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Journal d’une jeune magicienne

            J’avais mal à la narine droite. Les deux meuj qu’on venait de s’enfiler à trois avaient laissé leur trace. Et puis ce froid aux pieds persistant. Sans oublier cette peur de déranger. Ce désir ou ce besoin de solitude. Et en même temps cette peur de l’abandon. Il fallait que j’apprenne à l’apprivoiser cette ambivalence. Il fallait que je prenne soin de moi mais cette injonction m’apparaissait comme toutes les autres injonctions, c’est-à-dire comme un repoussoir. Décidément j’avais du mal. Du mal à faire des choix. À me discipliner. En fait ce qui me dérangeait c’était de faire comme les autres. Car je voyais les normes d’existence. Où que je passais je voyais ces règles de milieux et leurs cortèges d’ordres invisibles. Non je ne voulais pas faire comme quiconque. J’avais souffert. Énormément. Été traversée par des intensités si terrifiantes que seules les métaphores poétiques pouvaient espérer à peine effleurer. Cela, c’était mon secret. Parce que des intensités aussi lumineuses m’avaient de même happée. Alors, interdiction de pleurnicher. De toute façon, qui pourrait comprendre ? Personne et à la fois tout le monde sans doute. Je crois qu’est venu le temps de me retirer et de vraiment me concentrer sur moi. Je suis forte pour parler apparemment. Mais à l’époque du bavardage j’ai l’impression de me fatiguer inutilement.

            Et si je vous disais que je comprends les prophètes, que j’ai senti, vu, touché, goûté, écouté, agi comme eux, qu’allez-vous vous dire ? Qu’allez-vous faire ou conclure ?

            Si je vous dis que j’en sais plus et que je m’en fous dans le sens que je n’en ressens pour autant aucune gloire. Parce que ce n’est pas de ma faute ou de mon fait. Ça m’est tombé dessus.

            Si je vous dis que j’ai peur. Peur que la chance qu’est la vie s’éteigne. Si je vous dis que le temps presse…

            Non, cela ne servirait à rien. Car personne n’écoute. Pas juste moi. Personne n’écoute tout court.

            Pourtant je ne peux pas m’arrêter à ça. Il s’agit pour moi de faire en sorte que la vie perdure. Que cette planète reste habitée.

            Alors, comment faire ?

            Comment faire dérailler ce système de mort programmée ? Il n’y a pas de recette et je ne voudrais jamais être suivie. Je veux marcher avec, ni marcher sur, ni marcher devant. Je veux transmettre la flamme. L’exigence, la détermination et la joie.

            Écrire en espérant que mes mots changeront le monde dans un moment futur est insuffisant. Encore une fois, le temps presse.

            Nous autres devons prendre ou reprendre les épées de Lumière. Car il s’agit bien ici d’une guerre. C’est sans doute la guerre la plus difficile à gagner de l’histoire. Parce que la magie de l’ennemi est très puissante, très complexe, très élaborée. Sans doute a-t-elle pris une forme d’autonomie et en est-elle devenue incontrôlable. Il n’empêche. Il y a bien des êtres de chairs qui hâtisent cette magie, tels des pyromanes fanatiques.

            En face de cela, la critique est impuissante. Tout comme la négociation. On ne négocie pas avec ceux qui mettent tout le monde en péril.

            On commence par les désarmer, et puis, on les juge.

Par où commencer alors ? Que fait-on face à une magie d’une telle ampleur ? 

            Eh bien, d’abord, on l’identifie, tout en nous reconnaissant mais sans nous dévoiler. C’est-à-dire apprendre à garder le silence, notamment. Bavarder ne sert à rien de toutes façons. Crier encore moins. Par contre agir oui. Il y a mille choses à faire. Le désenvoûtement en est une que j’estime dans mes cordes. Seule une magie blanche peut accomplir cela. Mais cette magie doit rester occulte absolument. Car ceux qui la déploie, s’ils se dévoilent, seront anéantis. Et cette forme de magie porte des traits très anciens et oubliés mais aussi des traits inédits et à inventer.

            Car aussi troublant que cela puisse paraître, il s’agit bien de magies. Bien entendu les apports de la théorie politique sont à mobiliser. Tout comme ceux de la géosociologie, de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie ou de la poésie. Mais la discipline qui, aujourd’hui convient le mieux à l’effectuation du renversement est bien la magie. Car c’est à partir d’elle que tout peut s’envisager. Que les rapports de pouvoirs sont regardés en permanence. Que les paroles reprennent d’office un visage efficient. Que tous les discours sont mis sur un pied d’égalité en fonction de leurs effets.

            Tout le monde porte un mage en lui. Tout le monde. Après, c’est une question d’épreuve, de rencontre, d’expériences, et de travail. C’est pour cela que la prise de conscience seule est plus qu’insuffisante.

            Ils nous traiteront de fous. Et ils auront raison.   

            Ils nous verront comme une secte. Et ils auront raison.

            Ils nous feront la guerre. Et ils auront raison.

            Car ils ont et auront toujours raison ; jusqu’à… jusqu’à l’heure où nous serons plus nombreux et plus forts et à cette heure-là seulement ils auront tort. « La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

C. Frézel

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