Le prêtre aztèque à l’Élysée

« Cosmologie ». Les évocations New Age que ce mot ne manquera pas de susciter chez le lecteur montre combien la tradition intellectuelle qui s’y rattache est à peu près complètement ignorée du débat public et exclue champ politique. Le texte suivant se propose modestement de la politiser.

« Est-ce que vous pensez que ça me fait plaisir de faire cette réforme ? » Ces mots, Emmanuel Macron les prononce face aux deux journalistes autorisés à se rendre au palais de l’Élysée pour l’interroger. Une fois n’est pas coutume, ils n’ont pas l’air d’être trop impressionnés par le chef de l’État. Conscients peut-être du niveau de colère de leurs auditeurs, ils entendent signifier qu’ils feront leur travail et poseront de vraies questions au Président.

C’est peu dire que le pays les regarde. Depuis plus de deux mois, grèves et blocages s’enchaînent. Loin d’agacer les usagers, le mouvement de contestation a su créer une synergie. Après des mois d’étalage de maladresses dans les médias, de votes bloqués dans les chambres du Parlement et, enfin, d’un 49.3 dégainé autant par dépit que par bravade, le bilan est sans appel pour un président élu par défaut. Les trois quarts des Français (93 % des actifs) sont contre la réforme des retraites, et 68 % d’entre eux pour l’adoption de la motion de censure.

« Le pays traverse une crise politique majeure », « la légitimité du gouvernement ne tient plus qu’à un fil », « des émeutes se tiennent dans toutes les villes de France ». Quelque chose a changé sur BFM TV. Les éditorialistes, qui jouent habituellement le rôle du Français moyen tendance poujadiste, considèrent désormais le gouvernement comme davantage responsable du « bordel » que les manifestants cégétisto-casseurs-islamo-bobos. Ce basculement en dit long, le fait que Charles de Courson (énarque et centriste) se soit radicalisé, aussi.

« Est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir de faire cette réforme ? » Agacé, le Président a lâché cette phrase comme une invitation à reconnaître l’objectivité de l’impératif « réforme des retraites ». « Est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir ? » Sans la dépareiller, on pourrait mettre cette phrase dans la bouche de Créon d’Antigone (Anouilh), du salaud qui tabasse sa femme ou du lâche qui, depuis son bureau, arme un drone qui assassinera sans procès un autre homme (terroriste, sûrement) à plusieurs de milliers de kilomètres.

Dans la bouche de Macron, « est-ce que vous croyez que ça me fait plaisir ? » n’est pas qu’une question rhétorique, les Français l’ont appris à leurs dépens. Y répondre par l’affirmative, c’est tenter de cerner l’intériorité présidentielle : est-il conscient de chercher le pouvoir parce que cela lui plaît ou est-il persuadé qu’il le fait par sacrifice et responsabilité, parce qu’il faut bien que quelqu’un se salisse les mains ? Ce qui lui plaît dans le pouvoir, c’est peut-être justement le privilège de savoir quels sacrifices ont besoin d’être faits.

En 1949 paraissait La part maudite, de Georges Bataille. Ce dernier y exposait une idée révolutionnaire : le problème fondamental auquel se confronte une société n’est pas tant celui de la subsistance que celui du devenir de l’excédent, du luxe nécessairement produit par toute activité humaine. Un des cas culturels pris par Bataille pour illustrer la gestion de l’excédent est celui des Aztèques. « Ils se servaient de l’écriture, ils avaient des connaissances astronomiques ; mais ils n’avaient d’œuvres importantes qu’inutiles : leur science de l’architecture leur servait à édifier des pyramides en haut desquelles ils immolaient des êtres humains. […] Ils n’étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous le sommes de travailler. »

Par la suite, Bataille décrit le statut des prêtres chargés du sacrifice. On peut qu’imaginer combien la compétence des prêtres devait être grande : savoir arracher un cœur à mains nues, performer la liturgie, connaître les mots pour parler aux dieux et aux hommes, qu’il faut convaincre de la nécessité du sacrifice. Est-ce que vous croyez que ça leur faisait plaisir ? Non, mais c’était d’évidence nécessaire et ils se sentaient parfaitement compétents pour remplir ce rôle.

