X

L’hiver rampant de la guerre froide

La guerre est de nouveau sur le vieux continent. L’invasion de l’Ukraine par la Russie démontre une vérité qui semblait lointaine aux yeux des Européens. La guerre n’a jamais cessé, elle continue son gel des possibilités historiques. Un livre sorti en ce début d’année a fait ce constat bien avant l’opération militaire du gouvernement russe. « Ce monde est en guerre, mais d’une guerre froide. En cela, elle peut toujours être déniée. La guerre froide n’a pas trait à l’affrontement immobile de deux blocs — hier, le bloc occidental face à la Russie et la Chine ; aujourd’hui, le bloc occidental face à la Chine et la Russie. Elle a trait au gel des possibilités historiques, au verrouillage de la situation. » (Manifeste conspirationniste) Aujourd’hui plus que jamais, la guerre froide est d’actualité. L’échiquier mondial semble configuré par un axe occidental et un axe sino-russe plus ou moins solide. Pourtant, tout le monde peut s’accorder à voir que nous vivons le déclin conjoint de l’axe occidental et de la Russie, comme tout le monde peut aussi s’accorder sur triomphe symbolique de la gouvernementalité chinoise. La Russie, comme tout État moderne, est face à sa fin, elle se doit de s’étendre pour ne pas trépasser. « L’État moderne n’est vraiment un État que s’il est un Empire ». (Kojève, Esquisse d’une doctrine de la politique française) La Russie est un impérialisme comme un autre. Capturer l’Ukraine est une obligation de survie, son économie l’implique, pour ne pas être reléguée à un État mineur. Cette opération militaire démontre la volonté de la Russie de trouver des appuis dans le bloc occidental, cherchant désespérément un ralliement de l’Allemagne vers son camp. Cette option est pour l’instant réduite à néant, vu les réactions de l’Europe de l’Ouest, il ne reste plus pour Poutine qu’à espérer que la Chine le soutienne économiquement et énergétiquement.

Défendre la Russie ou la Chine ou un quelconque gouvernement qui se dit opposé à l’impérialisme occidental fait doucement sourire. Cette nouvelle guerre froide révèle les luttes internes de l’Empire pour maintenir son emprise sur le monde. Car l’Empire remonte bien plus loin que la fin de l’État moderne, son avènement se situe en 1914, permettant le maintien de l’État moderne comme pur mode gestionnaire. La crise est le mode d’existence de l’Empire. La crise, qu’elle soit économique ou militaire est un moyen stratégique de paralyser les corps et de se remplir les poches. La crise perpétue l’Empire comme temporalité de l’urgence et de la catastrophe. Si l’Empire n’est nulle part, il est pourtant un peu partout. Là où la crise est passée, l’Empire sème des normes et des dispositifs, quadrillant un espace de calculs et d’évaluations, où tout circule et s’articule. Le monde est logistique sous l’Empire. Telle est la leçon de l’art de gouverner de Han-Fei, le gouvernement se rend immanent, ce qui prévaut est la coercition aux dispositifs. Toutes brèches éthiques qui permettraient de s’extraire du nihilisme sont dès lors non tolérées. L’Empire se livre sans vergogne à la contre-révolution sans toutefois trouver la moindre trace de révolution : il faut se prévenir de toutes éventualités, de tous risques. La forme opérationnelle de l’Empire n’est pas un sujet, mais un environnement hostile à toute forme de vie fracturant l’existence du citoyen.

La Chine et la Russie sont deux agents de l’Empire. Il faudrait faire de preuve de malhonnêteté pour le nier. La Russie est un pur produit bâtard de l’Occident, le marxisme-léninisme a été un moment capital dans son occidentalisation. « La révolution russe a été victorieuse. Elle s’est cependant très vite soumise à une raison économique qui, dans son principe, était la même que dans les autres nations industrielles : toutes les relations sociales, toute l’existence humaine devaient être soumises aux exigences de la production. Que cette production fût déclarée révolutionnaire ne changeait rien à l’affaire quant au fond. Comme le précédent, ce cinquième moment a donc été, même en URSS, celui d’une réaction victorieuse ». (Jean-François Billeter, Chine trois fois muette) Le capitalisme d’État, puis ses différentes ouvertures à l’économie de marché démontrent son occidentalisation. Le cas de la Chine va dans ce sens « Face à ces bouleversements, l’idéologie officielle doit réagir. Bientôt on créera le slogan de l’“autorenforcement” (self-strengthening) : il s’agit d’apprendre les secrets militaires de l’étranger, pour les retourner ensuite contre lui. On veut, en d’autres termes, adopter et utiliser la technologie occidentale, et elle seule. On veut pratiquer une certaine occidentalisation, mais limitée et purement instrumentale. Pourtant les esprits les plus avertis en Chine commencent à prendre conscience du lien entre la puissance militaire d’une part, la science et la technologie d’autre part. Ils conseillent alors au pouvoir chinois d’acquérir ce qu’on appelle d’abord le “savoir occidental” (hsi-hsueh) puis, quelques années plus tard, vers 1890, le “nouveau savoir” (hsin-hsueh) ». (Gérard Leclerc, La mondialisation culturelle) En Chine, depuis la Guerre de l’opium, différents mouvements ont assimilé l’occidentalisation. La révolution culturelle fut elle aussi porteuse d’un caractère profondément occidental, la schizophrénie du maoïsme envers cette occidentalisation ne change rien. La Chine a pour modèle les États-Unis. Maintenant, l’Occident a pour modèle la Chine. La technique en Chine, comme nous le transmet Yuk Hui, reste prise au piège de la technique occidentale et son désastre existentiel immanent. La Chine peut communiquer tant qu’elle veut contre l’Occident, elle est bien un de ses enfants, peut-être même sa plus belle réussite.

La guerre en Ukraine prend le relais du Covid comme situation de crise planétaire. Étouffants les esprits par la terreur du conflit. La guerre s’impose comme la tentative de ressusciter les vieux démons du nationalisme, de la haine de l’étranger, l’esprit de 1914. Une mobilisation totale à défendre l’Occident se répand. Certains militants de tout bord vont jeter un œil aux frontières polonaises et ukrainiennes pour espérer ressentir de la vie sur leur désir de mort, voir l’horreur de la guerre, pour nous transmettre à leur retour leur morale. Ces militants ont une fonction bien précise, celle de ruiner tous désirs de soustraction à l’Empire. Les humanistes reviennent au galop, profitant des morts de cette guerre pour vendre leurs bons sentiments. Ne parlons pas non plus des journalistes ou des artistes devenant des héros de guerres, tout ceci est bien misérable. Tous ces bouffons divertissent avec brio l’Empire. Ceux qui subissent cette horreur sont les populations ukrainiennes et russes, d’une façon non comparable, mais évidemment désastreuse. Il n’y a donc pas à se positionner entre les fausses oppositions pro-ukrainiens/pro-russes, pro-OTAN/pro-Poutine. Notre seule position est de soutenir toutes les formes de soustraction à cette guerre, toute cette terreur ne doit pas nous asphyxier, nous laisser paralysés. Il y a encore des interstices de soustraction à saisir.

Retour en haut