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La culture est la nature humaine

Qui sont alors les plus réalistes ? Je crois que ce sont les peuples que j’ai évoqués, ceux qui considèrent que la culture est l’état originel de l’existence humaine, tandis que l’espèce biologique est secondaire et contingente. Ils ont raison sur un point crucial, et les rapports paléontologiques sur l’évolution des hominidés leur donneront raison, ainsi que Geertz qui en a brillamment tiré les conclusions anthropologiques. La culture est plus ancienne que l’Homo sapiens, bien plus ancienne, et c’est elle qui est la condition fondamentale de l’évolution biologique de l’espèce. Les signes de culture dans l’histoire de l’homme remontent à̀ près de trois millions d’années, tandis que la forme actuelle de l’homme n’a que quelques centaines d’années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste humain Richard G. Klein, l’homme moderne du point de vue anatomique a 50 000 ans et s’est développé́ particulièrement à l’Âge de pierre (paléolithique supérieur), ce qui multiplie l’Âge de la culture par soixante par rapport à̀ l’espèce telle que nous la connaissons. (Cependant, Klein a tendance à̀ sous-estimer systématiquement les réalisations culturelles et corporelles des hominidés plus anciens pour faire ressortir l’avance culturelle radicale et fondée biologiquement du paléolithique supérieur.) Le point crucial est le suivant : pendant trois millions d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été́, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle.

J’ouvre ici une parenthèse. En parlant du corps et de l’âme, il faut souligner que leur évolution chez les ancêtres de la tradition occidentale est parallèle. Sans doute Platon s’opposait-il frontalement à certains sophistes lorsqu’il affirmait que seule l’âme était capable de se mouvoir elle-même, qu’elle était plus ancienne que le corps qu’elle meut et qu’elle façonne. De plus, puisque l’âme se réalise dans les œuvres d’art, dans les lois, et autres réalisations du même genre, cela revient à̀ dire que le nomos est plus ancien que la physis et qu’il en est la source. C’est ce que Platon affirme dans les Lois, dans le Timée, dans le Phédon et dans d’autres dialogues. Dans les Lois (x, 896a-b), il écrit que le corps, « second et postérieur », est soumis à l’âme, ce qui signifie que « les tempéraments, les mœurs, les souhaits, les raisonnements et les opinions vraies, les soins aussi bien que les souvenirs, doivent être nés avant la longueur, la largeur, la profondeur et la force des corps ». La culture précède la nature :

« Oui, et qui plus est, l’opinion, le soin, l’intellect, la technique et la loi seront antérieurs au dur, au mou et au léger. Et tout naturellement, les plus importantes et les premières des réalisations comme des actions relèveront de la technique, puisqu’elles sont parmi les choses nées en premier, alors que celles qui sont par nature, et cela même qu’ils nomment à tort “nature”, seront postérieures et trouveraient leur principe dans la technique et dans l’intellect. » (Lois X, 892 b).

Pourquoi désigne-t-on à tort la nature ? Parce que l’âme et la culture viennent en premier, c’est pourquoi c’est l’âme « qui est éminemment par nature » (Lois, X, 892b-c). Pour reformuler cette conclusion en termes anthropologiques : la culture est la nature humaine. Fin de la parenthèse.

Aucun singe ne peut faire la différence entre de l’eau bénite et de l’eau distillée, comme Leslie White a l’habitude de dire, parce qu’il n’y a aucune différence d’un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui donnent de la valeur et utilisent de l’eau bénite. Peu importe, contrairement aux singes, s’ils ont soif ou non, cela ne fait aucune différence. Voilà̀ rapidement ce que j’avais à dire sur la signification de « symbole » et de « culture ». Quelles sont les conséquences pour la nature humaine ? Mener une vie en se conformant à la culture, c’est être capable et savoir qu’il est nécessaire de parachever les tendances de notre corps et les objets de notre existence en créant des symboles, c’est-à-dire en les conformant à ce qui pour nous fait sens. L’intégration du corps dans le champ des symboles, ainsi que ses besoins et ses pulsions, est le produit signifiant de la longue histoire de la sélection culturelle qui a abouti à la naissance de l’Homo sapiens.

