« L’État ne s’est pas formé progressivement, mais surgit tout armé, coup de maître en une fois, Urstaat originel, éternel modèle de ce que tout État veut être et désire ».
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe
Si nous connaissons tout le malheur que produit la métropole sur nous : l’aliénation, le contrôle, la discipline, la domestication, la pollution, et finalement l’impuissance généralisée, nous ne pouvons pas nous borner à penser la manière dont elle nous punit. Si elle existe, si tant d’entre nous s’y inscrivent, c’est nécessairement que nous la désirons, qu’elle active une certaine définition du bonheur, aussi horrible soit-elle. Évidemment, elle offre le divertissement permanent (aliénant), la fête (triste), les rencontres (désincarnées), la satisfaction de la mise en scène de soi, la flatterie du sentiment d’importance. Elle caresse nos bas instincts sans jamais apporter aucune réponse ontologique au vide existentiel.
Mais derrière cette métropole hallucinogène qui s’étend en dehors des villes, c’est un autre fantasme qui s’exprime : celui des origines et de l’accomplissement. Qu’est-ce que la métropole ? L’Urstaat, dont elle dérive, est articulation entre la dimension fantasmatique et la dimension matérielle. L’Urstaat est Ur, mère de toutes les cités. Ville antique de Mésopotamie qualifiée de « point de départ d’Abraham ou de la nouvelle alliance »1. C’est la figure de l’origine qui est ici convoquée, comme dans le signifiant mythique du père originaire Urvater. De quel monstre peut-elle bien enfanter lorsqu’il s’accouple à la staat ? Si l’on prend littéralement Urstaat, c’est donc l’État originaire, mère de toutes les cités, modèle de l’institution étatique. La métropole est la forme-État totale. Mais elle n’est pas qu’un fantasme, elle est un exemple d’une tentative de mise en place matérielle de cette forme-État.
« L’État ne s’est pas formé progressivement, mais surgit tout armée, coup de maître en une fois, Urstaat origine, éternel modèle de ce que tout État veut être et désire »2. Ce qui nous est écrit ici, c’est bien toute la théorie de l’Urstaat en tant qu’elle est : à la fois origine-modèle de l’État et projection-désir de ce qu’il veut être. Origine-modèle de l’État et projection-désir, cette dualité entre en arrière et vers l’avant est le reflet de la dualité des champs de l’analyse : à la fois production sociale et production de l’inconscient. C’est d’un côté l’appareil d’État et de l’autre les représentations inconscientes collectives et les représentations inconscientes individuelles.
C’est l’État originaire qui prend le pouvoir à la fois sur le corps social et dans les subjectivités, dans la production de l’inconscient. Cela s’explique par le fantasme produit par l’inconscient sur l’Urstaat, qui réorganise les subjectivités comme une prise au pouvoir. C’est donc une influence double : influence de l’Urstaat sur l’inconscient, et réponse de l’inconscient par un fantasme sur l’Urstaat.
L’Urstaat est pris entre deux régimes de discours, un régime historique et un régime mythique. Le mythe est une origine du monde qui en fonde l’organisation : une cosmogonie. « Le mythe ne se demande pas comment un monde ordonné a surgi du chaos ; il répond à la question : qui est le dieu souverain ? Qui a obtenu de régner sur l’univers ? »3. Le mythe est la production imaginaire de l’inconscient qui justifie l’organisation du pouvoir. Le va-et-vient est constant entre organisation socio-économique et récit mythique de l’origine. Il n’y a pas de mythologie ni de désir qui n’influent sur l’organisation socio-économique.
La métropole n’est que la dernière forme la plus aboutie de cette engeance terrible de l’Urstaat. Si le mythe de la souveraineté s’incarne aussi bien dans la ville-origine dont dérive la métropole, c’est autant par son efficacité matérielle redoutable que par notre propre désir. C’est aussi la double besogne qui est la nôtre : il faut en détruire les conditions matérielles comme inconscientes.
Henri Fleury
1Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, éditions Maspero, Paris, 1974, p. 200.
2Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 234.
3Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, op. cit., pp. 112-113.