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Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ?

L’ensemble des tentatives actuelles, à partir desquelles le capitalisme occidental développe sa propre remise en cause et prépare sa nécessaire restructuration, exprime bien le caractère charnière et même profondément historique de cette époque. Au fur et à mesure que se développent les signes et les risques d’une négation totale, se constitue en réaction un terrain d’expérimentation d’où s’élabore empiriquement l’idéologie destinée dans les prochaines années à venir étayer la réorganisation du système défaillant. Il s’agit là d’un phénomène de stalinisation du capitalisme occidental, au sens où la restructuration nécessaire, conçue pour sauvegarder la domination étatique, doit être menée de la manière la plus contrôlable et centralisée possible, non plus au nom des besoins naturels du mouvement économique, mais pour sauver l’ordre économique lui-même, au nom d’une idéologie imposant une conception globale de l’existence, et préparant les conditions propices de la société cybernétique.
 Jeanne Charles & Daniel Denevert, Notes pour un manifeste situationniste

« L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ». C’est ainsi que Michel Foucault conclut Les Mots et des choses. Dans cette archéologie des sciences humaines, Foucault formule une critique de l’humanisme et met à mal cette catégorie qu’est l’homme. Aujourd’hui, tout annonce la mort de l’homme, mais rien n’annonce la fin de son projet métaphysique pourtant si nécessaire. C’est tout le contraire qui s’amorce, une mise en œuvre de la grande continuation sous d’autres traits, par d’autres catégories de l’apparence. L’émergence des post-humanités et des autres transhumanismes marque le dépassement ou plutôt l’accomplissement du projet métaphysique qui sous-tend l’invention de l’homme. L’annonce de la mort de l’homme doit nous rappeler une autre mort, celle de Dieu. Nietzsche avait parfaitement vu que la mort de Dieu ne coïncide pas avec la mort du christianisme, mais coïncide plutôt avec sa pleine réalisation. Le capital a réalisé différents stades de développement, au cours desquels un sujet correspondant a été produit pour alimenter l’autoconservation du capital et sa mutation. L’ouvrier comme l’homme ne sont pas apparus par magie, ils ont été produits de manière à répondre aux impératifs d’une forme de vie impériale. Le rêve du capital est de réussir à produire une vie inerte sans sensibilité, une vie purement cybernétique, contrôlable et ajustable. En quelque sorte, un androïde ou un mouton électrique. Il n’y a pas de sensibilité capitaliste. 

Diderot dans son Encyclopédie, farfouille tout ce qu’il peut pour trouver un nom qui signifierait un peu plus que « automate » et moins que « humain ». Il trouve le terme « androïdes », pour désigner les machines à l’apparence humaine. Avant cela, Descartes qualifiait les animaux d’automates, car selon lui ce qui distingue un homme d’un animal, est le fait que l’homme possède une âme. Notons que Descartes dans son traité nommé L’Homme a rejeté la dimension de l’âme comme étant responsable des mouvements du corps, pour situer l’âme dans la glande pinéale. L’âme devient une entité de tri de l’information, elle reçoit des sensations et envoie des ordres par le biais des nerfs. Dans La description du corps humain, publiée en 1662, Descartes fournit un modèle mécanique du corps humain ou chaque organe correspond à des pièces mécaniques. Cette vision mécaniste de la vie est suivie par un homme terrifié par les loups. Hobbes, affirme dans le Léviathan que l’homme est un automate. Cette perception coïncide avec l’émergence de la modernité comme logique économique d’efficacité et d’exploitation de la volonté politique de contrôle déterminé par un cerveau central. C’est ce que l’on retrouve précisément dans Du citoyen de Hobbes, où le pouvoir suprême se situe dans la tête. Cette métaphore de la tête et du cerveau mène à l’avènement de la noosphère si chère à de Teilhard. En 1738, déambule au sein de l’Europe un étrange cortège composé de créatures artificielles. Tout le monde s’empresse pour les voir, que ce soit dans les foires, dans les églises ou dans les palais. Une fascination des automates est née. Les plus populaires sont ceux qui ressemblent à des humains. La fascination pour les automates dépasse les monarques, les artisans et les paysans, les penseurs sont eux aussi sous leurs charmes. Jacques Vaucanson, l’inventeur du canard et du flûtiste, est vu par certains comme le nouveau Prométhée. Rousseau, La Mettrie et Voltaire sont particulièrement enthousiastes à son sujet. Sans oublier Frédéric II qui a tenté d’attirer Vaucanson à Berlin à maintes reprises, sans y parvenir. Le roi de Prusse fit construire ses propres automates. Vaucanson rapporte dans ses mémoires l’importance des lecteurs à inspecter les machines, afin de voir si elles ont bien imité la nature. Quelque chose d’autre se joue dans cette observation entre les humains fascinés et les machines, les observateurs sont les réels cobayes de l’expérience sociale. Mais la véritable mission des automates est de montrer comment les humains fonctionneraient s’ils étaient eux-mêmes machines. L’accès aux entrailles des androïdes n’est rien d’autre que l’accès aux entrailles des gens. Toutes ces machines étaient des miroirs de comment les gens devaient se percevoir : comme un maillage de rouages. Les androïdes sont en fait des systèmes de traitement d’informations et c’est précisément ce que les gouvernants et leurs institutions voulaient comme concept organisationnel. Foucault note dans Surveiller et Punir que Frédéric II ne tarde pas à transformer son armée en « automates » aux mouvements mécanisés. Un autre féru d’automates, Napoléon apprit à perfectionner les écoles, les hôpitaux et l’administration en machines. L’Homme Machine de La Mettrie est considéré comme le mode d’emploi de l’armée prussienne, mais aussi la vision du monde des sujets de Frédéric II. L’État se devait de devenir une machine. Un peu partout des médecins, des économistes et des philosophes comme Kant et Quesnay vont contribuer à déterminer la réalisation de cette hypothèse. Les automates sont les rouages de la bonne santé de l’économie. 

