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Le fascisme, œuvre d’une toile de fond de la soumission

Dans un article intitulé « Réalisme et utopie dans La Personnalité autoritaire » qu’on retrouve dans la revue Prismes, Peter. E. Gordon accorde une analyse au livre ainsi qu’à la théorie articulée autour du concept de la « Personnalité autoritaire ». Il propose une lecture claire et fascinante qui s’inscrit dans un cheminement et une pensée philosophique plus globale qu’une simple considération psychologique que cet ouvrage nous donne au premier regard. Il va essayer de schématiser la conception de l’acceptation fasciste et du devenir fasciste analysé par les penseurs de la théorie critique. Le fascisme ne peut pas être interprété comme un phénomène politique hors-sol, symbole d’une interruption sanglante dans une Europe qui avait soi-disant perdu ses repères. Sinon, on se condamne à son incompréhension. Au contraire selon Peter E. Gordon, qui perçoit à travers une lecture assidue des théoriciens de la théorie critique des origines concrètes au phénomène du fascisme, il l’inscrit dans la continuité de l’histoire européenne. Cet article porte son intérêt dans la porte d’entrée qu’il nous donne à un phénomène qui ne cesse d’apparaître difficilement compréhensible pour beaucoup à l’heure de sa recrudescence. Ces théoriciens vont nous permettre d’échapper à la naïveté d’une position inféconde devant un phénomène dangereux. Ainsi, cet article entreprend une lecture de ce livre en particulier afin d’y montrer une pensée du phénomène fascisme comme une continuité de certains phénomènes philosophiques, politiques et psychologiques présents dans les sociétés européennes.

Dans un premier temps, il développe l’idée d’« autoréflexivité » que chaque théorie globale de la société devrait pratiquer. L’autoréflexivité serait une pratique de miroir devant les propres développements théoriques, une interrogation sur la pensée critique elle-même. « Principe selon lequel toute théorie globale de la société doit être capable d’expliquer la possibilité de sa propre apparition »une pratique que doit aussi avoir chaque lecteur assidu d’une théorie globale qu’il étudie. Cela n’est pas pour le bien fait d’une simple rigueur de pensée, pour un goût de saisir toute genèse de toute pensée, mais sur un problème bien plus philosophique et dangereux. Une théorie ou un penseur qui se détache du phénomène qu’il étudie, s’inscrivant dans un rapport transcendantal vis-à-vis de son objet de travail, qui s’inscrit alors dans le simple rapport sujet/objet étanche l’un de l’autre, comporte le risque de tomber « dans le piège de la perspective objectiviste d’un positivisme naïf ». L’autoréflexivité prend ainsi toute son importance, elle n’est pas une simple rigueur épistémique, mais elle est également une pratique de mise à distance d’un opposé philosophique dangereux : le positivisme. Il est vrai qu’en premier lieu nous avons pu nous demander ce qu’une pratique philosophique d’autoréflexivité avait comme lien avec un texte qui entend lire et comprendre la « personnalité autoritaire » et donc l’acceptation du fascisme. C’est par son utilité de rempart au positivisme que tout prend sens puisqu’il est affirmé intelligemment que « les Francfortois aient considéré le positivisme comme une préparation philosophique au fascisme ». Le détachement de « l’observateur social de l’objet social, comme si l’objet était de la nature » le fait ainsi que « l’observateur adopte la transcendance », la séparation totale du sujet et de l’objet comme « mutuellement isolées », ainsi que « la soumission irréfléchie à la réalité » sont attribués au positivisme par Adorno et Horkheimer. Les sociétés démocratiques et ses individus remplis de soumission à la réalité sociale, la société devenue un fait donné qui n’a pas à être remis en cause par les individus qui constituent le point névralgique d’une naissance d’un désir fasciste — ou d’une acceptation du phénomène fascisme — a pour l’une de ces origines multiples le positivisme. L’autoritarisme analysé comme un comportement individuel ainsi perçu par Adorno e Cie est une personne qui a « perdu sa capacité d’indépendance », « une personnalité trop ouverte à l’autorité, et qui est trop disposée à considérer que ce qui est donné par l’expérience social est dispensé de tout examen critique » une personnalité rêvée par le positivisme en somme. Le positivisme constitue l’un des nombreux pères du fascisme que Peter E. Gordon a le mérite de nous faire percevoir comme une filiation analysée par les penseurs de la théorie critique. Toutefois, nous voyons bien que sa filiation philosophique ne s’arrête pas au fascisme, ce qu’ils décrivent comme à l’origine du comportement autoritaire, c’est-à-dire l’acceptation de la réalité, n’a cessé d’être toujours à l’œuvre dans nos sociétés démocratiques. Si le positivisme est une origine du fascisme par le phénomène d’acceptation aveugle de la réalité, alors nous pouvons bien voir que le positivisme est une philosophie du contrôle, de la soumission qui a toujours lieu. Et ça implique de concevoir le fascisme comme un phénomène toujours potentiellement effectif dans nos sociétés. Pour revenir au concept d’autoréflexivité, Gordon y voit une méthode qui doit permettre d’essayer de repousser le positivisme et ses tares des pensées philosophiques et critiques.

