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Sortir du château des vampires

Nous devons apprendre, ou réapprendre, à construire la camaraderie et la solidarité au lieu de faire le travail du capital en nous condamnant et en nous maltraitant les uns les autres. Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devons toujours être d’accord – au contraire, nous devons créer des conditions où le désaccord peut avoir lieu sans crainte d’exclusion et d’excommunication. 

Cet été, j’ai sérieusement envisagé de me retirer de tout engagement politique. Épuisé par le surmenage, incapable d’activité productive, je me suis retrouvé à dériver sur les réseaux sociaux, sentant ma dépression et mon épuisement s’accroître.

Le Twitter « de gauche » peut souvent être une zone misérable et décourageante. Au début de l’année, des tempêtes de tweets très médiatisées ont eu lieu, au cours desquelles des personnalités s’identifiant à la gauche ont été « rappelées à l’ordre » et condamnées. Les propos de ces personnalités étaient parfois répréhensibles, mais la façon dont elles ont été personnellement vilipendées et harcelées a laissé d’horribles résidus : la puanteur de la mauvaise conscience et du moralisme de la chasse aux sorcières. La raison pour laquelle je n’ai parlé d’aucun de ces incidents, j’ai honte de le dire, était la peur. Les brutes se trouvaient dans une autre partie de la cour de récréation. Je ne voulais pas attirer leur attention sur moi. 

La sauvagerie ouverte de ces échanges s’accompagnait de quelque chose de plus répandu et, pour cette raison, peut-être de plus débilitant : une atmosphère de ressentiment hargneux. L’objet le plus fréquent de ce ressentiment est Owen Jones, et les attaques contre Jones – la personne la plus responsable de l’éveil de la conscience de classe au Royaume-Uni ces dernières années – ont été l’une des raisons pour lesquelles j’étais si découragé. Si c’est ce qui arrive à un gauchiste qui réussit à amener la lutte au centre de la vie britannique, pourquoi voudrait-on le suivre dans le courant dominant ? La seule façon d’éviter ce flux d’abus est-elle de rester dans une position de marginalité impuissante ? 

L’une des choses qui m’a sorti de cette stupeur dépressive a été de me rendre à l’assemblée populaire d’Ipswich, près de chez moi. L’Assemblée du peuple avait été accueillie avec les ricanements et les sarcasmes habituels. On nous a dit qu’il s’agissait d’un coup inutile, dans lequel les gauchistes des médias, y compris Jones, se mettaient en scène dans une nouvelle démonstration verticale de leur culture. Ce qui s’est réellement passé à l’Assemblée d’Ipswich était très différent de cette caricature. La première partie de la soirée – qui a culminé avec un discours enthousiaste d’Owen Jones – a certainement été animée par les orateurs de haut niveau. Mais la seconde partie de la réunion a vu des militants de la classe ouvrière de tout le Suffolk se parler, se soutenir, partager leurs expériences et leurs stratégies. Loin d’être un nouvel exemple de gauchisme hiérarchique, l’Assemblée populaire a montré comment le vertical peut être combiné à l’horizontal : le pouvoir des médias et le charisme ont pu attirer dans la salle des personnes qui n’avaient jamais assisté à une réunion politique auparavant, où elles ont pu discuter et élaborer des stratégies avec des militants chevronnés. L’atmosphère était antiraciste et antisexiste, mais sans le sentiment paralysant de culpabilité et de suspicion qui plane sur les tweets de gauche comme un brouillard âcre et étouffant. 

Ensuite, il y a eu Russell Brand. Je suis depuis longtemps un admirateur de Brand, l’un des rares grands comiques de la scène actuelle à être issu de la classe ouvrière. Ces dernières années, on a assisté à un embourgeoisement effronté de la comédie télévisée, avec le grotesque nigaud ultra-riche Michael McIntyre et une morne bruine de fadasses diplômés qui dominent la scène. 

