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Exode vers les formes sensibles

« Esclaves ne maudissons pas la vie. »
Arthur Rimbaud, Matin

 « Vivre : c’est pouvoir vivre quelque chose jusqu’au bout. »
György Lukács, L’âme et les formes

La civilisation cette maladie

« La civilisation corrompt tout ! » 
Honoré de Balzac, Théorie de la démarche

La stabilisation du réel, telle est l’angoisse profonde qui fonde l’ère civilisationnelle de l’Occident.  L’Occident s’érige sur la volonté d’accaparer ce qu’on ne peut plus ressentir. Le manque est la substance essentielle du civilisé, et son seul accomplissement possible est de régner sur des cadavres. Il n’est plus question de tenir à ce qui anime une vie, mais de se soumettre à une inclination d’un soi-disant Salut. L’Église est l’une des réalisations de ce paradigme : tenir son troupeau dans l’œuvre de sa propre salvation dans l’éternité. La vie doit se stabiliser comme condition primordiale à la mise en scène d’un temps abstrait hors de toute compréhension éthique. Dès lors, vivre se résume à une vaine entreprise de pansage de ses plaies civilisationnelles. Aucune guérison n’est possible sous le joug de la civilisation, seulement une pathologisation constante de la vie. C’est tout le contraire. Chaque subjectivité du capital se gargarise alors de sa petite maladie fictive comme nouveau mode de domination social. On voit surgir du néant le camp du Bien, dont les militants veulent sauver de sa déroute une humanité obnubilée par la jouissance esthétique de sa propre destruction. Les collectifs et les communautés de soin sont les derniers stratagèmes dans lesquels les militants peuvent enfin exercer leur petit pouvoir pour le bien commun. Cela ne fait que broyer les bonnes âmes jusqu’à les subsumer totalement. « Régner, c’est soigner » dirait Jacques Camatte. De l’Église aux institutions, leur but est de produire leurs sujets comme justification de leur nécessité d’exister. La fonction de l’institution est l’organisation de l’amputation de l’autonomie d’une vie singulière, la rendre indissociable à l’économie qui structure les mailles de la civilisation.
Guérir de cette maladie qu’est la civilisation, réclame de partir d’un désir propre de guérir afin de prendre parti dans un exode spirituel et de surcroît matériel. Le terme exode provient du grec ancien εξοδος qui signifie passage pour sortir, ou issue. Dès les années 1920, Erich Unger dans son livre Politik und Metaphisik suggérait l’exode comme possible sortie de la catastrophe de la civilisation. Un exode vers des formes sensibles, celles qui ont été recouvertes par l’entreprise occidentale d’un continuum logique de l’histoire. 

Forme et habitude

« La forme c’est le paradoxe qui a pris corps, la réalité de l’expérience vécue, la vie véritable de l’impossible (impossible dans ce sens que les composantes s’opposent absolument et éternellement et que leur réconciliation est impossible). Car la forme n’est pas la réconciliation, mais la guerre transposée dans l’éternité, les principes en luttes. » 
György Lukács, Correspondance de jeunesse : 1908-1917

