X

La politique de l’ombre

À suivre son cours naturel ou son destin, toute action survient à la fois trop tôt et trop tard : trop tôt pour intervenir efficacement dans l’histoire et infléchir sa direction, et trop tard pour rattraper les chances manquées et corriger la courbe. Tout présent se dédouble et se résume en faux passé et mauvais présent. Il serait vain de vouloir forcer cette contre-temporalité de l’action, en prétendant vouloir trouver, à la manière libérale ou révolutionnaire, un nouveau type d’action qui serait, lui, « à temps ». Qu’on la pense comme « convenable », du seul fait qu’elle favorise le libre commerce des personnes et des biens, ou « juste », du fait qu’elle coïncide avec le sens de l’histoire, toute action supposée d’avance « à temps » succombe, sans le savoir, à la loi du temps, et cela de la pire manière. Elle l’accomplit soit cyniquement soit naïvement. Mais il serait tout aussi illusoire de chercher une échappatoire dans la temporisation. Gagner du temps en différant l’action ou en reculant l’échéance permet certes « des victoires de détail », mais qui ne sont en fait que « des défaites à grande échelle [1]». La loi du temps, là encore, reste invaincue, et le destin continue de régner en maître. Une est l’art télépathique ou prophétique des signaux et avertissements, la capacité à sonner le réveil et donner l’alerte. On ne confondra pas bien sûr lever des impostures et mener une critique. La critique, au sens des Lumières, suppose une table des valeurs sur laquelle elle soupèse et évalue des données, un tribunal auquel elle soumet des faits pour les juger. Elle mesure des données à l’aune de valeurs dont elle est au préalable assurée et dont elle veut, par ce biais, renforcer le poids. Œuvre, en ce sens, d’une belle âme et d’une bonne conscience, la critique est toujours, quel que soit le poids de ses raisons, un subjectivisme. La dénonciation des impostures, au contraire, est, malgré ou grâce à sa forte tonalité affectuelle (indignation, colère, rage, voire haine), toujours objective. Car elle ne prétend être ni une vraie théorie (elle ne parle au nom d’aucune valeur légitime) ni une pratique juste (elle ne veut ni réformer ni révolutionner le monde). Elle se contente, à la manière de la comédie, de la satire, ou de la parodie, de tendre aux acteurs-spectateurs un miroir grossissant et de leur renvoyer, à titre de réponse, leur image grossie. Elle mime et contrefait les actions. C’est une pure pratique, qui ne présuppose aucune théorie et dont le seul critère entièrement immanent, et qui s’applique bien évidemment autant à l’auteur qu’aux « spectateurs », est la vigilance. On dira de la politique en général ce que Benjamin dit du polémiste Kraus : « Sa vigilance [Geistesgegenwart : présence d’esprit, nous y reviendrons] n’admet aucune question, elle n’est jamais disposée à se conformer aux principes que d’autres lui opposent. Ce qui lui importe, c’est de démonter une situation, de découvrir la véritable problématique quelle recèle et de la présenter à l’adversaire en guise de réponse […]. La mimique joue aussi un rôle décisif dans son rapport avec les sujets sur lesquels porte sa polémique. Il imite l’adversaire pour appliquer le fer de la haine dans les plus fins interstices de son attitude […]. Il démasque, en effet, l’inauthentique – opération plus difficile que celle qui a pour but de démasquer le mal […]. S’insinuer dans un autre […], c’est ce que fait Kraus, et ce pour anéantir »[2].

