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Langage et dispositif. Esquisse d’une destitution du langage présent

« Quand le pouvoir économise l’usage de ses armes, c’est au langage qu’il confie le soin de garder l’ordre opprimant. » (Mustapha Khayati)

« Les inspecteurs lamentables, qui ne nous quittent pas au sortir des écoles, font encore leur tournée dans nos maisons, dans notre vie. Ils vérifient que nous appelons toujours un chat un chat et, comme tous nous faisons bonne contenance, ils ne nous défèrent pas obligatoirement à la chiourme des asiles et des bagnes. » (André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité)

« Le langage en circulation, avec ses stéréotypes, ses associations d’idées mécaniques, ses hiérarchies délétères, tout ce qu’il colporte comme “allant de soi”, fait de chacun le relais de toutes les puissances… Par le langage que nous avons acquis, et par le flot de paroles que les médias déversent dans nos oreilles, le pouvoir est entré dans la place, au cœur du petit fortin, rien moins qu’étanche, qu’on appelle le moi. » (David Bosc)

« Créer : s’exclure. » (René Char)

« Alors que la religion naturelle concerne la relation immédiate et générale de la raison humaine avec le divin, la religion “positive” ou historique comprend l’ensemble des croyances, des règles et des rites qui se trouvent imposés de l’extérieur aux individus dans une société donnée à un moment donné de son histoire. “Une religion positive”, écrit Hegel dans un passage cité par Jean Hyppolite, “implique des sentiments qui sont plus ou moins imprimés par contrainte dans les âmes ; des actions qui sont l’effet d’un commandement et le résultat d’une obéissance et sont accomplies sans intérêt direct. » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?)

« Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet. » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?)

« Détourner la schizophrénie imposée de l’autocontrôle en instrument offensif de conspiration. DEVENIR SORCIER. » (Tiqqun 2, « Une métaphysique critique pourrait naître comme science des dispositifs… »)

Le sujet, produit par la synthèse des dispositifs présents, toujours renouvelés, ressemblerait à un patient. Patient en cela qu’il ne cesserait d’attendre la prise en charge de sa souffrance, c’est un être souffrant, où le mot souffrir provient aussi du mot supporter. Ce sujet se supporte et supporte le dispositif qui le fait. Ce bloom 2.0, désormais appareillé, endure littéralement les temps qu’il traverse tant ces temps ne seront jamais faits pour lui, tant il en sera toujours maintenu à distance. Sujet tenu à distance de son propre temps, ainsi dissuadé ne serait-ce que d’imaginer en faire usage. Ce sujet a grandi dans un monde de réductions. Le décor dans lequel il a figuré depuis son enfance a changé, ce décor a rétréci, s’est vidé de sa substance, pour ne laisser place qu’à des parois qui orientent des flux dans l’architecture d’une ville elle-même devenue lointaine, et désormais mise en lumière comme un souvenir. La scène de la parole pour notre sujet s’est amoindrie ; la scène a disparu. Déjà amputé de son temps, il est désormais privé de lieu. [Un récent dispositif aurait permis d’intervenir simultanément sur l’ensemble de ses sujets, de rompre leurs mouvements, de les fixer administrativement, de leur ôter leur présence, à distance. La technique positive, toute dadaïste, a consisté en l’élaboration d’un dispositif interne d’autosurveillance administrative autorisant ou non des sorties ponctuelles (dites attestations), couplées d’un dispositif extérieur renforcé, de surveillance policière puis judiciaire. La punition consistait en la ponction d’argent (amendes, d’abord 120 €, puis davantage en cas de dite récidive) dans le cas d’une désobéissance au dispositif. Ce dispositif monstrueux a généré ses sujets, l’asservissement de ses sujets, leurs toute responsable collaboration, la punition de ses sujets, et simultanément, a généré de l’argent ponctionné à ces sujets récalcitrants, mais payants tout de même.] Privé de son temps, d’espace et de mouvements, notre sujet refait constate désormais la disparition de sa langue. La terreur a ceci de bénéfique qu’elle semble marquer les âmes dans le temps. Les sujets entre-deux reconnaissent avoir été incapables de lecture et d’expression en l’année 2020 de ce siècle. On nomme cela sidération. Notre sujet, déjà amoindri de toute part, réduit à l’image des ersatz de marchandises, malmené et méprisé, venait à perdre son langage, sa capacité même à décrypter les signes et les sons qui parvenaient jusqu’à lui. Notre sujet, toujours dans l’attente de lui-même, dont l’absence a été savamment façonnée, se persuade désormais avec autorité, que tout ce qui pourrait lui nuire n’est fait que pour son bien. Lorsque les contours qui rendent possible le discernement deviennent indiscernables, notre patient devient dévot. L’expression en mode dit beaucoup sur la perméabilité qui le caractérise, notre dévot littéralement branché, connecté, fusionne désormais avec l’outil qui lui sert de guide.