Au XVIIIe siècle, le problème n’était pas seulement d’inventer des automates, mais d’inventer des êtres humains pour les machines. Et c’est encore Vaucanson, père du canard et de la danseuse, qui conçoit le premier métier à tisser automatique. De manière à autonomiser la production des mains des ouvriers des manufactures. Ce qui lui a valu de devoir fuir Lyon face à une émeute d’artisans. En France, les automates ont produit des soldats et des sujets. Il est temps de passer à une autre étape, de produire des consommateurs et des marchés. Sur l’autre rive de la Manche, au Royaume-Uni, l’intérêt pour les automates grandit. L’homme qui finance la machine à vapeur de James Watt fut John Merlin, qui acheta aux Français les automates pour son musée de la mécanique à Londres. Merlin organise une exposition permanente d’androïdes, qui présente la déconstruction de l’homme en fonctions individuelles, élément central dans le processus d’industrialisation. Manifestement, c’était la première matérialisation des algorithmes. Certes, ils n’étaient pas écrits en code comme aujourd’hui, mais ils restaient plus saisissables comme porte sur le monde de la division du travail et la décomposition des fonctions. Un chimiste et économiste Antoine Lavoisier imagine vers 1790 des réformes sur le plan agraire et une méthode de calcul pour mesurer le travail intellectuel, autrement dit une manière de pénétrer dans l’esprit. Cette logique va se répandre avec la rationalisation du travail et l’émergence du modèle tayloriste pour la société du XXe siècle. Les travailleurs sont encore constitués de muscles, d’os et de chaires. Pourtant au fil des dites « révolutions industrielles » certains pensent encore qu’on ne vend que sa force physique, quand tout indique que nous vendons notre âme.

Quand les automates finissaient leur déambulation dans les musées, la machine à vapeur prit le relais. Les machines sont capables de produire des normes sociales sans les communiquer ou les justifier. Les machines peuvent être plus efficaces que l’appareil législatif. Elles configurent une façon de vivre et une manière de penser. La machine à vapeur a si souvent mutilé des ouvriers que le marché des prothèses a vu le jour. Ces prothèses avaient donc pour modèle les fameux automates de Merlin. Les hommes eux-mêmes se transformaient en androïdes pour faire fonctionner la machine. Une étape de plus était franchie : tout travailleur doit littéralement fusionner avec la machine. C’est le paradigme du XXIe siècle, les êtres humains doivent devenir des robots. Que la machine pense à la place de l’homme est un vieux rêve de l’époque victorienne. L’un des principaux précurseurs de l’informatique est Charles Babbage, mathématicien anglais et homme d’affaires. Fasciné par les automates de Vaucanson, il crée la première calculatrice numérique en 1828. Babbage tente de construire le premier ordinateur. Il avait déjà en tête les cartes perforées, la division du travail contrôlé par ordinateur et l’usine automatisée. Et pourtant, on oublierait presque qu’il avait pressenti la théorie des jeux. Ce petit rageux de Babbage pleurnichait sur le fait que peu de gens s’intéressaient à sa machine à différences, les gens restaient donc plus fascinés par l’automate de la danseuse. Néanmoins, c’est la machine à différences qui permit à l’idée de l’automate de s’imposer. Au cours du XIXe siècle, un des physiologistes les plus respectés, William Benjamin Carpenter, a élaboré l’idée de l’individu comme automate alimenté de l’extérieur par un apport électrobiologique. La question de l’électricité va prendre une autre ampleur à la fin du XIXe siècle. Les « fluides magnétiques » ont marqué le début de l’industrie de la publicité américaine. Au même moment, des gens gobent des pilules constituées « d’électricité » confectionnées par l’inventeur de l’Alka-Seltzer qui démontre scientifiquement son efficacité. Il faut bien évidemment remercier la publicité de tout ce cirque. Les premières expériences réussies de suggestion de masse, mélange de spiritisme (très à la mode dans les salons victoriens) et de comportementalisme. Dans son rapport annuel de 1925, un certain J. Walter Thompson, fondateur de la première agence de publicité dont l’influence traverse les frontières américaines, fait un parallèle entre la publicité et l’électricité comme force non morale capable d’éclairer et d’électrocuter. Le XXIe siècle ouvre un changement de paradigme dans les opérations de calcul et des souhaits des populations passant des « forces » aux individus eux-mêmes. Aujourd’hui, le capitalisme peut manier différentes méthodes de manipulation et de contrôle : influence de masses, dispositifs de subjectivation et assujettissement établi par la logique de la théorie des jeux. C’était le vieux rêve de Charles Babbage que d’élaborer une technologie permettant de réorganiser la vie de façon totalement rationnelle.

