dans le rapport qu’elle entretient avec une autre force, considérée par Scholem lui-même comme étrangère au messianisme, mais non au judaïsme rabbinique en tant que phénomène social et religieux, à savoir la conservatrice. La restauration et l’utopie – qui, à son tour, contient en elle-même des ferments anarchiques et antinomiques – sont les axes, les gradients, les potentiels, les lignes de fuite qui habitent et marquent, en la lissant, la surface du champ transcendantal messianique, cherchant à échapper et à mettre hors d’état de nuire l’appareil de capture conservateur qui tente continuellement de le strier. En fait, vous avez une série d’édifices complexes dans lesquels ce qui va changer, bien sûr, c’est la force dominante : dans certaines tendances, on impose une force restauratrice qui récupère et fait fonctionner dans sa tactique des forces utopiques (anarchiques et antinomiennes), assumant un positionnement offensif précis vis-à-vis des forces conservatrices de leur temps ; dans d’autres tendances, on impose une force utopique (parfois à dominante anarchique, parfois antinomienne) qui récupère et fait fonctionner dans sa tactique des forces restauratrices, assumant un positionnement offensif tout à fait différent vis-à-vis des forces conservatrices de leur temps. Dans tous les cas, il s’agit d’une tendance insurrectionnelle qui peut, malheureusement, être réprimée ou piégée par les forces conservatrices : c’est ce qui s’est passé lors du passage des communautés pauliniennes messianiques à l’Église chrétienne ; c’est ce qui s’est passé pour la Commune de Paris avec la Semaine sanglante, d’abord, et le glissement de la révolution d’Octobre à l’URSS, ensuite ; c’est ce qui s’est passé pour la révolution iranienne avec la subordination des exigences du chiisme rouge shariatique au velayat al-faquih et à l’idée de gouverner au nom ou par mandat de l’imam du temps des rois safavides, qui sont caractéristiques du chiisme noir. C’est enfin ce qui advient aux Kurdes de Rojawa, pris dans l’étau mortel de Daesh et de la Turquie d’Erdogan.

C’est à la lumière de toutes ces considérations qu’il faut relire la Thèse I Über den Begriff der Geschichte de Walter Benjamin, en se gardant des banalisations trop faciles – et pourtant fréquentes. Comme on le sait, dans la Thèse I, Benjamin tente de penser un appareil philosophique en s’inspirant du joueur d’échecs automatique secrètement manœuvré par un nain bossu décrit dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le joueur d’échecs de Maelzel, qu’il avait eu l’occasion de lire dans la traduction de Charles Baudelaire dans les Nouvelles histoires extraordinaires. Benjamin écrit : « Le joueur devant infailliblement gagner sera cette autre poupée qui porte le nom de “matérialisme historique”. Elle n’aura aucun adversaire à craindre si elle s’assure les services de la théologie, cette vieille ratatinée et mal famée qui n’a sûrement rien de mieux à faire que de se nicher où personne ne la soupçonnera ».