Dans un de ses traités politiques, Balzac écrit : « Tout est forme, et la vie même est une forme ». La vie est une forme composée d’une multiplicité de formes qui définissent son mode de vie singulier. Une vie ne peut être que singulière, les liens qui unissent les formes entre elles constituent sa propre singularité. Alors, toute vie est une unité métamorphique de relations formelles. Saisir les formes, c’est se défaire d’une certaine tradition philosophique qui a permis la réduction de la forme à la pure apparence. Aby Warburg avait déjà remarqué cette réduction comme la séparation entre la forme et son contenu. Pour lui, une telle chose n’est guère possible. On ne peut séparer une forme de son contenu, car une telle séparation ampute la charge émotive même d’une forme. Le sensible en serait donc banni. Ainsi, une forme est toujours une pure manifestation d’expériences vécues, un plan de réalité partielle et partiale déterminé par sa propre expérience de vérité. Chaque forme se constitue par une expérience du temps vécu, un rythme s’y déploie. « Le rythme est la mélodie secrète des choses et tout chante dans la nature » (Pierre Montebello, L’Autre Métaphysique). Être affecté par une forme, c’est éprouver son rythme comme rencontre d’éléments dynamiques. Le choc de cette rencontre élabore un plan de métamorphose dans lequel des habitudes s’expriment. Le rythme d’une forme impose donc des habitudes. Une habitude est une pratique de l’habiter, et chaque forme est un lieu où se situer. L’émergence de toute forme coïncide avec deux éléments singuliers, entre une situation et une nécessité. Un bon exemple de forme est l’iconographie de Warburg. Sa conception de l’iconographie naît de la nécessité d’un « diagnostic de l’homme occidental ». Il n’est plus question de produire une identification d’un sujet et de ses sources, mais de saisir un problème historique et éthique, lié à cette nécessité. Une relation se noue entre la forme et l’âme. La disposition de l’âme au mode d’être de la forme déterminée par sa temporalité implique l’expression d’habitudes. 

La mélodie des formes

« Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny » du 15 mai 1871

La forme devient un lieu où l’âme s’exprime par cette relation. Par âme, on entend la totalité concrète des facultés d’un être, le contact intime entre zoè et bios. Un espace dans lequel se vit notre propre singularité. L’attitude qui montre l’existence d’une âme est dans sa capacité à refuser de tenir pour vrai l’état des choses. Ainsi, chaque forme est habitée par une ou des âmes. La forme se trouve animée par la singularité située en son sein. Le rythme propre de la forme donne une teinte à l’expérience vécue. Par la multiplicité des temporalités rythmiques, une autonomie des formes est en constance élaboration. L’Occident, comme entité métaphysique, refuse une telle autonomie. La logique occidentale a nécessité une subsomption des formes, pour instituer sa pérennisation contre l’instabilité de l’autonomie des formes. Ce n’est pas pour rien que les pères de l’Église ont tout fait pour recouvrir les formes qui leur préexistaient. L’une des méthodes pour parvenir à recouvrir ou annihiler une forme, consiste à instituer. La méthodologie de l’instituer correspond à un schisme de la forme, une séparation entre son mode d’être et son mode d’agir. De là, toute institution est une Église mineure, elle sépare pour réifier selon son objectif de persister à gouverner dans l’éternité. Si nous sommes pour la plupart des gosses de l’Empire chrétien, ce n’est pas une fatalité. La véritable fatalité, c’est la croyance à cette perception que la vie doit être régie par un principe unificateur capable de mettre de l’ordre, là où tout, pourtant, déborde. Car tous, nous avons fait un jour l’expérience de voir nettement des formes émerger et même s’y situer dans leurs mouvances, que ce soit une expérience amoureuse, une émeute, un bar clandestin. Voir l’autonomie des formes, ce n’est pas être contrel’institution, mais bien prendre ces distances, la fuir constamment. Cela nécessite d’abandonner cette perception tronquée du sensible. Afin d’entendre, de sentir, de voir et toucher cette « mélodie de la vie « (Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses). La mélodie de la vie est une autonomie des formes.

Perspectives de l’exode

« Il n’y a pas de ligne d’arrivée, il n’existe que le présent. Nous sommes le passé obscur du monde, nous réalisons le présent. » 
Carla Lonzi, Crachons sur Hegel