Comme l’écrit Günther Anders dans son ouvrage L’Obsolescence de l’homme, les humains sont devenus obsolètes par rapport à leurs propres produits. L’occidentalisation du monde est un processus de destruction des consistances des formes de vie, et d’amplification de la désensibilisation de l’expérience vécue. Ainsi, le néolibéralisme part de cette destruction toujours en œuvre et promet une multitude de life style, tous modelés sur la base du capital humain. La marchandisation de soi est devenue monnaie courante. Aucune dimension de l’existence ne doit échapper à l’économie, tout est un marché en puissance, même l’âme. Thatcher l’a annoncé : « L’économie est la méthode ; l’objet, c’est de changer l’âme. » L’anthropomorphose du capital est l’autre nom de cet objectif. Il faut rappeler que les postmodernes ont eux aussi largement contribué à rendre acceptable l’économie par leur déconstruction. Le cas de Donna Haraway et son cyborg est l’un des plus significatifs. Dans son livre Simians, Cyborgs and Women, elle affirme que les mouvements féministes sont prisonniers des catégories qu’ils combattent. Selon elle, il est nécessaire de changer de terrain, d’espace de vie et aussi de « nature ». Elle propose d’épouser le terrain du Cyborg. Une dizaine d’années auparavant, Haraway sortait son Cyborg manifesto (un texte paru dans une revue féministe en 1981, puis remanié en 1983). Ce manifeste revendique l’ironie et la légèreté d’une fiction. La fiction est, pour elle, la seule arme défensive capable d’exister dans le monde contemporain. Ce livre a pour ambition de décrire le monde des cyborgs, de prendre la mesure de ce qui nous est réservé et de pouvoir en utiliser les termes et les subvertir. Ainsi, Haraway réaffirme le geste postmoderne : « Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman » (Donna Haraway, Cyborg manifesto). Cet hybride mi-humain mi-machine, est un composé biologico-technique. Comme zone d’indistinction, un être neutre, non binaire. Cet organisme cybernétique serait une pure hétérogénéité sans visée totalisante, mais entièrement connectable à d’autres cyborgs. En somme, Haraway fait du cyborg l’unité politique qui permet d’agir contre le système de domination. La question de son origine est très vite expédiée, le cyborg n’aurait aucune origine, aucun horizon de telos possible, étant simplement soumis à une autoreproduction constante. 

Étrangement, Haraway tombe dans le piège de la technique occidentale qui voit la technique comme neutre. Elle accentue une perspective prothétique d’une espèce humaine inachevée. Son cyborg produit de cette technique est le lieu du neutre. Ici donc est promu une neutralité, un espace démocratique dans lequel les différences s’annulent. Autrement dit, c’est un lieu de dépolitisation de l’altérité. « le cyborg définit une cité technologique en partie basée sur une révolution des relations sociales au sein de l’oïkos, du foyer » (idem). Le cyborg affirme une nouvelle oïkonomia, une révolution de l’organisation administrative, intégration de tous attachements sensibles, digérés et déféqués en relations sociales. En souterrain, c’est un parlement des choses, ou plutôt un parlement des cyborgs qui se trame comme réseaux interconnectés de cyborgs capables de réactualiser une gestion biopolitique. La condition de possibilité de l’interconnexion des cyborgs dépend de l’intelligence artificielle. Adhérer à un tel dispositif, c’est intérioriser une méthode de gouvernance dans son mode d’être. Car, l’IA n’est pas simplement un ensemble de méthodes algorithmiques, tel que l’apprentissage, mais un dispositif technologique et tactique qui oriente nos comportements. Une nouvelle méthode de subjectivation, de coupure entre âme et corps, une manière de réaliser les formules économiques des néolibéraux. Au centre des rouages de l’organisme cybernétique se trouve l’émetteur informationnel. En regardant de plus près le tableau des oppositions entre paradigmes anciens et nouveaux dresser par Haraway, que cela soit la simulation, les jeux de langage, nominalisme, l’interactivité toute-puissante, les réseaux et les métaréseaux, tous ses éléments sont déterminants dans le règne de la communication généralisée. La fiction du cyborg et son ironie rejoignent le réalisme néolibéral et son cynisme. Il n’est plus question pour eux de vérités éthiques habitables, mais de détruire méticuleusement les différentes perceptions singulières du réel au profit d’une réalité tronquée, médiatisée par des représentations économiques. Le champ autoproclamé de l’émancipation n’est au fond qu’une avant-garde du capital. Un élément d’expérimentation de certaines positions internes du capital avant leur généralisation. Le cyberféminisme, l’accélérationnisme, le xénofeminisme et le transhumanisme participent à leur manière à la consolidation de ce qui sous-tend l’Empire : l’unification technologique du monde.

Owen Sleater

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