Pratique purement immanente, qui n’a recours ni à une transcendance éthique (aux valeurs du bienet du mal) ni à un esthétisme quelconque (aux valeurs du beau et du laid), le « mimétisme » politique est une attitude moins modeste que cohérente. Car si la critique, pour être accomplie, ne doit pas s’excepter du traitement auquel elle sou met des données, alors elle doit non pas s’appliquer à elle-même (ce qui ne fait que reculer le problème : car au nom de quoi critiquer la critique sinon au nom d’une valeur ou d’une transcendance ?), mais plutôt s’exercer à même la chose, com m e si la chose se critiquait elle-même, se décomposait sous l’acide ou le feu, se dissolvait pour se révéler en vérité. En d’autres termes, où la critique est une imposture, une bonne conscience masquée, ou elle se fait alchimique, et elle a alors pour fonction non plus d’évaluer et de juger, mais de dissoudre et de brûler[3]. La destruction (par l’humour, pour les formes les plus douces, par l’incendie insurrectionnel pour les formes les plus violentes, en passant par la satire, l’imprécation…) est une épreuve de vérité, un dissolvant ou un explosif. Est vrai, est authentique, ce qui résiste ou survit à la destruction. Ou plus exactement, l’authentique est le reste d’une consomption, la cendre d’une explosion : « La critique […] consiste à distinguer l’authentique de l’inauthentique. Mais cela n’est pas affaire de langage ou alors par le détour d’un profond déguise­ment : dans l’humour. Le langage ne peut être critique qu’en se faisant humour. Là, la magie proprement critique apparaît en ceci que toute contrefaçon vient au contact de la lumière et s’effondre. L’authentique demeure, c’est de la cendre et on en rit »[4].

On ne démasque les contrefaçons, en évitant de tomber soi-même sous l’accusation de contrefaçon, qu’en contrefaisant à son tour ce qu’on cherche à démasquer. Tel est le critère de l’authenticité, en politique, com m e ailleurs, et c’est pourquoi l’humour, le rire de l’humour ou du sarcasme ou même de l’imprécation, est libérateur. La libération ou la délivrance n’a rien d’une montée au paradis du sens ou à la lumière de la justice ou de la vérité. L’humour exhibe les doubles jeux, montre les équivocités et la bonne conscience, soulève les masques. Version mélancolique et plaintive de l’imprécation, il accuse et montre du doigt : le monde est illusion, la politique comédie, les personnages qui s’y agitent sont des pitres et des bouffons, et leur pouvoir, certes on ne peut plus réel, n’existe qu’à proportion du crédit et de la confiance qu’on leur accorde[5]. C’est pourquoi l’humour, comme tout mimétisme en général, repose sur la méfiance : méfiance envers le présent, le statu quo, méfiance envers l’avenir, le progrès promis, et même méfiance envers le passé qui, malgré sa factualité irréversible, peut toujours être maquillé ou effacé : « Pessimisme sur toute la ligne. Oui, certes et totalement. Méfiance […] quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face de tout accommodement : entre les classes, entre les peuples, entre les individus »[6].

La méfiance, et c’est là la raison de sa vertu libératrice, est une pratique et une pratique de l’ombre. Ce n n’est pas une théorie : elle révèle certes une vérité, mais elle n énoncé pas une thèse, elle montre du doigt et désigne, mais elle ne veut rien mettre en lumière. Elle ne veut pas exhiber un secret qui d’ailleurs n’existe pas, mais arracher des masques. De même, elle ne parle au nom d’aucune lumière passée ou à venir. Elle vit de et dans l’ombre, elle suit l’ombre de son adversaire, elle se loge dans l’ombre ou la doublure de l’adversaire pour le prendre à son jeu, le forcer à se retourner sur lui-même et, le pétrifiant, l’arrêter en flagrant délit, en traître. Tel un joueur de cartes qui désarçonne et se rit de son adversaire en le contraignant, par un coup vif et prémédité, à abattre son jeu et à retourner ses cartes, le mimétisme, dont la méfiance et l’humour sont les premières vertus, double son adversaire pour l’obliger à jeter bas son masque. Et certes, en mimant l’adversaire[7], nul n’est sûr d’être actuelle­ment, maintenant, le « joueur » (le maître de la situation) et non pas le « joué » (le ridiculisé et le vaincu), nul n’est certain, en contrefaisant son ennemi, de ne pas être, en ce moment-ci, la victime. Le risque est à prendre et, sans doute, malgré toutes les précautions et les habiletés programmatiques, inévitable. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui importe est que, en toute situation d’adversité et donc de puissance pour les uns et d’impuissance pour les autres – mais quelle situation ou quel espace ne le sont pas ? – toute action est doublée d’une contre-action, tout poison d’un contrepoison, tout feu d’un contre-feu. Tout pouvoir est hanté par un contre-pouvoir possible. On n’entendra pas par « contrepoison » un pouvoir parallèle, voire clandestin, ni un pouvoir alternatif ou a fortiori en alternance, mais une doublure parodique du premier. Destiné, tel un ange gardien, un ange guerrier, un ange de mort, à maintenir la vigilance et l’alerte face à la fausse sécurité du statu quo, il invite à la méfiance et conduit finalement à se jouer des situations dramatiques qui sont constamment faites aux mêmes victimes[8].