C’est le sujet que Gordon développe dans le chapitre intitulé « L’autorité du donné ». S’ils perçoivent le devenir fasciste de nombreux individus comme l’œuvre d’une soumission aveugle à la réalité, alors le fascisme apparaît comme un phénomène non pas nouveau, mais de radicalité d’un présent laissé pour vide par tous. Le fascisme n’est pas dans une puissance nouvellement massive parce que les individus le désir, mais parce que premièrement, il s’inscrit dans un champ de soumission à la réalité déjà accepté par tous. Dans un second temps, ipso facto, ils peuvent le désirer comme une nouvelle réalité transcendantale. « Je risquerais la proposition plus générale selon laquelle l’ensemble de l’étude converge vers le portrait d’un individu qui est réceptif à la propagande fasciste précisément parce que sa personnalité générale est marquée par la réceptivité. Cela implique une analyse circulaire : le fasciste potentiel est enclin au fascisme précisément parce qu’il est enclin à la soumission et qu’il adhère sans réflexion aux valeurs qui font autorité dans sa culture politique ». Le fascisme s’inscrit dans une soumission première de l’individu à une société qu’il accepte comme objet étranger et nécessaire. Des personnalités psychologiques marquées par la réceptivité comme ce qui constitue le fruit sur lequel les vers du fascisme viennent s’intégrer. La belle pomme de la réceptivité, de la soumission devient problématique que quand le fascisme vient l’infecter de son odeur de mort. Mais n’est-elle problématique depuis le début ? Évidemment, et ils nous le disent « l’étude sur la personnalité autoritaire considère le simple conventionnalisme comme déjà symptomatique, non pas du fascisme en lui-même, mais de la sensibilité d’une personne à celui-ci », le conventionnalisme est su comme le problème fondamental puisqu’il marque une pratique d’étrangeté et de naturalité de nos vies sociales laissant place à tous les pires phénomènes politiques. La naissance même de cette réceptivité — qu’ils ont perçu philosophiquement dans l’influence du positivisme — devient alors le centre du problème. Cette réceptivité n’est-elle pas aussi le fruit des démocraties et de sa création du phénomène de masse ? Il serait intéressant de voir peut-être l’origine de la réceptivité dans l’œuvre de Tocqueville et sa critique assidue de la démocratie. Ou n’est-elle pas le fruit de tout pouvoir humain qui vise toujours à se naturaliser ? La réponse que nous donne cet article — outre le positivisme — est « que les sujets modernes sont en voie de perdre leur capacité à faire des expériences », que l’impossibilité de vivre autre chose que le triste spectacle organisé de nos vies ordinaires contribue logiquement à l’impossibilité d’en imaginer la sortie, « l’imagination critique » tend alors à cesser d’exister. Il est intéressant de noter comment le fascisme s’inscrit alors dans une crise existentielle de l’expérience par l’individu, « les contours généraux de la personnalité autoritaire expriment quelque chose de plus vide et de plus troublant qu’une conviction idéologique : ils ne décrivent pas des croyances réfléchies, mais une sorte de vide ou de miroir où l’on aurait pu s’attendre à découvrir l’esprit », les hommes vidés de toute expérience réelle, vidés corrélativement de toute substance, où la prétendue découverte de l’esprit laisse place à la découverte du vide donnent naissance aux pires possibilités. En analysant la personnalité autoritaire, ils n’ont pas découvert d’esprit, l’impact des idéologies est alors minime, la catastrophe est avant : un homme adhère au fascisme parce qu’il est vide, complètement vidé par le social qui lui a construit sa personnalité comme « miroir » de l’ordre. Alors l’esprit devient la sphère de la capacité dans laquelle l’homme résiste au fascisme tout comme à la réceptivité.
Quoi qu’il en soit, ce point de réceptivité et d’inertie par les individus constitue pour Adorno « vraiment le mal radical » en reprenant l’expression d’Arendt. Cette acceptation du monde comme un simple fait donné et extérieur comme le mal radical sur lequel le fascisme devient désirable — ou du moins acceptable — dans le cœur des hommes implique une lecture du fascisme comme une « attitude générale de soumission inconditionnelle ». « Une telle lecture fait évidemment violence à notre sentiment habituel selon lequel le fascisme est une forme politique singulière et qu’il signifie autre chose qu’une adhésion aveugle aux normes dominantes. ». Son actualité n’apparaît plus alors comme quelque chose d’étrange, le fascisme est une forme politique sous-jacente agrippée à notre société basée sur l’impuissance de ses individus. Il s’inscrit sur des dispositifs déjà à l’œuvre avant lui. Le conventionnalisme, le principe d’inertie, la réceptivité sont les trois thèmes d’un même processus de soumission à l’ordre des choses qui a lieu dans la culture européenne avant l’apparition soudaine de ce nouveau monstre. C’est aussi tout le mérite de cet article de nous rappeler que l’unique analyse psychologique du phénomène d’adhésion au fascisme est caduque si elle ne s’articule pas à une analyse globale et historique. Car enfin, il est d’une évidence que le fascisme « s’était métastasé en une tendance généralisée de la modernité capitaliste ».

