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L’Empire réticulaire

L’Empire n’a pas, n’aura jamais d’existence juridique, institutionnelle, parce qu’il n’en a pas besoin. L’Empire, à la différence de l’État moderne, qui se voulait un ordre de la Loi et de l’Institution, est le garant d’une prolifération réticulaire de normes et de dispositifs.
Tiqqun 2

Qu’est-ce que l’empire ? Si le terme d’empire nous est hérité du latin imperium, l’exercice d’une contrainte, d’un pouvoir, sa définition n’a cessé de varier au cours de l’histoire. À vrai dire, il fait bien longtemps que cette définition ne tient plus. La science politique traditionnelle propose une définition datée de la question de l’empire. Il serait l’exercice effectif d’une autorité exclusive sur une population rassemblée sur un territoire donné. L’expression la plus éloquente en est l’ordre westphalien. Par cette locution, on désigne le système international tel qu’il est reconfiguré en 1648, à l’issue de la terrible guerre de Trente Ans. Le traité de Westphalie qui clôt ce moment historique porte les fondements du système international pour les siècles à venir, agençant de grands principes qui resteront longtemps valables. Dans ce système, l’empire s’exprime dans une forme de rigidité : le territoire, la frontière, la souveraineté. C’est cette conception qui va voler en éclats, démolie par les crises des XIXe et XXe siècles. Il devient impossible que la souveraineté s’exerce exactement dans les mêmes termes. 

Pourtant, l’impasse était escomptée. Dès l’origine l’empire porte en lui l’élément le plus signifiant de son étymologie : porter le commandement dans. C’est bien à l’intérieur que s’exerce le commandement ; sinon, il aurait été impossible que le roi soit « empereur en son royaume », l’un serait une simple équivalence de l’autre. C’est là une des grandes erreurs de la théorie politique occidentale et ce qu’il faut dénouer. Depuis Michel Foucault, on sait que la question du pouvoir n’est pas celle de l’institution. Il n’est pas de pouvoir comme entité, mais comme relations présentes en permanence, à tous les niveaux. Ainsi en est-il de l’empire. C’est l’une des forces de Tiqqun d’avoir montré que l’Empire n’est pas une question territoriale, mais une question de relations de pouvoir. L’empire n’est pas la transcendance, mais l’immanence de son action. Il s’incarne, non pas dans l’expression d’une souveraineté, mais dans le déploiement de ses dispositifs. 

Pour comprendre ce changement, prenons l’exemple de la frontière, matérialisation paradigmatique de la souveraineté. Si les discours politiques de tout ordre ne font qu’appeler au renforcement de la frontière, et si, elles se sont considérablement renforcées par la création de barrières et de murs, pourtant, elle s’efface dans le cadre à la fois d’une gouvernance supranationale, telle l’Union européenne, au niveau de laquelle nombre de décisions concernant l’immigration et l’asile sont désormais prises, et d’un capitalisme transnational, telles les différentes zones d’abaissement voire de suppression des barrières douanières. Pourtant, les frontières s’épaississent jusqu’à couvrir de larges portions du territoire et s’exportent jusqu’à menacer les souverainetés. Elles n’existent pas seulement sur une ligne géographique aussi précise qu’illusoire. Ce que semblent révéler les frontières mouvantes du monde contemporain, ce n’est ni la fin de l’ordre westphalien, ni son remplacement par un ordre post-westphalien, mais son adaptation, voire sa soumission aux raisons d’État permettant à ces derniers, dans le cadre du rapport de forces internationaux, de déplacer les limites de leur territoire à leur gré, au nom d’une souveraineté qui se manifeste peut-être moins dans les murs, les grilles et les barbelés, comme on le croit généralement, que par cette capacité à étendre le pouvoir de la frontière intérieurement, pour exercer le contrôle sur des parties de plus en plus grandes de la population, et extérieurement, pour déléguer contre argent l’essentiel de cette tâche à d’autres régimes féroces. Mais alors que les barrières sont le spectacle de la frontière, affirmant la supposée puissance des États, son déplacement est presque invisible. Dès lors, loin d’être un renoncement ou un dépassement, cette évolution traduit plutôt ce qu’on pourrait appeler une reconfiguration biopolitique de l’ordre westphalien.

Dans le dernier chapitre de La volonté de savoir, le philosophe Michel Foucault entend par biopolitique la régulation des populations. Le biopouvoir, qui caractérise selon lui le rapport de la modernité à la vie et à la mort, a deux composantes. L’anatomo-politique, qui se déploie à travers les formes variées de disciplines du corps humain pour assurer son utilité et sa docilité, et la biopolitique, qui se manifeste à travers une série d’interventions et de contrôles régulateurs de la population. Cette reconfiguration biopolitique de l’ordre westphalien illustre comment coexistent une conception traditionnelle de la souveraineté, telle qu’énoncée par les États, le pouvoir sur un territoire dont ils décident des entrées voire des sorties, et une conception nouvelle du biopouvoir, telle que mise en œuvre dans les politiques des frontières, le pouvoir sur une population dont on détermine ce à quoi elle doit ressembler selon un calcul de la variation d’indicateurs. Le biopouvoir ne se substitue pas à la souveraineté, comme certains ont voulu le voir dans la théorie foucaldienne, mais fait fonctionner ensemble cette discipline terrible et ce contrôle sournois. Elle donne à voir comment au sein de la théorie foucaldienne, le pouvoir souverain d’Ancien Régime, qui est un droit de vie et de mort, et le biopouvoir, caractéristique de la modernité et qui s’attache à faire vivre et disqualifier la mort, s’agencent pour former le réseau de l’Empire. 

Ce réseau, c’est celui des dispositifs. Suivant Giorgio Agamben, les dispositifs sont « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». Ils sont la toile qui enserre toute vie, la machine qui digère l’existence dans sa rationalité calculante. Les dispositifs sont des objets de lecture, d’analyse, de traitement et de contrôle. Ils réduisent le monde en une abstraction qui puisse être manipulée. Ils s’incarnent dans des objets, des institutions, des pratiques, des attitudes… Pris dans cette toile, l’être humain pourrait être programmé. On capte son comportement, on l’examine, on le quantifie sur une échelle, on le compare à une norme, puis on note sa variation, avant d’intervenir pour corriger ce comportement. À partir de là, il n’y plus de dehors : partout règne l’Empire. 

Jean Bartimée

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