La mort et les profondeurs de l’angoisse

« Il est vrai absolument de dire que si l’on aime la vie et que l’on n’aime pas la mort, c’est que nous n’aimons pas vraiment la vie. »
Louis-Vincent Thomas, La mort

Sur les terres crépusculaires s’érige la mort comme une icône de l’angoisse même de la vie. Au moyen âge et jusqu’au XVIIIe siècle, la mort s’éprouvait dans la vie quotidienne, avec une certaine « familiarité ». On peut noter par exemple au IVe siècle la « danse des morts » comme l’occasion de réaffirmer la vie, ce que l’Église ne pouvait supporter. À la fin du XVIIIe siècle, la mort s’établit comme sujet d’horreur, les lieux liés aux morts sont dès lors vus comme des lieux de pestilence, de maléfices. Certains cimetières ont subi littéralement un déménagement hors des villes. Le romantisme a participé à un retour de l’exagération du sentiment du deuil, avec le rejet de la mort, de la disparition de l’autre. Ce qui explique qu’au XVIIIe et XIXe siècle, les lieux liés aux morts sont vénérés. L’arrivée de la médecine moderne transforme une nouvelle fois le rapport avec la mort. De la fin du XIXe siècle au XXe siècles la mort devient un tabou. Et laisse place au démembrement de la mort, efface donc le lien historial, remplacé par le pathogène. La médecine moderne liquide toute mort « naturelle ». Le XXIe siècle prolonge le siècle précédent, rêve d’immortalité et maintient « la vie » tant que l’argent coule. Mais, plus récemment dans ce siècle toujours plus malade, la gestion du covid a révélé le peu de sensibilité envers les morts et de surcroit envers la vie. Un peu partout les morts ont été souillés par la terreur de l’état d’exception de la gouvernance. Toutes les formes d’accompagnement des défunts ont été soumises à la logique du calcul. Privée des possibilités d’éprouver et d’exprimer « nos réactions affectives seront toutes différentes en présence de la mort d’une personne aimée ou d’un inconnu ; il y a pourtant, semble-t-il, quelque chose qui ne fait jamais défaut, qui est commun à toutes ces situations : on se découvre devant un mort, on devient grave et, dans une attitude méditative, on se penche sur la fin d’une vie, non pas de la vie tout court, mais justement d’une vie. La mort fait surgir la notion d’une vie ; elle le fait en mettant fin à cette vie. » (Eugène Minkowski, Temps Vécu, p. 122) Tout ce que les puissants ne peuvent tolérer et jalousent secrètement : un attachement profond au monde et à ceux qui le peuplent. Cela explique aussi cette volonté de déposer chaque instant de la vie par la gouvernance. Les gouvernements ont saisi cette occasion d’ériger l’épouvantail de mort en idole, sécularisé une nouvelle fois la soumission par la peur.

« Dans toute société, l’image dominante de la mort détermine la conception de la santé. Cette image de la mort, cette anticipation socioculturelle d’un événement certain appelé à survenir à une date incertaine, est modelée par les structures institutionnelles, les mythes profondément enracinés, la texture sociale. L’image qu’une société se fait de la mort reflète le degré d’indépendance de ses membres, donne la mesure de leurs réactions, de leur autonomie et de leur vouloir-vivre individuels. Partout où a pénétré la civilisation médicale des pays avancés, une nouvelle image de la mort s’est implantée. Dans la mesure où celle-ci procède des techniques nouvelles et de l’ethos correspondant, elle a un caractère supranational. Mais en elles-mêmes ces techniques ne sont pas culturellement neutres, car, ayant pris leur forme concrète au sein des civilisations occidentales, elles constituent l’expression d’un ethos occidental. L’image que l’homme blanc s’est faite de la mort s’est répandue avec la civilisation médicale et a puissamment contribué à la colonisation culturelle. » (Ivan Illich, Némésis médicale) La nouvelle image de mort pris par le social implique une façon de percevoir et de faire l’expérience de la vie et des choses. Le corps retourne au rang d’objet. La mort devient un simple rapport social, c’est-à-dire liquide toute effectivité d’une forme de mort. Le rapport social sacralise le déni de cet événement, fétichisation de la négation. Le déni permet à la société de justifier un nouveau degré du contrôle social. Il y a ainsi une mauvaise mort et une bonne mort. La mauvaise mort est celle qui n’a pas été assimilée à un traitement ou une injection médicamenteuse. La bonne mort est celle du bon consommateur des soins médicaux, qui respecte tous les dispositifs qui lui sont prescrits. La bonne mort et la « bonne santé » qui lui précède restent un luxe. Ce qui choque temps ne sont pas les morts de la société, mais que la société peut mourir. Ceux qui proclament : « il faut défendre la société » ! mènent une guerre totale, une guerre sur tous les plans. De la planification à la mise en service de ses dispositifs conduit inlassablement changer les êtres prit dedans en agents inconscients. Ces agents cherchent frénétiquement à débusquer les éléments qui ne refoulent plus la mort, qui révèle la mort de la société. La société pour se défendre se doit d’attaquer toutes les formes plurielles qui éprouvent des rapports à la mort, les liquider, de façon hard ou soft, et de configurer du social là où il n’en avait pas la moindre existence. L’introduction dans les villages mexicains d’une assistance sanitaire défait sur un temps donné (une génération) une façon de se rapporter à la mort, de savoir s’y confronter et d’affronter le chagrin. Une génération passée, un trouble apparaît par le fait de ne plus pouvoir se rapporter à la mort comme à la vie. Aujourd’hui, l’homme occidental a fait de la mort un objet technique qui annihile le trépas. Il y a plus qu’une mort possible, celle d’une civilisation de la maladie.