On peut déjà partir de certaines coordonnées comme le langage comme constitution de monde, retrouver un lien entre la parole et le geste, il y aurait un travail à faire sur la question de la vérité et du langage et aussi quelque chose autour de la poésie, du mythe et du logos.

Même si le langage se perruque, ce ne doit être que pour atteindre une justesse d’habitude indicible, porter le déguisement du bœuf pour parler du poisson, déclencher les vents sur des tempêtes de sable.

Il y aurait donc à la surface du monde des surfaces de corps flottants, il y aurait donc à la surface d’une page les laisses d’une pensée impraticable, les restes matérialisés d’une langue commune faite de déplacements, d’à-coups, de retours et d’annulations, relents de tumultes et d’observations, de gestes avortés et de mots disparus, à la surface, une caisse de solitudes disjointes donnant sur des horizons murés. Il y aura des manques, des accrocs, des butées. Ont lieu des fuites, des départs, des disparitions.

Des corps qui se sont donnés aux coups quittent l’ordre d’être gouvernés, des esprits à bout dans des corps, des esprits à bout de corps, portés par la fin promise d’à peu près tout, cobayes d’impasses et de gouffres, êtres toujours paniqués que la marchandise viendra réconforter. Il n’y a pas eu d’organisation, il n’y a pas eu de revendications. Il y a eu la masse, imprévisible, insaisissable, furieuse, joyeuse, une masse tout autour et au dedans des cadres, fuyante, ratant mieux et profilant l’imprévisible des années qui suivent encore aujourd’hui.

Métropole tombereau d’ennuis. Centre clos où l’on enfouit les bâches, les toiles, les tissus, où l’on organise des rues souterraines faites de crânes que l’on ignore.

Pourquoi écrire, sinon rompre la rupture, encourager qui le voudra à façonner le monde qui nous est fait et pour lequel nous sommes maintenus à l’état de figurants. Petit être de langage gesticulant au lieu de la perte des mots, tu traverses le triste temps que l’on t’a transmis, malgré toi.

Caisse vide faite de silence et de mémoires recomposées, partout contrôlé, partout promené, individu compatible au style universel, sans quoi aucun usage.

La métropole est un montage successif d’outils incapacitants, et l’individu se confond en elle et inversement. Caisse ou gouffre au fond duquel la surface reflète la surface. Nous sommes occupés, comme on entendait dire être sous l’occupation, nous vivons sous occupation. Et il semblerait que toutes et tous demandent à être mis au courant. Il conviendra pour nous de provoquer les interruptions, à notre tour, d’interrompre le cours du monde.

Une interruption est une percée au travers du monde et contre la temporalité qui nous tient habituellement. Puisque nous parlons d’habitude, évoquons l’habitat, qu’il nous faudra bien évidemment quitter encore. Déshabiter nos logiques et nos craintes, déshabiter le moment continu-rompu, rompre la rupture pour rejoindre ou tenter la permanence, une permanence révolutionnaire. Habiter le monde en poète c’est ne faire que quitter le monde, ne cesser de quitter un monde inhabitable, impraticable, et faire acte d’un retrait offensif. Péguy écrivait à sa façon que la modernité avait définitivement classé au rang de paria celui qui refuserait de jouer, de participer. Que celui qui ne souhaitait pas prendre part au jeu serait assuré de perdre plus encore que celui qui, même perdant, prendrait part au jeu. Mettre sa vie en jeu.

Où la mesure justifie la mesure et donne à quel point tous ces mendiants de chiffres arrivent à prétendre à la raison justifiant l’application forcée de toutes sortes de décisions. On fabriquera ainsi les nouvelles moyennes journalières, variables variantes, vacuité de sens.

