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L’homélie sécuritaire

« Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, S’ouvriront les oreilles des sourds »
Ésaïe 35:5

À l’image de chaque messe d’envergure mondiale, les Jeux olympiques de Paris en 2024 sont l’occasion d’homélies sécuritaires. Cette opération scélérate s’exprime dans de nombreuses politiques publiques plus crasses les unes que les autres. Comment ne pas s’émouvoir de la destruction des jardins partagés de quelques cités de banlieue ? Comment ne pas s’insurger contre la transformation de ces mêmes villes en paradis gentrifié pour classe dégueulasse ? Mais c’est l’avancée des grands projets sécuritaires qui incarne le mieux l’ambition fasciste que produit cette gouvernementalité. Plus qu’une simple opération de maintien de l’ordre, ce que provoquent ces événements est une bascule vers la sécurité globale.

Les travaux de Michel Foucault, prolongés par Giorgio Agamben, ont bien montré la généalogie de la notion de sécurité. Michel Foucault conseille de chercher l’origine de la sécurité contemporaine dans les débuts de l’économie moderne, chez François Quesnay et les physiocrates. L’un des principaux problèmes que devaient gérer des gouvernements du XVIIe siècle était celui des disettes et des famines. Jusqu’à Quesnay, le moyen privilégié de les prévenir passait par la création de greniers publics et par le contrôle, voire l’interdiction, de l’exportation de grains. Cependant, ces mesures préventives avaient des effets négatifs sur la production. La question du coût, entendu comme mesure générale, va alors pousser Quesnay à renverser le procédé : au lieu d’essayer de prévenir les famines, il fallait les laisser se produire et, par la libéralisation du commerce extérieur et intérieur, les gouverner une fois qu’elles s’étaient produites. Cette pensée de la mesure est celle de l’économie. C’est la recherche permanente de l’optimisation générale de toute la vie.

En grec, « gouverner » se dit κυβερνητική, qui a servi de radical pour notre cybernétique. En son sens étymologique, gouverner, c’est être un bon pilote – celui qui tient le gouvernail –, contre vents et marées. « Le politique devrait pouvoir administrer la Cité “tout comme le pilote, qui veille constamment à ce qui est avantageux pour son navire et ses marins sans édicter de règles écrites, mais en donnant force de loi à sa technique” » (Jean Vioulac, Métaphysique de l’anthropocène).

Ce que Foucault explicite au travers de cet exemple, c’est que le pouvoir va devoir procéder autrement, beaucoup plus souplement, insidieusement, et en faisant une sorte d’échange : on troque une partie de notre liberté au nom d’une vie plus fluide. Il anticipe le passage d’un régime disciplinaire à un régime plus normatif. Non pas dans la prévention des troubles et des désastres, mais dans la capacité à les canaliser dans une direction utile. Michel Foucault en donne un autre exemple dans un autre texte. Il évoque la révolte des Nu-pieds. Il voit dans le coût – humain, matériel, financier – énorme de la répression de cette révolte antifiscale l’archétype du passage vers cette gestion : puisqu’il est vain ou en tout cas coûteux de gouverner les causes, il est plus utile et plus sûr de gouverner les effets. C’est le type d’organisation de nos sociétés logistique, depuis l’économie à l’écologie. Il est essentiel de le saisir pour comprendre l’articulation entre un libéralisme économique le plus absolu et un contrôle sécuritaire total. Dans ses cours au Collège de France comme dans son livre Surveiller et punir, Foucault esquisse une classification typologique des États modernes. Le philosophe montre comment l’État de l’Ancien Régime, défini comme un État territorial ou de souveraineté, dont la devise était « Faire mourir et laisser vivre », évolue progressivement vers un État de population, où la population démographique se substitue au peuple politique, et vers un État de discipline, dont la devise s’inverse en « Faire vivre et laisser mourir » : un État qui s’occupe de la vie des sujets afin de produire des corps sains, dociles et ordonnés.