La veille de la diffusion de la désormais célèbre interview de Brand avec Jeremy Paxman sur Newsnight, j’avais vu le spectacle de stand-up de Brand, « The Messiah Complex », à Ipswich. Ce spectacle était résolument pro-immigration, pro-communisme, antihomophobie, saturé d’intelligence ouvrière et sans crainte de la montrer, et queer comme la culture populaire l’était autrefois (c’est-à-dire rien à voir avec la piété identitaire aigrie que nous imposent les moralisateurs de la « gauche » poststructuraliste). Malcolm X, le Che, la politique comme démantèlement psychédélique de la réalité existante : c’était le communisme comme quelque chose de cool, de sexy et de prolétarien, au lieu d’un sermon moralisateur.

Le lendemain soir, il était clair que l’apparition de Brand avait provoqué un moment de rupture. Pour certains d’entre nous, le démontage en règle de Paxman par Brand a été intensément émouvant, miraculeux. Je ne me souvenais pas de la dernière fois qu’une personne issue de la classe ouvrière avait eu l’occasion de détruire de manière aussi définitive un « supérieur » de classe en utilisant l’intelligence et la raison. Il ne s’agissait pas de Johnny Rotten jurant contre Bill Grundy – un acte d’antagonisme qui confirmait plutôt qu’il ne remettait en cause les stéréotypes de classe. Brand avait déjoué Paxman – et l’utilisation de l’humour était ce qui distinguait Brand de la grisaille de tant de « gauchistes ». Brand fait en sorte que les gens se sentent bien dans leur peau, alors que la gauche moralisatrice se spécialise dans le fait de faire en sorte que les gens se sentent mal, et n’est pas satisfaite tant qu’ils n’ont pas la tête penchée dans la culpabilité et le dégoût d’eux-mêmes. 

La gauche moralisatrice a rapidement fait en sorte que l’histoire ne porte pas sur l’extraordinaire violation par Brand des conventions insipides du « débat » des médias grand public ni sur son affirmation selon laquelle une révolution allait se produire. (Cette dernière affirmation ne pouvait être entendue par la « gauche » narcissique petite-bourgeoise aux oreilles nues que comme le fait que Brand disait qu’il voulait mener la révolution – ce à quoi ils ont répondu avec le ressentiment habituel : « Je n’ai pas besoin de la célébrité pour me guider ») Pour les moralisateurs, l’histoire dominante devait porter sur la conduite personnelle de Brand, et plus particulièrement sur son sexisme. Dans l’atmosphère fébrile de maccarthysme fermentée par la gauche moralisatrice, les remarques qui pourraient être interprétées comme sexistes signifient que Brand est sexiste, ce qui signifie également qu’il est misogyne. C’est clair et net, définitivement condamné. 

Il est juste que Brand, comme chacun d’entre nous, réponde de son comportement et du langage qu’il utilise. Mais ces questions doivent être posées dans une atmosphère de camaraderie et de solidarité, et probablement pas en public dans un premier temps – bien que lorsque Brand a été interrogé sur le sexisme par Mehdi Hasan, il a affiché exactement le genre d’humilité de bon aloi qui manquait totalement aux visages impassibles de ceux qui l’avaient jugé. « Je ne pense pas être sexiste. Mais je me souviens de ma grand-mère, la personne la plus adorable que j’aie jamais connue, mais elle était raciste, mais je ne pense pas qu’elle le savait. Je ne sais pas si j’ai une gueule de bois culturelle, je sais que j’aime beaucoup les expressions populaires, comme “darling” (“ma chérie”) et “bird” (“mon petit oiseau”), donc si les femmes pensent que je suis sexiste, elles sont mieux placées que moi pour en juger, donc je vais travailler là-dessus ». 