Et certes, il s’agit bien d’imaginer le pire, de s’en convaincre, il s’agit même, dit Benjamin, « d’organiser le pessimisme ». En ce sens, cette politique est certainement nihiliste, voire satanique, mais à coup sûr pas apocalyptique ou eschatologique. Car ce dont il est question est précisément de prévenir la catastrophe, « de couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite [9]». Plus exactement, parce qu’on pourrait rétorquer que Benjamin ici se protège d’une apocalypse, celle réputée être du capital, par une autre apocalypse, celle de la révolution, il faut répéter qu’aucune apocalypse, révolutionnaire ou pas, n’est purificatrice, salvatrice ou rédemptrice, mais qu’elle n’est que pure destruction catastrophique, comme l’avait fort bien vu le baroque, dont le désespoir provenait justement de son renoncement à toute tentation eschatologique. Seule au contraire une politique du désespoir, une politique nihiliste, protège de la catastrophe qui menace à coup sûr, si l’on n’en a pas une conscience claire et lucide : « La décadence n’est en rien stable, en rien plus extraordinaire que le progrès. Seul un calcul qui reconnaît explicitement dans le déclin l’unique raison au sens mathématique du terme de l’état présent pourrait dépasser la stupéfaction débilitante devant un phénomène qui se répète pourtant quotidiennement et s’attendre aux manifestations de la décadence comme à quelque chose d’absolument stable et au sauvetage uniquement comme à quelque chose d’extraordinaire qui confine au miraculeux et à l’incompréhensible[10]. »

Il n’y a, là, rien d’une attitude ou d’une croyance apocalyptique qui verrait dans le pire et l’ultime une promesse du meilleur, voire du bien définitif : le pire n’annonce que le pire, encore et toujours. Il ne réserve ni ne promet quoi que ce soit. Au mieux, pourrait-on parler ici d’apocalypse sans apocalypse, d’apocalypse privée d’apocalypse[11]. Car s’il s’agit bien d’attendre le dernier moment qui est le seul bon moment, ce n’est pas pour en recueillir les fruits, mais au contraire pour en détourner l’accomplissement, pour « couper la route » à son achèvement. Une « politique nihiliste » n’attend pas la révélation ou l’apocalypse, elle la précipite encore moins. Au contraire ! Bien loin d’attendre qu’il soit trop tard, il faut intervenir dans l’extrême urgence, in extremis, avant que la catastrophe qui se dessine à l’horizon ne s’accomplisse, avant que la menace ne s’exécute. Mais si, inversement, nous n’intervenons pas juste avant qu’il ne soit trop tard, quand la catastrophe déjà s’amorce, nous risquons d’intervenir trop tôt, avant que l’histoire n’ait laissé percer ses virtualités, avant qu’elle n’ait revêtu la totalité de ses masques, et les coups que nous voulions alors porter frapperaient dans le vide et seraient voués à l’échec. Apocalypse privée d’apocalypse, donc : il s’agit d’aller jusqu’au bout, de jouer sataniquement avec le feu, de risquer l’explosion finale et de s’arrêter juste à temps, juste avant, non pas pour contempler en sécurité le sublime spectacle, mais pour en détourner les virtualités et convertir le cauchemar imminent en maintenantrêvé. « L’histoire ignore le mauvais infini qu’on trouve dans l’image de deux guerriers en lutte perpétuelle. Le véritable homme politique ne calcule qu’en termes d’échéances. Et si l’élimination de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment [Augenblick] presque calculable de l’évolution technique et scientifique […], tout est perdu[12]. »