Dans un mouvement plus vaste, esquisser d’intraçables lignes, les contours de nos attaques et l’explosion permettant notre dérobade. Interrompre l’interminable cours du monde. Interrompre ce jeu qui nous est imposé. Mais il nous faudrait encore revenir sur notre propre lâcheté, sur notre propre bêtise et celle des autres, revenir sur ce qui n’a pas été, établir une topologie de nos retranchements, une typologie de nos égarements et peut-être penser et pratiquer en un schisme formes et moyens. Interrompre, pour matérialiser le recul, montrer le recul manquant, rendre tangible la possibilité d’une vie meilleure.

Considérant cela, tout ce qui participe et participera à la neutralisation de nos trajectoires ne pourra être apprécié que comme obstacle directement nuisible ; un exercice de contournement pour nous ; un objet d’étude pratique sur la fabrication des dysfonctionnements.

(Contre et pendant tout cela, notre chant, ce balbutiement long qui traverse les âges, parfois se perd ou se colporte d’échos en rebonds. Chants parfois seuls reclus ou reculés, dont le pluriel suffira à nous faire sentir ce qu’il y a de commune chez les seuls. Un à un les mots font fatras puis se quittent plus ou moins bruyamment. Les lettres entre elles sifflent frottent s’assemblent se disjoignent et se repoussent. Animé par les braises qu’il entretient.)

Abîmé par les laisses du dehors partout se faufile autour et dans la langue. Notre langue désuète qui ne cesse de pendre, mots à pièges, avis, comparutions, défenses, condamnations. Le chemin du langage est fait. Chant prohibé de nos plaintes, ce qu’il nous reste pour abattre la mesure de ce temps, non plus des mots, mais des descentes de souffles, des murmures improvisés le soir, fraternels aux fantômes qui comme nous cherchent un passage. Nous habitons la nuit, ses silences, tant à fuir autour tourne, et la matière des rêves est faite d’attentions. Pas de poésie, mais l’alchimie.

Conspirant concrètement, d’âmes à âmes. Pour questionner les méthodes, relever des points, mettre en commun le monde-contre. Traduire le moment où la main parle. Restituer l’interruption. On peut peindre de plusieurs manières, disons que l’on peut engager son corps de différentes façons, en fonction des espaces et des situations. Le regard alors est comme tout entier ouvert et tout entier fermé, concentré sur la surface et tout l’invisible de la surface, c’est-à-dire le support et l’immensité du monde autour. Tout entier fermé tout entier ouvert, habitant des plis, explorateur de gouffres.

Peindre, dessiner, creuser, plonger, rejoindre le fond, un fond, puis essayer de remonter, et de remonter si possible, avec quelque chose, une image, la trace du trajet, le témoignage d’une rupture dans l’ordre des choses, enfoncer les portes d’un ministère.

Interrompre est encore s’éviter, rejoindre tous les genres pour n’en habiter aucun, fuir les genres et les identités. On n’identifie que pour justifier, et cette raison du monde n’en est pas une à nos yeux. Aujourd’hui la question des genres vient distraire la suggestion originelle qui est celle du communisme. La méfiance et le sabotage de la fonction auteur ont été une ébauche dans la tentative de bouleversement des genres, mais ce bouleversement visait à défaire l’auteur, l’autorité et ses dispositifs, non pas à différencier chaque groupe d’êtres en identifications particulières, fabrications de particularités censées définir chaque individu en potentiel patient. Les peintres contre l’autorité, contre la fonction. Les exilés comme des peintres. Toutes-tous déshabitants d’un monde impraticable.

Vue du front de la montagne en contre bas serpentant la ligne de torches tenues des mains de ceux qui quittent, avec le langage silencieux des regards, rythmé par le pas d’une marche escarpée sur un sillon trop fin pour deux corps. Les pas de l’un allant entre les pas de l’autre. Une vue, une photographie, une séquence, écrite, donc. Non, si nous nous dissolvons dans la dispersion, où il n’y a plus que des solitudes les unes à côté des autres. Et simultanément tout fuit, on cherche les gens.

Je me débats dans le langage, je me débats dans un quotidien difficile, nous nous débattons ici, chaque jour. Dans un langage, restreins comme l’espace, toujours défiant, se défendant, langage fendu fait de grimaces, ponctué d’ignorance. Pendant ce temps tout brûle, les poissons copulent dans le feu de l’océan que nous visitons, nous comptons les forêts que nous ne pourrons pas parcourir. Ce serait comme une famine mondiale, mais une famine sensible, intellectuelle, critique, morale, une sorte de famine de l’esprit couplée d’une mise en cendres de tout le reste. Occupés par l’abondance de fins qui quotidiennement nous retiennent. Esprit mis à mal par la réduction de nos gestes, constatant l’inconséquence de nos actes, laissés seuls à l’abîme de l’âme, sur cette fine tranche, seuil ou feuillet séparant le vide du vide. Voilà où nous sommes.