L’intervention de Brand n’était pas une tentative de leadership, c’était une inspiration, un appel aux armes. Et pour ma part, j’ai été inspiré. Alors que quelques mois auparavant, j’aurais gardé le silence pendant que les moralisateurs de la gauche caviar soumettaient Brand à leur tribunal bidon et à leur diffamation – avec des « preuves » généralement glanées dans la presse de droite, toujours disponible pour prêter main forte à ce genre d’exercice – cette fois-ci, j’étais prêt à les affronter. La réponse à Brand est rapidement devenue aussi importante que l’échange avec Paxman lui-même. Comme l’a souligné Laura Oldfield Ford, il s’agissait d’un moment de clarification. Et l’une des choses qui a été clarifiée pour moi est la façon dont, ces dernières années, une grande partie de la soi-disant « gauche » a supprimé les questions de classes. 

La conscience de classe est fragile et fugace. La petite bourgeoisie qui domine le monde académique et l’industrie culturelle a toutes sortes d’angoisses et d’appréhensions qui empêchent le sujet d’être abordé ; et ensuite, s’il est abordé, elle fait croire qu’il n’est pas pertinent, presque un manquement éthique, que de l’évoquer. Cela fait des années que je prends la parole lors d’événements anticapitalistes, mais j’ai rarement parlé – ou été invité à parler – en public de classes sociales. 

Mais une fois que la question de classe est réapparue, il était impossible de ne pas la voir partout dans les réactions à l’affaire Brand. Brand a été rapidement jugé et/ou remis en question par au moins trois gauchistes issus d’écoles privées hors de prix. D’autres nous ont dit que Brand ne pouvait pas faire partie de la classe ouvrière, puisqu’il était millionnaire. Il est inquiétant de voir combien de « gauchistes » semblaient être fondamentalement d’accord avec la question de Paxman : « Qu’est-ce qui donne à cette personne de la classe ouvrière l’autorité de parler ? ». Il est également inquiétant, voire affligeant, qu’ils semblent penser que les membres de la classe ouvrière devraient rester dans la pauvreté, l’obscurité et l’impuissance de peur de perdre leur « authenticité ». 

Quelqu’un m’a transmis un message écrit à propos de Brand sur Facebook. Je ne connais pas la personne qui l’a écrit et je ne souhaite pas la nommer. Ce qui est important, c’est que ce message était symptomatique d’un ensemble d’attitudes snobs et condescendantes qu’il est apparemment acceptable d’afficher tout en se classant à gauche. Le ton était horriblement hautain, comme s’il s’agissait d’un instituteur notant le travail d’un enfant ou d’un psychiatre évaluant un patient. Brand, apparemment, est « manifestement extrêmement instable… à une mauvaise relation ou à un accident de carrière près de s’effondrer dans la toxicomanie ou pire ». Bien que la personne affirme qu’elle « aime beaucoup [Brand] », il ne lui vient peut-être pas à l’esprit que l’une des raisons pour lesquelles Brand pourrait être « instable » est justement cette sorte d’« évaluation » condescendante et faussement supérieure de la part de la bourgeoisie de « gauche ». Il y a également une parenthèse choquante, mais révélatrice où l’individu fait référence avec désinvolture à « l’éducation lacunaire de Brand [et] à ses glissements sémantiques, caractéristiques de l’autodidacte » – ce qui, dit généreusement cet individu, « ne me pose aucun problème » – comme c’est bien de leur part ! Il ne s’agit pas d’un bureaucrate colonial racontant ses tentatives d’enseigner la langue anglaise à des « indigènes » au XIXe siècle, ni du maître d’école victorien d’une institution privée décrivant un boursier, mais d’un « gauchiste » écrivant il y a quelques semaines. 

Que faire à partir de là ? Il faut d’abord identifier les caractéristiques des discours et des désirs qui nous ont conduits à ce passage sinistre et démoralisant, où les classes ont disparu, mais où le moralisme est partout, où la solidarité est impossible, mais où la culpabilité et la peur sont omniprésentes – et ce n’est pas parce que nous sommes terrorisés par la droite, mais parce que nous avons laissé les modes bourgeois de subjectivité contaminer notre mouvement. Je pense qu’il y a deux configurations libidinales-discursives qui ont conduit à cette situation. Elles se disent de gauche, mais – comme l’épisode Brand l’a clairement montré – elles sont à bien des égards le signe que la gauche – définie comme un agent de la lutte des classes – a pratiquement disparu. 