Ce sens de l’échéance, du terme auquel l’attente doit trouver sa fin et sa résolution. Benjamin le nomme « présence d’esprit » (Geistesgegenwart), c’est-à-dire sens du présent, de l’actuel, du maintenant (Jetzt). Car l’attente ne se résout pas dans l’arrivée de ce qui était redouté ou espéré, mais dans l’action actuelle, dans le « moment brusque » arraché et détourné à l’improviste. On connaît cette pratique populaire qui requiert de consumer ses rêves au matin dans le travail ou la digestion avant de les raconter, ou de les évoquer le soir avant de s’endormir, pour éviter qu’ils ne reviennent hanter la vie éveillée du jour sous forme de cauchemars[13]. Il faut saisir les rêves à temps, avant qu’il ne soit trop tôt, alors qu’ils n’auraient pas encore éclos et avant qu’il ne soit trop tard et qu’ils ne rôdent comme des spectres dans la vie. Telle est la « présence d’esprit » ou art d’intervention à temps, qui vient se glisser entre le trop tôt des chances non encore nées et le trop tard des menaces désormais accomplies. Une telle vertu ou art du présent est un art du contretemps. Car il faut d’abord suivre la ligne du temps, l’accompagner jusqu’à sa douloureuse éclosion finale et, le dernier moment venu, sortir de sa longue patience et de sa grande méfiance, attaquer et arracher au temps d’autres possibilités, entrouvrir une porte. Il faut suivre dans l’ombre, approcher au plus près, coller au dos du temps, puis, en un clin d’œil, bondir, doubler et finalement l’emporter. « Qui gagne ? », « Qui vainc ? », telles sont les questions de l’homme politique, et la solution est affaire de vitesse : le gagnant est celui qui aura été le plus vite et aura devancé, pendant quelques instants, les possibilités du temps. « Attaque, danger, rythme[14] », entendons : art de l’attaque, repérage du danger, sens du rythme, telles sont les propriétés de la présence d’esprit. Avoir la présence d’esprit d’agir maintenant, c’est savoir que cet instant-ci est la dernière chance, l’ultime chance de détourner et de convertir les périls imminents en « maintenant accompli ».

« Rien ne ressemble moins à la stupidité empressée avec laquelle [celui qui interroge les voyantes] assiste au dévoilement de son destin que le coup demain [Handgriff] prompt et dangereux par lequel l’homme courageux pose l’avenir. Car la présence d’esprit est la quintessence de l’avenir : remarquer exactement ce qui s’accomplit à la seconde même est plus décisif que savoir d’avance le lointain[15]. » La présence d’esprit est attention au présent, à ce qui arrive maintenant. Seule elle permet de saisir en un coup ou un tour de main (Handgriff : comme en un vol à l’arraché) les chances que l’histoire offre en un éclair. Déterminer au contraire son action en fonction de l’avenir, en fonction de sa confirmation ou de son infirmation possibles par l’avenir, soit qu’il soit espéré (on l’appelle alors : progrès), soit qu’il soit redouté (on l’appelle alors : déclin), c’est se vouer à l’ensorcellement du destin : soit que l’action, identifiant volontairement histoire et destin, renforce ce dernier cyniquement, soit quelle l’accomplisse en croyant le briser (on aura remarqué là l’illusion transcendantale des révolutions). Comme le dit d’ailleurs Benjamin, se déterminer en fonction de l’avenir, c’est se conduire en politique comme le naïf face au voyant. Or, annoncer l’avenir, le faire passer dans le langage, le décharger dans l’« expérience vécue », c’est en consumer les chances d’expérience virtuelle, c’est en brûler et en stériliser la force messianique. « Le choc ainsi amorti, ainsi paré par la conscience [ou par la représentation en général, par exemple dans le langage, NdA] donnerait à l’incident qui l’a provoqué le caractère d’une expérience vécue au sens propre. Il l’incorporerait directement dans la série des souvenirs conscients, il le stériliserait pour l’expérience[16] ». Tout événement inconnu, qui vient du plus lointain et du plus étranger, qui vient de l’avenir ou du passé le plus reculé et que le langage ou l’action cherchent à incorporer dans une présentation vivante, dans un présent vivant, ne peut qu’exploser et s’éparpiller en cendres. À vouloir intervenir « trop tôt », à vouloir court-circuiter le temps et présenter une « fin des temps », on se condamne à la voir exploser dans ses propres mains. Ainsi le voyant comme le démocrate ou le progressiste ne présentent-ils à leurs mandataires qu’un reste noirci et mort d’expérience, apte seulement à rester dans le souvenir comme l’image d’une vengeance définitive de l’histoire.