La civilisation est l’esprit de la société, l’un de ses pères fondateurs le marquis de Mirabeau le notait déjà en 1756 : la civilisation est le procès de la police, l’acte de rendre l’humanité plus policés. Ce qui fait battre le cœur de la société est précisément le déni de l’évidence de l’horreur dont elle émane et établit son existence. « La société repose désormais sur une faute commune, sur un crime commis en commun » (Freud, Totem et Tabou). Du déni du crime de la société, l’angoisse grandie, devient même le seuil spirituel nécessaire au bon fonctionnement de la matérialité de la société. L’angoisse de la mort, l’angoisse de la faute, le crime qui tient cette fiction polis-ière. Pourtant différentes franges de ce monde social essayent de produire un dépassement à cette angoisse : le fascisme avec son être-pour-la-mort, et le transhumanisme avec l’absence de mort, c’est-à-dire l’immortalité. L’expérience que le fascisme porte en lui est la libération des pulsions de mort contenues dans la société, dans son refoulé. Le fascisme va au bout des logiques érigées par l’Occident. C’est le caractère profond de l’Occident, le fascisme n’est en rien une anomalie historique, bien au contraire, c’est une modernisation, le visage du tabou qui submerge la peur du vide. Les connexions historiques entre le fascisme et le transhumanisme résident dans cette perception commune de la vie comme étant une chose malade, la vie serait vouée à dégénérer si on ne la gouverne pas. C’est ainsi que le transhumanisme se perçoit comme le dépassement de la vie malade, être le mouvement capable de vaincre la souffrance et la faiblesse du corps. Tandis que les différents plans de sensibilité doivent disparaître au profit d’un lot de prothèse technologique comme appareillage d’un nouveau corps. Tout ceci est une actualisation de la logique constituée par Platon dans le Phédon, la mort comme la condition pour libérer l’âme immortelle de sa prison charnelle qu’est le corps et ainsi rejoindre le monde des idées. Le transhumanisme cherche l’immortalité au-delà du corps dans une autre matérialité, qu’elle soit virtuelle ou non. Cette espérance, reste une quête guerrière, de triompher de la mort et en même temps d’éradiquer toute vie non calibrée à son projet. La vie dans le transhumanisme reste prisonnière de la médiation à la mort, la vie est déterminée par la mort devenant une vie malade, et la seule réponse que sous tient cette hypothèse est le triste rêve d’immortalité. Ce rêve, démontre l’incapacité effective de vivre une vie pleine, une vie hors de l’angoisse et du refouler. « L’autre relève du domaine pathologique ; ce sont les malades atteints de délire mélancolique avec idées de négation qui se disent immortels et se lamentent d’être exposés à des souffrances éternelles. Ce ne sont donc ni la joie de vivre, ni l’épanouissement de l’activité, mais la consécration de la gloire et la mélancolie morbide, incompatible avec la vie, qui engendrent l’idée d’immortalité. » (Eugène Minkowski, Temps Vécu, p. 121)

Afin de faire face à cette conception morbide la vie, que ce soit la vie pathologisée ou la vie comme expérience de la souffrance chrétienne, un fétiche commun celui de la pulsion de mort. Vivre hors de cette morbidité correspond à une autre définition de la vie qui ne réduit plus la mort hors de la vie. Saisir la vie comme une totalité singulière de liens entre soi et le monde, et combattre l’angoisse de la fin de nos liens et des formes de vie. Car la paralysie généralisée que nous subissons de plein fouet est le fait de cette angoisse. L’impossibilité de la traverser, de se jeter dans ses profondeurs. L’angoisse est devenue la limite paradigmatique de toute possibilité éthique, de toute possibilité de vivre une vie accomplie. Traverser ce champ de ruines, c’est s’exposer à sa fragilité face au bloc monolithique de l’Occident. Tenté de se raccrocher au débris pathétique qu’est l’État et les mesures sanitaires, atteste d’un aveu d’impuissance. L’incapacité de faire face, la tête baisser face la limite imposer par la civilisation. Pour défaire cette limite, seul un saut vital dans les profondeurs de l’angoisse peut permettre un élan salvateur. Enfoncer la porte d’une réalité tout autre, bouleverser l’obscurité des profondeurs de la tonalité effective de la vie. Faire cette expérience, « c’est une affirmation de la vie. L’expérience de la limite est l’éveil de l’âme à la conscience, à la conscience de soi » (Lukacs, L’âme et les formes, p. 257). Dans cette expérience, tout un régime de perception s’ébranle et n’est plus rien ; toutes les peines, les souffrances et les tourments apparaissent superflus. Le sens s’est révélé et l’âme anime une vie vivante dans la conflictualité de l’époque. La puissance révolutionnaire se trouve dans cet abysse. Toucher le fond signifie toucher la matérialité concrète de notre malheur et de prendre avec soi la puissance de se libérer par un changement de forme. Chaque événement nous transforme en profondeur et ce qui nous attend est de cette ampleur.

Ezra Riquelme

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