Pris en charge par des dispositifs permanents et complémentaires, incapables de considérer l’ennui, désorientés au point de ne plus pouvoir considérer l’ennemi, puis l’espace et le temps que l’on ne cesse de rompre pour nous en tenir éloignés. Une temporalité sans souffle, frénétique. Un usage permanent du temps nous est fait, et nous en perdons l’usage de nos corps. L’esprit vidé de son ciel s’accroche au trompe-l’œil qui lui fait office de monde. Non, la guerre n’a jamais terminé.

Nous reformons des cartons, dans lesquels nous rangeons un à un les livres. Je referme les livres sur eux-mêmes. La tranche de ma main confondue à celle du livre. Chaque texte est situé, il y a un livre en dehors du livre, la part invisible du langage.

Nous avons peu de temps, nous finissons par ne plus avoir que peu de mots, mots que nous ne choisissons plus. Le temps ne nous est pas accordé et nous n’avons pas la place de dire les mots qu’il nous reste. Nous n’avons pas la place de parler.

Les jours d’inventaire, nous répertorions ce qui a été compté et ce qu’il manque. Nous rangeons d’un côté le temps donné puis de l’autre le temps manquant. D’autres groupes s’occupent du temps perdu. La place pour le langage ne nous est que rarement prêtée. On juge que ce n’est pas à nous de parler. Nous sommes du temps perdu. Les mots qu’il nous manque, nous les connaissons, intimement. Nous connaissons silencieusement les mots que nous taisons faute de place. Lorsque nous parlons, des incendies se déclarent. Nous portons l’histoire du silence.

Quotidiennement, le langage est raccourci, on ne le ponctue pas vraiment, c’est le silence qui se doit, semble-t-il, d’être ponctué. Un silence qui se doit d’être couvert de mots couvrants, d’automatismes de coutumes et de perpétuations plus ou moins conscientes. Mais la plupart du temps, ce sont des mots irréfléchis dont on se débarrasse rapidement, voilà ce que l’on appelle couramment parler.

(Un langage, ce n’est pas qu’une langue généraliste parlée ou écrite. Un langage, c’est une façon de vivre, de voir, de sentir, c’est à la fois une temporalité, mais c’est aussi la manière dont on use ou non, de l’ensemble des dispositifs qui contribuent à faire ordre, à ordonner le pas général. Et donner corps à de nouveaux langages nécessite une sortie du langage établi et neutralisant. Nous nous ne faisons qu’essayer de provoquer d’innombrables sorties. Précisément parce que nous ne sommes pas à l’aise dans le langage environnant.)

Des pensées forcloses, quelques intuitions tenantes. Nous habitons les profondeurs de notre unique refuge, et c’est encore une chance. Nous échangeons ce qu’il nous reste de souvenirs, les quelques vues dont nous sommes faits. La transmission est orale et parfois rompue, le verbe passe et perd au vol les sources qui font sens, on s’interprète la langue, maladroitement, comme pour la faire vivre encore. On tâche de développer, ce sont des regrets que l’on assemble et que l’on termine d’un point. Mais la langue danse et la danse montre, dérobe et transige, change et s’échappe. Il nous faut alors fixer quelques images de notre temps, comme ont pu le faire tant d’artistes de tout siècle. Exprimer des mains la beauté d’une construction pour ce qu’elle est, un assemblage de gestes et de partitions. D’un unique refuge. Oublier, le début et le centre, la situation, l’air épais autour l’environnement sec et abrasif ou déjà en flammes, prend toute la place. Et par les voies respirables. Nous remontons. Non, nous ne sommes pas à l’aise dans le langage environnant. Un pressentiment. Pas de mise au pas généralisée. Destituer le langage présent, c’est parfois l’inverser pour desceller ses fins.

Lorsqu’un pouvoir agite la pénurie, il dissimule la privation. Lorsqu’un pouvoir dit débattre, il ne débat qu’avec lui-même, meilleur moyen de s’assurer de ses fins. Il ne s’agit pas d’un double langage, il s’agit pour le pouvoir, d’asséner une vérité, mais une vérité pour le pouvoir.

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