Au contraire, les chances de « gagner » en histoire, les chances d’expérience historique ou de réalisation des vœux politiques, n’échoient qu’à l’action ultime, celle que nous entreprenons au dernier moment, quand le danger devient extrême, quand nous pouvons discerner les possibilités qu’a l’avenir de répondre à nos vœux et pouvons agir avec présence d’esprit, cette « quintessence de l’avenir ». C’est qu’il y a deux rapports possibles à l’avenir, par suite deux « avenirs », ou, si l’on veut, deux manières de se rapporter à des vœux. On peut faire des vœux en espérant ou en souhaitant leur réalisation immédiate, pour qu’ils soient exaucés : d’une manière générale, le présent adresse toujours de tels vœux à l’avenir. C’est le cas du joueur qui calcule la meilleure manière de l’emporter, ou du politique qui, par la réforme ou la révolution, vise une modification de l’état du monde. Ces vœux, ou ces visées, ces intentions, ces tactiques ne se réalisent que de manière inversée, en revenant en boomerang à la face de leurs auteurs. C’est que, à suivre la ligne de l’histoire, on est toujours vaincu par elle, et c’est bien là ce qu’on appelle « perdre » ou « être le perdant de l’histoire ».

Mais il existe une tout autre manière de se rapporter aux vœux. On les émettrait sans le savoir, depuis le plus lointain passé et en vue de l’avenir le plus lointain, ou plutôt ce serait le passé (la préhistoire ou l’enfance) qui, par lui-même, et à l’insu du présent, émettrait des vœux dont l’avenir montrerait, rétrospectivement, qu’ils ont toujours été exaucés : « Les gens mettraient moins en doute la proposition selon laquelle chacun voit ses vœux les plus profonds exaucés, s’ils se disaient que ces vœux sont presque toujours inconscients, en d’autres termes, différents de ceux qu’ils connaissent et dont ils peuvent à bon droit se plaindre que l’exaucement leur ait été refusé. Le conte exprime cela très clairement avec le thème des trois vœux […]. Sauf que nos vœux les plus profonds ne nous apparaissent jam ais au présent comme à l’heureux élu du conte qui les voit exaucés, mais toujours au passé dans le souvenir, et souvent comme au dindon de la farce qui les voit malheureusement exaucés [17]». Ce n’est pas que le vœu (Wunsch), émanant des profondeurs de l’inconscient, se réalise à l’insu de son auteur et pour son malheur. Lecture psychanalytique, qui a tendance à confondre réalisation d’un vœu inconscient et fructification d’un capital[18]. C’est que, le vœu n’étant pas autre chose que vœu de chance (vœu comme invocation de la chance, vœu comme chance), il n’a la chance ou le bonheur (Glück) de se réaliser que s’il laisse à la chance la possibilité d’arriver, en ne violant pas le temps, mais en rusant avec le destin.

Encore une fois, l’exemple du joueur est éclairant. Le joueur veut certes gagner, mais que cherche-t-il dans le gain ? Sans doute moins de l’argent qu’une confrontation en un éclair avec son destin. En avançant son jeton d’un coup rapide et enfiévré, le joueur cherche à doubler le destin, à lui ravir une pause et à « attraper » une chance. Par principe, la chance n’échoit qu’à ceux qui ne l’attendent pas, elle arrive toujours à contretemps. C’est pourquoi le gagnant, celui qui a « la main heureuse » (die glückliche Hand), qui a de la chance ou la chance avec lui, n’est pas celui qui cherche à précipiter ou maîtriser le temps (ou le destin), mais celui qui attend patiemment son heure, qui rêve ou flâne apparemment de manière insouciante ou nonchalante, qui peut même paraître endormi, mais qui, le regard vigilant et en alerte, guette sa chance : quand une fois, une fois apparemment identique à toutes les fois, il entend « faites vos jeux », il sait alors que cette fois est son heure et sa chance, et à la manière de la marionnette ou de l’ours de Kleist, il actionne alors mécaniquement sa main, comme un automate que guiderait le seul fil de la grâce ou du hasard. Semblable en cela au voyant mû par de télépathiques avertissements, l’homme chanceux perçoit, en un éclair, une secrète ressemblance, une secrète connivence entre lui et tel ou tel numéro, il aperçoit une constellation unique et, comprenant que là est sa chance, au dernier moment et dans un sentiment de risque extrême, il dépose précipitamment son jeton. « Supposé qu’il existe quelque chose comme un joueur chanceux, donc un mécanisme télépathique chez celui qui joue, ce mécanisme doit avoir son siège dans l’inconscient […]. S’il se transpose dans la conscience, il est perdu pour le système nerveux […]. Un joueur chanceux opère instinctivement, comme un homme au moment du danger. Le jeu est un danger artificiellement créé. Et jouer une mise à l’épreuve dans une certaine mesure blasphématoire de notre présence d’esprit. Dans le danger, c’est vrai, le corps s’entend avec les choses en passant par-dessus notre tête. C’est seulement quand nous reprenons notre haleine sains et saufs que nous mettons de l’ordre dans ce que nous avons effectivement fait. En agissant, nous avons devancé notre savoir[19]. » Certes, le joueur, en raison même de son automatisme, ne sait pas quel vœu s’exauce dans son coup réussi. Sa victoire peut être « de détail » et se révéler une défaite « à grande échelle ». Il peut perdre plus tard ce qu’il venait de gagner, comme il peut perdre simultanément un être ou un objet décisif pour sa vie : tout vœu s’exauce, mais de manière méconnaissable, voire inversée, et quand il est trop tard. Mais, dans le moment de la réussite, la victoire est due à la présence d’esprit. Il peut être « blasphématoire » d’identifier automatisme et présence d’esprit. Mais c’est qu’alors la présence d’esprit est conçue comme l’application raisonnée et calculée de préceptes généraux. La véritable présence d’esprit, elle, se manifeste, devant un danger « artificiel », « naturel » ou « historique », par de la patience, une attente vigilante, une capacité à percevoir une conjoncture favorable et à saisir au vol, à corps perdu, l’ultime et unique chance.