En partant de son éthique, une démarche peut s’établir entre les formes de manière à dessiner les contours d’une « stratégie de séparation » (Michele Garau). Les traits de chaque contour impliquent une méthode située afin de permettre une issue de la normalité de l’état de choses. Autrement dit, se défaire de la normalité capitaliste. Déserté, le bloc merdique des rapports sociaux dans lequel la vie est assignée. L’exode est une puissance de soustraction attachée à la complicité d’une sensibilité. Cette puissance n’obéit en aucun cas au rapport dialectique de lutte ni au langage déterminé par l’adversaire, mais cherche les moyens de s’en extraire. Elle renonce aux jeux de la communication et à la représentation des Tute Bianche 2.0, mais s’attache à la consolidation de l’accroissement de sa propre puissance. En d’autres termes : lire les mouvements de l’adversaire sans pour autant céder à la tactique et savoir attaquer au moment décisif, c’est-à-dire selon sa temporalité, non celle de l’adversaire. « Les révolutionnaires eux-mêmes, par décision tactique sans doute, mais la tactique devient vite une seconde nature, et l’estime s’enchaîne aux ménagements, et la sympathie complice fait suite au respect affiché, les révolutionnaires matérialistes eux-mêmes ont cru possible et bon, en des circonstances qui sont historiques, de tolérer le voisinage » (Dionys Mascolo, Nietzsche, l’esprit moderne et l’Antéchrist). Les rapports de voisinage sont des rapports économiques dans lesquels la sensibilité n’est pas partagée. La stratégie de la composition est l’autre nom de la stratégie du voisinage qui implique des concessions pour garder le troupeau uni, mais cette même concession transforme petit à petit l’ambition de la stratégie. Soit elle implose d’elle-même, soit elle se mue en art de gouverner. Ici, la maxime de Saint-Just garde toute sa pertinence : « l’art de gouverner n’a produit que des monstres ». Une stratégie de séparation, ou schismatique, n’a que faire du chantage représentatif dont la gauche est la quintessence. Elle s’attache volontiers aux chants de l’expérience, ne se tient pas comme avant-garde, car elle garde sa tête bien sur son cou. Elle tend à former une puissance sensible par-delà les frontières sociales, capable de rencontrer les déserteurs cachés dans la machine, pour garder la conspiration sans représentation et étendre le tissage du plan conspiratif. Pour cela, il faut garder une attention particulière à l’émergence de forme, tels les « non-mouvements », et sentir les sensibilités éthiques partagées.

Rien ne presse. Céder à l’injonction de l’urgence, c’est céder sa puissance, céder toute possibilité de déployer sa propre temporalité. Les conditions économiques resserrent leurs étaux, l’espace de résistance se fait de plus en plus mince. La proposition du Comité invisible sur les structures trouées semble permettre la constitution de foyers de résistance à l’offensive économique et de masquer l’élan des diverses relations conspiratives. « La structure trouée, elle, tire son sens non de ce qu’elle communique, mais de ce qu’elle garde secret : sa participation clandestine à un dessein politique autrement plus vaste qu’elle, l’usage à des fins économiquement neutres, voire insensées, mais politiquement judicieuses, des moyens qu’en tant que structure économique elle a vocation à accumuler sans fin » (Comité invisible, Maintenant). Cette proposition de structure se situe sur une ligne de crête périlleuse, mais néanmoins judicieuse. Certes, cela requière un certain art de l’équilibre, mais autant essayer avec une chose que nous apprécions de faire, certainement le seul moyen d’éviter de se prendre les pieds dans le tapis de l’ordre économique. Dans cette perspective de structure, une forme peut accroître une puissance soustractive avec la construction d’universitas cosmotechnique. Bien loin d’une université comme lieu où se trouve l’ensemble des savoirs. L’universitas cosmotechnique comme lieu se situe sur un plan communal, où s’affine une exigence de l’attention à l’ensemble des techniques qui détermine son monde, mais aussi détermine son régime du mode d’être qui lui est propre. Autrement dit, l’universitas cosmotechnique s’attache à porter une attention sur le rapport intime de l’unité réelle de la vie communale par la détermination de ses conditions techniques d’une telle unité. Une façon d’agencer matériellement l’exode vers des formes sensibles.

« Nous le savons, nous sommes des gens de passage.
Nous le verrons, des gens de passage
Et ce que nous suivra : rien qui vaille qu’on le nomme. » 
Bertolt Brecht, Du pauvre

Owen Sleater

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