Beaucoup ont senti la présence du messianisme derrière le mot « théologie ». La question qui se pose est la suivante : quel rapport y a-t-il entre la poupée et le nain bossu, entre le matérialisme historique et le messianisme ? S’agit-il, peut-être, d’une analogie systématique ? Et pourtant, ici, le matérialisme historique ne cherche pas de fondement dans le messianisme, le politicien ne cherche pas de légitimation dans la théologie, qui, au contraire, considérée comme « vieille ratatinée et mal famée », s’il veut que l’automate gagne la partie d’échecs contre le nazi-fascisme, il doit le servir en évitant d’être vu, en évitant d’être découvert. Dans la position de Benjamin, il y a certainement un écho de ce que l’on appelle le Theologisch-politisches Fragment, où l’affirmation selon laquelle « aucun événement historique ne peut par lui-même vouloir se référer au messianique » a conduit à reconnaître que « la théocratie n’a pas de sens politique, mais seulement un sens religieux ». En même temps, cependant, il y a l’intuition d’une profonde indiscernabilité entre théologie et politique, conquise par une double exclusion : celle de l’athéologie vulgaire et celle de la théologie politique schmittienne. Comme il l’écrit dans la note (N 8, i) du Passagen-werk, il est interdit de concevoir l’histoire de manière fondamentalement athéologique, mais, en même temps, il est illicite de tenter de l’écrire dans des concepts théologiques. Il s’agit là d’une prudence méthodologique, donc stratégique. De son propre aveu, en effet, sa pensée se rattache immédiatement à la théologie, comme le buvard à l’encre. Il en est totalement imprégné. Immédiatement, c’est-à-dire sans médiation. Mais s’il s’en tenait au buvard, il risquerait la disparition complète de la théologie, peut-être dans un matérialisme vulgaire et mécaniste, de Deuxième Internationale, social-démocrate ou bolchevique. Il faut alors conquérir une pensée ou un concept d’histoire qui ne soit ni athéologique ni théologisé, mais dans lequel l’athéologie se révèle déjà immédiatement, parfaitement, théologique et vice versa ; comme ce rythme de la nature qui, par son éternelle et totale évanescence, se révèle messianique. La tâche de la politique qui vient, dont la méthode doit s’appeler nihilisme, est d’aspirer à cette évanescence qui est l’autre face du bonheur. Mais peut-être plus qu’une tâche, c’est un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-mêmes, qui nous dévolu une parcelle du pouvoir messianique – comme le dit Benjamin dans la Thèse II. Il s’agit d’un nihilisme messianique qui anéantit jusqu’au néant qui sépare le théologique et le politique et permet leur médiation. Ou, pour reprendre les termes de la kabbale lourianique, c’est un tiqqun qui est en même temps un berúr. Tout autre chose que l’apocalyptique de la révolution d’inspiration théologico-politique, dont Taubes lui-même, et ce n’est pas un hasard, fait l’éloge, loin des « illusions des marxistes messianiques comme Ernst Bloch et Walter Benjamin » (En divergent accord. À propos de Carl Schmitt). Si tout cela est vrai, alors, dans la Thèse I, il n’y a pas de place pour une analogie systématique ou une relation de similitude. Son but est de ramener la transcendance immanente, le Dieu mortel, à sa misérable condition humaine. Il serait trompeur de considérer le messianisme comme une perspective métapolitique, même dans le sens où Miguel Abensour en parle : il ne prétend pas s’élever au-dessus de l’histoire katechonique de la modernité, flottant intellectuellement sur ses accélérations et ses décélérations vers un au-delà politique. Comme le rapport immédiat entre athéologie et théologie, il s’agit plutôt d’une apolitique-hyperpolitique ou d’une hyperpolitique-apolitique qui, en tant que reste intensif, ne peut arrêter ou interrompre cette histoire que sur un seuil, ni dehors ni dedans. Mais cela signifie que l’appareil philosophique développé par Benjamin n’est compréhensible que comme un appareil de destitution nihiliste de toutes les stratégies de légitimation de l’immanence à partir du vide de la transcendance, c’est-à-dire : comme un appareil de destitution messianique de toutes les théologies politiques. Messianiques de tous les pays, unissez-vous !

Post-scriptum

« Et quand il eut atteint un endroit situé entre les Deux Barrières (montagnes), il trouva derrière elles une peuplade qui ne comprenait presque aucun langage. Ils dirent : « Ô Zul-Qarnayn, les Yajuj et les Majuj commettent du désordre sur terre. Est-ce que nous pourrons t’accorder un tribut pour construire une barrière entre eux et nous ? ». Il dit : « Ce que Mon Seigneur m’a conféré vaut mieux (que vos dons). Aidez-moi donc avec force et je construirai un remblai entre vous et eux » (Coran, xviii, 93-95). Mais dans ce temps profane, la tâche messianique ou mahdiste du Bi-cornu contre Gog et Magog ne peut se donner que sous des formes louches et tordues, c’est-à-dire dans sa parodie gargantuesque. Toute ressemblance avec des faits, des groupes éditoriaux postfascistes et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence. Qui habet aures audiendiaudiat.

Flavio Luzi


[1] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988.

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