Certaines théories biologiques respectables considèrent aujourd’hui le cerveau humain comme un organe social : il a évolué dans le pléistocène en obéissant à la « pression » de conserver un ensemble relativement étendu, complexe et unifié de relations sociales – qui mettent probablement en jeu également des personnes non humaines. La capacité symbolique était une condition nécessaire de cette capacité sociale. La « pression » nous poussait à devenir un animal culturel, ou plus exactement nous commandait de cultiver notre animalité. Je ne dis pas que nous sommes ou avons jamais été des « ardoises blanches », sans qu’aucune contrainte biologique ne nous détermine ; je dis simplement que ce que la sélection a retenu dans le genre Homo, c’est qu’il est déterminé à produire du sens de manière diverse, d’où̀ sa capacité à en produire dans des œuvres inestimables que l’archéologie, l’histoire et l’ethnographie ont décrites. Je ne conteste pas non plus la théorie de la coévolution en vogue en ce moment, selon laquelle les développements biologiques et ceux de la culture s’entrainent réciproquement. Mais cela ne veut pas dire que ces deux facteurs de l’existence sociale humaine sont aussi importants l’un que l’autre. Au contraire, il a dû y avoir une relation inversée entre la variété et la complexité́ des productions culturelles et la spécificité des dispositions biologiques. Dans le cadre de la coévolution, le développement de la culture s’est accompagné d’une déprogrammation des contraintes génétiques ou ce qu’on a coutume d’appeler les comportements instinctuels. Ainsi les fonctions biologiques se sont réparties dans des formes culturelles variées, comme l’expression des nécessités biologiques dépendait de stratégies signifiantes. Nous sommes armés pour vivre des milliers de vies différentes, comme Clifford Geertz le rappelle, même si nous avons fini par en choisir une seule. Et cela n’est possible que si les besoins et les pulsions biologiques ne déterminent pas les moyens particuliers qui mènent à leur satisfaction. La biologie devient un déterminant déterminé.

Encore une fois, qui sont les plus réalistes ? Ne seraient-ce pas les Fidjiens qui, en disant que les enfants ont des « âmes d’eau », veulent dire qu’ils ne sont pas encore des êtres humains complets capables de maitriser les coutumes fidjiennes ? Nous avons vu que de nombreux peuples dans le monde formulaient la même idée. La nature humaine est un devenir, fondé sur sa capacité à comprendre un système culturel approprié et à agir conformément à lui ; un devenir, plutôt qu’un être toujours déjà là. Pour reprendre la formule de Kenneth Bock, la fixation déplacée de la nature humaine en une entité est un trait fondamental de notre mythologie à propos de cette nature. Nous parlons de pratiques culturelles déterminées comme si elles entaient inscrites dans le protoplasme, où dans nos gènes comme on dit maintenant, dans nos instincts disait-on avant, et encore plus tôt dans notre semence. Pourtant, le problème n’est pas de savoir si la nature humaine est ceci ou cela, bonne ou mauvaise. Le problème, c’est le biologisme lui-même. Toutes les critiques à l’encontre de Montaigne, Hobbes, Mandeville et leurs pairs, qui niaient l’égoïsme inné de l’homme en arguant de sa bonté́ naturelle ou de sa sociabilité́ naturelle, opéraient dans un cadre théorique tout aussi sclérosé, où les formes culturelles étaient déterminées par le corps. Bock remarque également qu’une véritable alternative voit le jour à la Renaissance, où la philosophie fait un pas susceptible de libérer l’humanité de la prédisposition au mal suite au péché originel.

Bock retient ainsi le Discours sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole, un texte classique sur la transformation de soi à la Renaissance. Après avoir créé le monde, Dieu a voulu une créature dont il puisse apprécier la beauté et la grandeur ; mais lorsqu’Il créa l’homme, Il ne disposait plus de forme ou d’espace pour un tel ouvrage. Ainsi, écrit Pic de la Mirandole, puisque Dieu ne pouvait donner à l’homme rien qui lui soit propre, Il décida de fabriquer une « créature indistinctement imagée », au centre du monde d’où elle pouvait « partager les dons particuliers de toutes les autres créatures ». Dieu s’adresse alors à Adam :

« Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié́, qui te permettra de définir ta nature. (…) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. »

Outre le pouvoir inhérent à l’homme de mener des milliers de vies différentes, il faut rappeler l’infinité des mœurs humaines décrites par Ruth Benedict dans ses Échantillons de civilisations, où chaque culture choisit d’en exploiter une infime partie seulement.

Lorsque les moralistes des Lumières écossaises, en particulier Adam Ferguson, ont défendu la cause de l’homme contre une pulsion pécheresse prédéterminée, ils ont introduit une dimension sociale à leur analyse qui préparait la conception anthropologique de la nature humaine comme un devenir déterminé par la culture. Ferguson est allé au-delà de l’argument traditionnel qui défendait la liberté de la volonté, au motif que l’action morale humaine n’aurait pas de sens si nous ne péchions pas. Pour Ferguson, l’homme est un véritable animal social, mais au sens où sa nature se forme dans la société, non qu’elle y prédispose de manière innée ou qu’elle en soit responsable. L’individu pré-social n’existe pas ; l’homme n’existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes. Ils sont nés dans la société, et ils y restent, dit Ferguson (après Montesquieu), capables de tous les sentiments à travers lesquels les peuples façonnent leur mode de vie. À partir de la nécessité de former l’humanité́ dans la société, Ferguson conclut dans un passage sublime :