Françoise Proust

La politique de l’ombre est extrait de L’histoire à contretemps de Françoise Proust, paru aux Éditions du Cerf, Paris, 1994.


[1]       Lettre du 26 juillet 1932, Cil, p. 556 (p. 71).

[2]      « Karl Kraus », GS II, p. 339 et 347 (p. 88 et 93). Sur le mime, voir le remarquable ouvrage de C. Perret, Walter Benjamin sans destin, Éd. La Différence, 1992, p. 62.

[3]      Voir ce que dit Benjamin du critique d’une œuvre d’art, pour le distinguer du commentateur : alchimiste, il s’interroge sur la vérité dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches de ce qui a été et de la cendre légère du vécu » dans « Les Affinités électives de Goethe », GS I, p. 126 (E l, p. 26).

[4]      Lettre de juin 1916, C I, p. 132 (p. 122).

[5]      Voir notre chapitre n, p. 59 s.

[6]      « Le Surréalisme », GS II, p. 308 (MV, p. 312).

[7]      L’adversaire (ou l’ennemi) ne désigne pas celui dont les « valeurs » ou les « opinions » ou même les actions seraient opposées aux miennes, mais celui qui, actuellement, délimite un espace qui m’est hostile, une situation pour moi d’adversité.

[8]      Voir « Crimes et accidents » dans EB, GS IV, p. 291-293 (p. 123-127).

[9]      « Avertisseur d’incendie » dans SU, GS IV, p. 122 (p. 206).

[10]    « Panorama impérial » dans SU, GS IV, p. 95 (p. 164).

[11]    J. Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philo­sophie, Paris, Galilée, 1983, p. 95.

[12]    « Avertisseur d’incendie », p. 122 (p. 206) ; voir également « Le Planétarium » dans SU, GS IV, p. 146-148 (p. 240-243).

[13]    « Petits déjeuners » dans SU, GS IV, p. 85-86 (p. 150-151) ; voir également « La Haie de cactus » dans Rastelli raconte, GSIV, p. 750 (p. 75).

[14]    « Avertisseur d’incendie », p. 122 (p. 206) ; voir également « Théorie de la ressemblance », GS II, p. 209 (Revue d’esthétique, p. 64-65)

[15]    « Madame Ariane, deuxième cour à gauche », p. 141 (p. 233).

[16]    CB, GS I, p. 614 (p. 158-159).

[17]    Mai-juin 1931 » dans Écrits autobiographiques, GS VI, p. 423 (p. 175).

[18]    « Philosophie de l’histoire » dans Fragments, GS VI, p. 101.

[19]    « La Main heureuse » dans Rastelli raconte, GS IV, p. 775-776 (p. 121); voir également CB, GS I, p. 633-636 (p. 183-187).

Retour en haut