Dans le château des vampires

La première configuration est ce que j’ai appelé le Château des vampires. Le château des vampires est spécialisé dans la propagation de la culpabilité. Il est animé par le désir d’un prêtre d’excommunier et de condamner, par le désir d’un universitaire d’être le premier à repérer une erreur et par le désir d’un hipster de faire partie de la foule. Le danger de s’attaquer au château des vampires est de donner l’impression – et il fera tout pour renforcer cette idée – que l’on s’attaque aussi aux luttes contre le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme. Mais loin d’être la seule expression légitime de ces luttes, le Château des vampires se comprend mieux comme une perversion et une appropriation bourgeoise-libérale de l’énergie de ces mouvements. Le Château des vampires est né au moment où la lutte pour ne pas être défini par des catégories identitaires est devenue la quête d’une reconnaissance des « identités » par un grand Autre bourgeois. 

Le privilège dont je jouis en tant qu’homme blanc consiste en partie à ne pas être conscient de mon appartenance ethnique et de mon sexe, et c’est une expérience révélatrice que d’être occasionnellement rendu conscient de ces points aveugles. Mais plutôt que de rechercher un monde dans lequel chacun se libère de la classification identitaire, le Château des vampires cherche à ramener les gens dans des camps identitaires, où ils sont à jamais définis dans les termes établis par le pouvoir dominant, paralysés par la conscience de soi et isolés par une logique de solipsisme qui insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous comprendre à moins d’appartenir au même groupe identitaire. 

J’ai remarqué un fascinant mécanisme magique d’inversion, de projection et de désaveu, selon lequel la simple mention de la classe sociale est désormais automatiquement traitée comme si cela signifiait que l’on essayait de minimiser l’importance de la race et du sexe. En fait, c’est exactement l’inverse qui se produit, puisque le Château des vampires utilise une compréhension finalement libérale de la race et du genre pour obscurcir la notion de classe. Dans tous les tweets absurdes et traumatisants sur les privilèges au début de l’année, on a remarqué que la discussion sur les privilèges de classe était totalement absente. La tâche, comme toujours, reste l’articulation de la classe, du genre et de la race – mais la démarche fondatrice du Château des vampires est la désarticulation de la classe par rapport aux autres catégories. Le problème que le château des vampires a été créé pour résoudre est le suivant : comment peut-on détenir une richesse et un pouvoir immenses tout en apparaissant comme une victime, un marginal et un opposant ? La solution était déjà là, dans l’Église chrétienne. Le Château des vampires a donc recours à toutes les stratégies infernales, les pathologies sombres et les instruments de torture psychologique que le christianisme a inventés et que Nietzsche a décrits dans La Généalogie de la morale. Ce sacerdoce de la mauvaise conscience, ce nid de pieux culpabilisateurs, c’est exactement ce que Nietzsche avait prédit en disant que quelque chose de pire que le christianisme était déjà en route. Or, le voici… 

Le Château des vampires se nourrit de l’énergie, des angoisses et des vulnérabilités des jeunes étudiants, mais il vit surtout de la conversion de la souffrance de groupes particuliers – les plus « marginaux » étant les mieux placés – en capital académique. Les figures les plus louées du Château des vampires sont celles qui ont repéré un nouveau marché dans la souffrance – ceux qui peuvent trouver un groupe plus opprimé et subjugué que tous ceux qui ont été exploités auparavant se verront très rapidement promus dans les rangs. 