« Si donc on nous demande où est l’état de nature nous répondrons : il est ici ; et peu importe de savoir d’où l’on parle, de l’île de Grande-Bretagne, du cap de Bonne-Espérance ou du détroit de Magellan. »

De même pour Marx, l’« essence de l’homme » n’existe que dans et sous la forme de relations sociales ; elle ne se trouve pas chez un pauvre badaud en dehors de notre univers. Les hommes ne deviennent des individus que dans le cadre d’une société, et d’une façon quelque peu égoïste dans le contexte européen, ce qui a poussé les économistes à leurs « Robinsonnades », en fondant leur science à partir de dispositions d’un imaginaire adulte mâle isolé. Marx n’a pas dérivé les formations sociales à partir de dispositions innées, quand bien même on pourrait faire le chemin inverse : de la société bourgeoise au mythe hobbesien de la guerre de chacun contre tous. Nés ni bons ni méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées. On peut supposer que la connaissance que Marx avait des peuples colonisés a contribué́ à établir son anthropologie. En tous les cas, en faisant attention de remplacer « dans des circonstances historiques déterminées » par « dans des systèmes culturels déterminés », ou en disant que la praxis par laquelle les personnes se façonnent elles-mêmes est culturellement déterminée, cette conception de la condition humaine est de toute évidence devenue un lieu commun en ethnographie.

L’état de nature, « il est ici ». Car la culture est la nature humaine. Lorsque les Javanais disent « être un homme c’est être javanais », Geertz, qui rapporte l’anecdote, précise qu’ils ont raison, au sens où « il n’existe pas de nature humaine qui soit indépendante de la culture ». Dans Une éducation en Nouvelle-Guinée, répondant aux conceptions rousseauistes des éducateurs cherchant à̀ débarrasser la nature des enfants des habitudes corruptrices des adultes, Margaret Mead écrit :

« Il est bien plus cohérent de considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié́, qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu’elle aura été́ formée par la tradition culturelle.

Elle aurait dû dire que les personnes se forment dans une tradition culturelle donnée, mais l’important est que c’est la tradition qui façonne les besoins corporels et les moyens de les satisfaire. »

Prenons l’exemple de la sexualité. L’important concernant les relations entre biologie et culture, ce n’est pas que toutes les cultures aient une sexualité singulière, mais que toute sexualité́ ait une culture. L’expression et la répression des désirs sexuels varient selon des déterminations locales et suivant les partenaires, l’occasion, le temps, le lieu et les pratiques corporelles. Nous sublimons notre sexualité́ générique de bien des façons, y compris en prétendant la dépasser pour des valeurs plus estimables comme le célibat ; cela prouve également qu’il y a d’autres moyens symboliques plus irrésistibles d’atteindre l’immortalité que la fable incompréhensible du « gène de l’égoïsme ». Après tout, l’immortalité est un phénomène symbolique de part en part. Comment pourrait-il en être autrement ? (Dans la Théorie des sentiments moraux, Adam Smith fait remarquer que certains hommes ont quitté́ volontairement la vie pour acquérir après la mort un renom dont ils ne pourraient plus jouir, se réjouissant d’avance de la gloire qu’ils en retireraient.) De même, la sexualité se pratique de diverses manières dans des systèmes signifiants variés. Certains Occidentaux le font même par téléphone – et on considère que la chasse est une étrange manière de faire l’amour ! Pour prendre un autre exemple de manipulation conceptuelle (en jouant sur les mots), Bill Clinton a dit : « je n’ai pas eu de relations sexuelles avec cette femme. »

Il en va de même pour d’autres besoins, pulsions ou dispositions naturelles, qu’elles soient nutritives, agressives, sociables ou compatissantes ; toutes ont une signification symbolique et obéissent à un système culturel. Selon la circonstance, l’agression ou la domination se manifesteront différemment ; par exemple à la phrase « Passez une bonne journée », un New-Yorkais répondra : « ne me dites pas ce que j’ai à̀ faire ! » Nous faisons la guerre sur les pelouses d’Eton, nous nous battons à coup de jurons et d’insultes, nous exerçons notre domination en faisant des cadeaux qui interdisent la réciproque ou en écrivant des recensions cinglantes des livres de nos ennemis de l’Université. Les Eskimos disent que les cadeaux produisent des esclaves, comme le fouet produit des chiens. Qu’on le pense, ou pas, le fait de dire que les cadeaux font des amis – un proverbe qui comme pour les Eskimos va à l’encontre de notre économie – implique que nous soyons nés avec des « âmes d’eau », attendant de manifester notre humanité, pour le meilleur ou pour le pire, à l’occasion d’expériences qui ont un sens dans un certain mode de vie. Mais nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d’autrui, et au risque de détruire notre existence sociale.

Tout cela n’a été qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger.

Ce texte est issu du livre La nature humaine : une illusion occidentale de Marshall Salhins.

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