Au sein du cadre paradigmatique d’une société, l’énarque et le prêtre aztèque sont parfaitement compétents. : ils maîtrisent les données, les enjeux, le savoir-faire, et les discours à la perfection. Pourtant, ces compétences reposent nécessairement sur la croyance fondamentale qui fonde le paradigme. Dans le cas des Aztèques, pour le résumer en une phrase, « les dieux nous accorderont de bonnes conditions de vie si nous leur sacrifions régulièrement des humains », dans le cas de la modernité occidentale : « le Progrès technique nous permettra de dépasser notre condition humaine en nous permettant de résoudre la totalité des problèmes auxquels nous sommes confrontés ».

Saint-simonien plutôt qu’aztèque, Macron est néanmoins un prêtre. Cela signifie d’abord qu’il est parfaitement compétent dans son rôle (gérer le fonctionnement d’un État dans une mondialisation capitaliste de libre marché), ensuite qu’il ne doute pas de sa foi. Une fois posé que la totalité des problèmes rencontrés (sociaux, écologiques, etc.) peuvent être résolus par la maîtrise technique, et donc par un accroissement continu des capacités de production (économicisation de la vie), toute contestation est irresponsable puisque chacun sait ce qui doit être fait.

Revenons aux Aztèques. En cas de sécheresse, il faut sacrifier davantage d’humains pour implorer les dieux d’accorder la pluie. Cette nécessité ne fait pas plaisir aux prêtres, mais elle saute aux yeux de quiconque reconnaît aux dieux le pouvoir de pluie. C’est bien à un problème de ce type auquel nous faisons face : Macron a beau être un tacticien hors pair et cynique, c’est avant tout un homme qui incarne une foi collective. « La polis est un navire dont les citoyens sont les rameurs »1 et pour l’heure, la foi du prêtre – soit l’interprétation du sens de la présence humaine sur terre – est encore partagée par les fidèles.

Si les Aztèques avaient refusé du jour au lendemain d’arrêter les sacrifices humains, ils auraient fait face au problème énoncé par Bataille : que faire de l’excédent, de la part maudite ? De cette réponse dépend le rapport au monde d’une société. La re-ligio (ce qui relie), c’est le sens que nous donnons à un moment et à un endroit donné à l’existence de notre communauté humaine. En décidant de ne plus sacrifier d’humains, les Aztèques auraient remis en cause la nature de leurs dieux ; ce choix impliquerait une complète redéfinition cosmologique, soit un changement de représentation du monde et du rôle que la communauté humaine a à y jouer.

Les partis de « gauche », qui se sont constitués à partir d’un paradigme matérialiste tout à fait similaire à celui des capitalistes, sont condamnés à être soit des « communistes » (pour un capitalisme d’État), soit des « anticapitalistes » (conservateurs en état de dépendance existentielle au capitalisme) soit des « réformistes » (pour un capitalisme individuel maîtrisé et donc moins efficace). Si l’idée de décroissance existe, elle est encore dépendante de son contraire pour justifier sa raison d’être ; il lui manque une cosmologie autonome. C’est cette dernière qu’il faudra trouver et adopter comme évidence, sous peine de rester dans l’impuissance.

Tant qu’une représentation religieuse du monde alternative à celle de Macron n’a pas été trouvée, la contestation ne pourra être qu’irresponsable à l’aune de notre système de valeurs. Il est impossible de réutiliser la cosmologie capitaliste (résumée par les rêves prométhéens d’Elon Musk : l’homme est sur Terre pour faire de la nature un objet et s’élever, par sa technique, au-delà de sa condition humaine) tout en se plaignant du fait qu’elle conduit à repousser l’âge de la retraite. Se battre pour des droits sociaux est d’une importance capitale, mais indirecte : ce ne sont pas des garanties minimales au sein d’un système capitaliste que nous devrions chercher dans les luttes, mais les futurs constituants d’une nouvelle cosmologie qui abandonnerait l’eschatologie du Progrès.

De ce point de vue, les syndicats ne sont que des compagnons de route. En souhaitant conserver des droits, ils donnent, en creux, raison à Thatcher : There is no alternative, but it is maybe possible de négocier quelques marges. Ne leur en voulons pas trop : les partis politiques de gauche ne font pas mieux. Aucun d’entre eux n’est pour l’instant parvenu à faire de l’arène politique le lieu d’une confrontation cosmologique.

Virgile dall’Armellina

1 Ce sont les mots de Julien Coupat dans sa préface à Orfisme et tragédie de Gianni Carchia.

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