La première loi du Château des vampires est : individualiser et privatiser tout. Alors qu’en théorie, il prétend être en faveur d’une critique structurelle, en pratique, il ne se concentre jamais sur autre chose que le comportement individuel. Certains de ces travailleurs ne sont pas très bien élevés et peuvent parfois être très grossiers. N’oubliez pas que la condamnation des individus est toujours plus importante que l’attention portée aux structures impersonnelles. La classe dirigeante propage des idéologies d’individualisme, tout en ayant tendance à agir comme une classe. (Beaucoup de ce que nous appelons des « conspirations » sont des manifestations de solidarité de classe de la part de la classe dirigeante) Le Château des vampires, en tant que dupe de la classe dirigeante, fait l’inverse : elle fait semblant de parler de « solidarité » et de « collectivité », tout en agissant toujours comme si les catégories individualistes imposées par le pouvoir étaient réellement valables. Parce qu’ils sont petits-bourgeois jusqu’au bout des ongles, les membres du Château des vampires sont intensément compétitifs, mais cela est réprimé de la manière passive-agressive typique de la bourgeoisie. Ce qui les unit n’est pas la solidarité, mais la peur mutuelle –, la peur d’être le prochain à être démasqué, exposé, condamné. 

La deuxième loi du Château des vampires est la suivante : faire apparaître la pensée et l’action comme très, très difficiles. Il ne doit y avoir aucune légèreté, et surtout pas d’humour. L’humour n’est pas sérieux, par définition, n’est-ce pas ? La pensée est un travail difficile, pour des gens à la voix hautaine et aux sourcils froncés. Là où il y a de la confiance, introduisez du scepticisme. Dites : ne vous précipitez pas, nous devons réfléchir plus en profondeur. Rappelez-vous : avoir des convictions est oppressif et peut conduire au goulag. 

La troisième loi du château des vampires est la suivante : propagez autant de culpabilité que possible. Plus il y a de culpabilité, mieux c’est. Les gens doivent se sentir mal : c’est le signe qu’ils comprennent la gravité des choses. Il n’y a rien de mal à être une classe privilégiée si vous vous sentez coupable de vos privilèges et si vous culpabilisez les autres personnes qui se trouvent dans une position inférieure à la vôtre. Vous faites aussi de bonnes actions pour les pauvres, n’est-ce pas ? 

La quatrième loi du château des vampires est la suivante : essentialiser. Alors que la fluidité de l’identité, la pluralité et la multiplicité sont toujours revendiquées au nom des membres du Château des vampires – en partie pour dissimuler leurs propres antécédents, invariablement riches, privilégiés ou bourgeois-assimilationnistes – l’ennemi doit toujours être essentialisé. Puisque les désirs qui animent le Château des vampires sont en grande partie les désirs des prêtres d’excommunier et de condamner, il doit y avoir une forte distinction entre le Bien et le Mal, ce dernier étant essentialisé. Remarquez la tactique. X a fait une remarque/s’est comporté d’une manière particulière – ces remarques/ce comportement pourraient être interprétés comme transphobes/sexistes, etc. Jusque-là, tout va bien. Mais c’est l’étape suivante qui est déterminante. X est alors défini comme un transphobe, un sexiste, etc. Toute son identité est définie par une remarque malencontreuse ou un écart de comportement. Une fois que le Château des vampires a organisé sa chasse aux sorcières, la victime (souvent issue de la classe ouvrière et n’ayant pas été formée à l’étiquette passive-agressive de la bourgeoisie) peut être amenée à perdre son sang-froid, ce qui renforce encore sa position de paria ou de dernier à être dévoré. 

La cinquième loi du château des vampires : penser comme un libéral (parce que vous en êtes un). Le travail du Château des vampires, qui consiste à attiser en permanence l’indignation réactive, consiste à souligner sans cesse l’évidence criante : le capital se comporte comme le capital (ce n’est pas très gentil !), les appareils répressifs de l’État sont répressifs. Il faut protester ! 

