Giordano Bruno, l’art des métamorphoses

« Le temps ôte tout et donne tout ; toutes choses se transforment, aucune ne s’anéantit ; l’un seul est immuable, l’un seul est éternel et peut demeurer éternellement un, semblable et même »
Giordano Bruno, Chandelier

Plus que jamais, nous sommes dans l’errance. Une errance commune pourtant difficilement partageable, une errance sur tous les plans. Il est toujours bon de se perdre un temps, cela peut permettre quelques découvertes, comme l’œuvre de Giordano Bruno, qui regorge de conseils tactiques pour notre époque. On ne peut guère résumer aisément la vie de Bruno, théologien hérétique pratiquant les mathématiques, la physique, la métaphysique et la magie. La métamorphose comme seuil éthique de son existence.
L’œuvre de Bruno est traversée par ce concept de métamorphose qui correspond au processus de connaissance censé s’adapter à l’échelle universelle des idées du mouvement de composition des choses. Dans ses œuvres magiques, la métamorphose se dévoile comme « savoir de la pratique ». Bruno a pris le risque de tracer un autre chemin avec la métamorphose perpétuelle, il a fait face à la conception des Pères de l’Église ou de Luther, où la finalité extramondaine serait la condition de dépassement d’une nature humaine déchirée par le péché originel, pour ainsi retrouver une nature humaine « parfaite », à l’image du Christ. Bruno produit une ontologie de la mutation, où la nature humaine n’est pensable que dans ses métamorphoses.

Cependant, pour sentir les éclats lumineux des formes qui se muent dans l’obscurité, il est nécessaire pour se mouvoir dans l’anarchie phénoménale de la vie, de séjourner dans l’obscurité du monde. Dans De umbris idearum, Giordano Bruno part du concept d’ombre pour essayer d’établir non pas la vérité, mais le seuil indispensable à sa recherche. L’ombre n’est alors pas l’histoire, mais la Nature, celle-ci étant elle-même la matière comme une multiplicité de formes mouvantes. Bruno élabore ici un matérialisme de la recherche de la vérité. Ce matérialisme s’inscrit dans une indistinction entre l’âme humaine et la Nature. La nature humaine est pour Bruno pensable que dans cette perceptive matérialiste de l’indistinction, comme le reflet de la façon de vivre. Ainsi, la nature humaine est habitée par un « désir » de voir la lumière dans l’ombre de la Nature, comme tentative de compréhension de l’infinité des processus naturels en métamorphoses. Voir au-delà de la fixité du plan de perception de l’institution, voir l’infinité des mouvements de la Nature.

L’affirmation de la puissance humaine nécessite de se situer toujours sur le plan de la Nature, c’est-à-dire d’une matérialité pour ressaisir les mouvements de la métamorphose naturelle. C’est l’art de la mémoire, définie comme une théorie de la « puissance cogitative » de l’âme humaine, qui permet à l’action humaine d’avoir des effets au sein de la métamorphose des êtres. L’art de la mémoire est la faculté de tenir ensemble la puissance humaine à l’action en la situant dans les processus naturels. Autrement dit, l’art de la mémoire est un autre plan de perception. « De sorte que le lieur doit scruter l’ordre des changements, et voir la forme à venir en puissance dans celle qui précède. » (Giordano Bruno, Des liens)Et la magie, quant à elle, est la capacité d’établir des formes selon la nécessité d’une situation particulière. La magie incarne l’art des métamorphoses, elle compose le lien entre les formes de connaissance et l’action située dans les métamorphoses naturelles, c’est-à-dire qu’elle donne le lien entre une forme de vie et son milieu.

L’art des métamorphoses a pour fonction de produire des formes répondant à la nécessité d’une situation. Chaque forme mouvante tient par rapport à l’équilibre de sa position dans la situation de son émergence, elle appelle à tenir son effectivité comme une consonance ou une conspiration dans laquelle la pensée est dès lors toujours située dans sa localité permettant d’établir la condition de possibilité de son agir. Il n’y a alors plus de séparation entre soi et le monde et tout devient une question de participation à ce dernier. Faut-il encore être capable d’aimer. Car l’amour est au centre de l’accroissement de puissance. Il correspond selon Bruno au « père de tous les affects ». C’est aussi le catalyseur de la recherche de la vérité. L’affect essentiel à un véritable attachement aux autres et aux choses est de tenir sincèrement à un monde. Il faut pour cela l’aimer et le vivre comme il est : une chose mouvante. Le monde et nous-mêmes sommes figés, mais nous changeons selon nos expériences vécues. « Aucune mutation ne vise un autre être, mais un autre mode d’être. Et c’est là la différence entre l’univers et les choses de l’univers : car lui comprend tout l’être et tous les modes d’être, tandis que chacune des choses possède tout l’être, mais non pas tous les modes d’être » (Giordano Bruno, De la cause). C’est les expériences vécues qui constitue le comment je suis ce que je suis. L’art de la métamorphose n’est pas une subjectivation politique, ou une politique Gender fluide, il échappe à l’identité.

L’ontologie de mutation et le matérialisme de Bruno redéfinissent la question de l’unité, donc du UN. Ce n’est plus celui de la métaphysique classique, mais plutôt celui d’un univers non statique toujours en expansion d’une puissance des contraires. Dans De la cause, Bruno s’attaque tout d’abord au platonisme avec leur transcendance des normes idéales et hypostatiques, puis à l’aristotélisme par leur rapport à l’acte et à la puissance. Il y a une infinité entre forme et matière et Bruno prône la création d’autres natures toujours accordées avec la Nature. Le matérialisme de Bruno est l’agencement de formes et de matière toujours situé et qui demande de situer éthiquement une pratique, une technique qui trouve sa place dans l’ordre naturel. Cette perspective matérialiste est très similaire à la cosmotechnique de Yuk Hui, c’est-à-dire une technique située dans une forme de vie.

Dans L’Expulsion de la bête triomphante, Bruno pense la loi hors de l’ordre normatif, elle n’est pas non plus une convention. La loi c’est « la puissance de lier » (potenza di legare) déterminée par le « juste » et le « possible ». Ainsi toute loi qui ne s’accorde pas aux mouvements de la métamorphose doit être destituée. La loi est donc pour Bruno la capacité de créer des liens. La loi n’est plus la loi, il n’est plus question de normes, de juridique, il est question d’ensemble de liens qui se tiennent ou non. L’état d’exception ainsi esquissé par Bruno trouve un écho dans celui que Walter Benjamin développe dans ses Thèses sur le concept d’Histoire : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’Histoire qui corresponde à cet état. Alors nous aurons devant les yeux notre tâche, qui est de faire advenir le véritable état d’exception : et notre position face au fascisme en sera renforcée d’autant. Ce n’est pas la moindre de ses chances que ses adversaires l’affrontent au nom du progrès comme norme historique. S’étonner de ce que les choses que nous vivons soient “encore” possibles au XXe siècle, n’a rien de philosophique. Ce n’est pas un étonnement qui se situe au commencement d’une connaissance, si ce n’est la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable. » L’art des métamorphoses est la pratique constante d’une élaboration matérielle et sensible d’un véritable état d’exception.

Owen Sleater

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