Cet article de Gordon permet ainsi de mieux comprendre évidemment la volonté du travail entrepris dans cette étude de la personnalité autoritaire, et il nous amène à comprendre la singularité de notre présent. Le fascisme n’a jamais été derrière nous, il est toujours présent à différentes strates de puissance. S’il devient de plus en plus difficile de distinguer le fascisme de la démocratie autoritaire ou de la modernité capitalise à la suite de ce texte, des œuvres comme celle de Furio Jesi peuvent nous aider à percevoir ce qui reste de singulier dans la culture fasciste. L’article tout comme La personnalité autoritaire s’intéresse non pas à la naissance de la pensée fasciste comme telle, mais à son acceptation dans le cœur même des hommes. C’est ainsi qu’on perçoit que son acceptation déroule d’un dispositif (méta)physique « qui nous pousse à accepter la réalité sociale sans critique » qui n’est pas singulier au fascisme précisément parce que ce n’est pas lui qui l’a créé, il s’inscrit dans un dispositif qui l’a précédé et qui lui a succédé. Et ce dispositif d’encerclement, d’aveuglement n’a cessé de se renforcer avec les fabrications techniques et technologiques, « nous assistons à la montée de ce que la romancière Zadie Smith a appelé “l’algorithme”, un espace uniforme qui marque le point ultime de la colonisation du monde de la vie. Les êtres humains sont de plus en plus enclins à se soumettre à l’autorité du donné et c’est cette passivité épistémique face aux normes sociales qui explique notre disposition à adhérer à l’autoritarisme politique ». La compréhension du retour des formes de puissance du fascisme dans notre présent est ce que ce texte nous permet de saisir. Il est certain qu’à l’heure où les êtres humains n’ont jamais été aussi passifs et réceptifs devant ce Nouveau Monde technologique contribue à une acceptation encore plus accrue de la réalité du monde actuel, ne cessant de redonner toujours plus de potentiel au fascisme.

Adorno et Cie ont noté que tous les problèmes psychologiques qu’ils perçoivent ne peuvent se régler qu’avec la destruction de ce qui leur a donné naissance : la société. Nous pensons qu’il en va de même pour le fascisme. À lecture de ce texte, il apparaît évident que tout sauvetage démocratique finira par être vain, que tout antifascisme qui n’est pas révolutionnaire finira par être submergé puisque nous savons que ce « mal radical » d’« une forme de conscience qui se soumet sans critique au monde » est constitutif depuis toujours de la survivance de nos sociétés. Que la sempiternelle volonté de l’éducation du citoyen libre et démocratique comme rempart est tout aussi inefficace, car « malgré toutes les sources d’information qui devraient leur permettre de comprendre leur société, cette capacité est paralysée par “l’information manipulée” », que ce « mal radical » ne cesse d’agrandir la puissance du capital : « que la forme marchandise ne se cantonne pas à la sphère esthétique » (de la radio ou du cinéma par exemple) ; elle a colonisé toutes les sphères du comportement de telle sorte que même « les réactions les plus intimes des êtres humains » sont « réifiées, même pour les individus eux-mêmes ».

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