Néo-anarchie au Royaume-Uni 

La deuxième formation libidinale est le néo-anarchisme. Par néo-anarchistes, je n’entends certainement pas les anarchistes ou les syndicalistes impliqués dans l’organisation réelle des lieux de travail, comme la Solidarity Federation. Je parle plutôt de ceux qui s’identifient comme anarchistes, mais dont l’implication dans la politique ne va guère au-delà des manifestations étudiantes et des occupations, et des commentaires sur Twitter. Comme les habitants du Château des vampires, les néo-anarchistes viennent généralement d’un milieu petit-bourgeois, voire d’un milieu encore plus privilégié. 

Ils sont également jeunes pour la plupart : ils ont une vingtaine d’années ou tout au plus une trentaine d’années, et la position néo-anarchiste s’appuie sur un horizon historique étroit. Les néo-anarchistes n’ont connu que le réalisme capitaliste. Au moment où les néo-anarchistes ont pris conscience de la réalité politique – et nombre d’entre eux ont pris conscience de la réalité politique remarquablement récemment, compte tenu du niveau d’arrogance qu’ils affichent parfois –, le parti travailliste était devenu une coquille blairiste, appliquant le néolibéralisme avec une petite dose de justice sociale sur le côté. Mais le problème du néo-anarchisme est qu’il reflète de manière irréfléchie ce moment historique plutôt que d’offrir une échappatoire. Il oublie, ou peut-être ignore-t-il vraiment, le rôle du parti travailliste dans la nationalisation des grandes industries et des services publics ou dans la création du service national de santé. Les néo-anarchistes affirmeront que « la politique parlementaire n’a jamais rien changé » ou que « le parti travailliste a toujours été inutile », tout en participant à des manifestations contre le NHS ou en retweetant des plaintes contre le démantèlement de ce qui reste de l’État-providence. 
Il y a là une étrange règle implicite : il est acceptable de protester contre ce que le parlement a fait, mais il n’est pas acceptable d’entrer au parlement ou dans les médias de masse pour tenter de provoquer un changement à partir de là. Les grands médias sont à dédaigner, mais l’heure des questions de la BBC doit être regardée et faire l’objet de plaintes sur Twitter. Le purisme se transforme en fatalisme ; mieux vaut ne pas être entaché par la corruption du courant dominant, mieux vaut « résister » inutilement que de risquer de se salir les mains. 

Il n’est donc pas surprenant que tant de néo-anarchistes apparaissent comme déprimés. Cette dépression est sans doute renforcée par les angoisses de la vie postuniversitaire, puisque, comme le Château des vampires, le néo-anarchisme a son foyer naturel dans les universités, et est généralement propagé par ceux qui étudient pour obtenir des qualifications postuniversitaires, ou ceux qui ont récemment obtenu un tel diplôme. 

Que faut-il faire ? 

Pourquoi ces deux configurations sont-elles apparues sur le devant de la scène ? La première raison est que le capital les a laissées prospérer parce qu’elles servent ses intérêts. Le capital a soumis la classe ouvrière organisée en décomposant la conscience de classe, en subjuguant vicieusement les syndicats tout en séduisant les « familles qui travaillent dur » pour qu’elles s’identifient à leurs propres intérêts étroitement définis au lieu des intérêts de classe au sens large ; mais pourquoi le capital se préoccuperait-il d’une « gauche » qui remplace la politique de classe par un individualisme moralisateur et qui, loin de construire la solidarité, répand la peur et l’insécurité ? 

La deuxième raison est ce que Jodi Dean a appelé le capitalisme communicatif. Il aurait peut-être été possible d’ignorer le Château des vampires et les néo-anarchistes s’il n’y avait pas eu le cyberespace capitaliste. Le moralisme pieux du Château des vampires a été une caractéristique d’une certaine « gauche » pendant de nombreuses années – mais si l’on n’était pas membre de cette Église particulière, on pouvait éviter ses sermons. Les médias sociaux signifient que ce n’est plus le cas et qu’il y a peu de protection contre les pathologies psychiques propagées par ces discours. 

Que pouvons-nous donc faire maintenant ? Tout d’abord, il est impératif de rejeter l’identitarisme et de reconnaître qu’il n’y a pas d’identités, mais seulement des désirs, des intérêts et des identifications. Une partie de l’importance du projet des études culturelles britanniques – comme le révèlent de manière si puissante et si émouvante l’installation de John Akomfrah The Unfinished Conversation (actuellement à la Tate Britain) et son film The Stuart Hall Project – est d’avoir résisté à l’essentialisme identitaire. Au lieu de figer les gens dans des chaînes d’équivalences déjà existantes, il s’agissait de considérer toute articulation comme provisoire et plastique. De nouvelles articulations peuvent toujours être créées. Personne n’est essentiellement quelque chose. Malheureusement, la droite agit sur cette idée plus efficacement que la gauche. La gauche identitaire bourgeoise sait comment propager la culpabilité et mener une chasse aux sorcières, mais elle ne sait pas comment faire des convertis. Mais là n’est pas la question. L’objectif n’est pas de populariser une position de gauche, ni d’y gagner des gens, mais de rester dans une position de supériorité de l’élite, mais maintenant avec une supériorité de classe redoublée d’une supériorité morale. Comment osez-vous parler – c’est nous qui parlons au nom de ceux qui souffrent !

Mais le rejet de l’identitarisme ne peut se faire que par la réaffirmation de la classe. Une gauche qui n’a pas la classe en son cœur ne peut être qu’un groupe de pression libéral. La conscience de classe est toujours double : elle implique une connaissance simultanée de la manière dont la classe encadre et façonne toute expérience, et une connaissance de la position particulière que nous occupons dans la structure de classe. Il faut se rappeler que l’objectif de notre lutte n’est pas la reconnaissance par la bourgeoisie, ni même la destruction de la bourgeoisie elle-même. C’est la structure de classe – une structure qui blesse tout le monde, même ceux qui en profitent matériellement – qui doit être détruite. Les intérêts de la classe ouvrière sont les intérêts de tous ; les intérêts de la bourgeoisie sont les intérêts du capital, qui ne sont les intérêts de personne. Notre lutte doit viser la construction d’un monde nouveau et surprenant, et non la préservation d’identités façonnées et déformées par le capital. 

Si cela semble être une tâche difficile et intimidante, c’est le cas. Mais nous pouvons dès à présent nous engager dans de nombreuses activités préfiguratives. En fait, ces activités iraient au-delà de la préfiguration – elles pourraient lancer un cycle vertueux, une prophétie autoréalisatrice dans laquelle les modes bourgeois de subjectivité seraient démantelés et une nouvelle universalité commencerait à se construire. Nous devons apprendre, ou réapprendre, à construire la camaraderie et la solidarité au lieu de faire le travail du capital en nous condamnant et en nous maltraitant les uns les autres. Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devons toujours être d’accord – au contraire, nous devons créer des conditions où le désaccord peut avoir lieu sans craindre l’exclusion et l’excommunication. 

Nous devons réfléchir de manière très stratégique à la manière d’utiliser les médias sociaux – en gardant toujours à l’esprit que, malgré l’égalitarisme revendiqué pour les médias sociaux par les ingénieurs libidinaux du capital, il s’agit actuellement d’un territoire ennemi, dédié à la reproduction du capital. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas occuper le terrain et commencer à l’utiliser pour produire une conscience de classe. Nous devons sortir du « débat » mis en place par le capitalisme de communication, dans lequel le capital nous incite sans cesse à participer, et nous rappeler que nous sommes impliqués dans une lutte de classe. L’objectif n’est pas d’« être » un activiste, mais d’aider la classe ouvrière à s’activer – et à se transformer – elle-même. En dehors du château des vampires, tout est possible.

Mark Fischer

Article originalement paru sur The North Star en 2013. Consulter le texte archivé.

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