C’est dans ce cadre de la gestion généralisée, que nous pourrions faire remonter jusqu’aux grands principes posés par Platon dans La République que s’intègre la question de la biométrie. La biométrie est une technologie qui « identifie, analyse, classe en permanence » ce qui relève d’une personne. Cela inclut aussi les gestes, silhouettes, démarches et attributs physiques qui peuvent être captés avec la vidéosurveillance par l’intelligence artificielle. Elle crée comme un double et capture la subjectivité dans un ensemble de traits signifiants qu’elle rabat sur des critères mesurables. Alors, la taille, la couleur des cheveux, des yeux et de la peau, les empreintes digitales et évidemment l’ADN deviennent autant de données à exploiter et comparer. Cependant, devant l’impossibilité du traitement d’une telle masse par des humains, ce sont les algorithmes qui sont mis à contribution. Les algorithmes sont des choses très bêtes. Ils comparent des formes définies par leurs créateurs. Qu’est-ce qu’une forme dangereuse ? Elle peut être un bruit (capteurs sonores déployés dans les rues de Saint-Étienne), un terme ou une suite de mots (surveillance des échanges sur Internet), un geste litigieux (repérage automatisé des vols dans les grandes surfaces à partir de gestes supposément illégal) ou bien une personne décrite par ses données biométriques. Une forme (form ou pattern), c’est-à-dire certaines relations qu’entretiennent des objets (molécules constituant le corps, messages entrants et messages sortants) dont la nature même, la matière propre n’importent pas. Le corps, les gestes, les traits physiques sont ici objectivés comme forme. L’individu peut être considéré comme une structure abstraite.

Aujourd’hui, si nous avons presque intégré dans nos corps ce double biométrique, sorte d’avatar artificiel délateur, la biométrie n’a pas toujours été présente. Elle est l’archétype de cette tendance voulant que ce qui s’applique aux minorités surveillées un jour s’applique à tous le lendemain. La biométrie est apparue en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le criminologue français Alphonse Bertillon s’appuya sur la photographie signalétique et les mesures anthropométriques. C’est l’apparition de ce vocabulaire technique déshumanisant, qui utilise un lexique standardisé pour décrire les individus sur une fiche signalétique. Par la suite, son admirateur britannique Francis Galton mit au point la technique des empreintes digitales. Loin d’être un moyen d’empêcher les crimes, c’était le moyen de confondre les criminels récidivistes. On retrouve ici encore la conception sécuritaire des physiocrates : ce n’est qu’une fois le crime accompli que l’État peut intervenir efficacement. Même si la tentation était grande, il n’était alors pas question d’imposer des fiches biométriques à chacun sous la forme de carte d’identité. Pensées pour les délinquants récidivistes et les étrangers, les techniques anthropométriques sont longtemps restées leur privilège. En 1943, le Congrès des États-Unis refusait encore le Citizen Identification Act, qui visait à doter tous les citoyens de cartes d’identité comportant leurs empreintes digitales. Ce n’est que dans la seconde partie du XXe siècle qu’elles furent généralisées. Aujourd’hui, le Royaume-Uni les refuse encore. Mais le dernier pas n’a été franchi que récemment. Les scanners optiques permettant de relever rapidement les empreintes digitales ainsi que la structure de l’iris ont fait sortir les dispositifs biométriques des commissariats de police pour les ancrer dans la vie quotidienne. Mouvement accentué par l’apparition récente de scanners optiques mobiles au sein des forces de l’ordre, faisant descendre dans la rue même ce qui était alors cantonné au commissariat.

La multiplication croissante des dispositifs sécuritaires témoigne d’un changement de la conceptualité politique, au point d’interroger le caractère démocratique des sociétés dans, mais aussi, et avant tout si elles peuvent encore être considérées comme des sociétés politiques. Plus besoin de politique dans la société régulée par le monde de la domination souverain de « l’Intellect gouverneur » (Jean Vioulac).

On se demandait pourquoi ils installaient des caméras de vidéosurveillance à tous les coins de rue. On se le demandait parce que toutes les études démontraient leur efficacité à réduire la « délinquance ». Pourtant, cet acharnement devient plus clair lorsqu’on pense le déploiement massif de caméras dans l’espace public avec le développement accéléré des technologies algorithmiques. On pense évidemment à la reconnaissance faciale, technologie de surveillance qui permet l’identification automatique des individus en analysant les caractéristiques de leur visage, comme la forme du nez, la distance entre les yeux et la courbure des lèvres ; tout autant utilise pour fluidifier le paiement du métro que pour détecter la présence ou non de chacun dans un lieu donné. Mais c’est aussi la détection automatisée du voile des femmes dans l’espace public dans la République islamique d’Iran, la traque des conscrits récalcitrants en Russie.

C’est dans cette longue histoire que s’inscrit l’instauration d’une expérimentation en France, via les caméras de surveillance, d’algorithmes avant, pendant et après les Jeux olympiques à Paris. Le dispositif durerait jusqu’au mois de décembre 2024. La vidéosurveillance automatisée ou algorithmique (VSA) exploite des technologies d’intelligence artificielle pour effectuer, in fine, une surveillance comportementale de la population. L’outil doit servir à repérer des événements atypiques et prédéterminés, aux abords et dans les enceintes sportives, et au-delà. Outre le sport, les manifestations récréatives et culturelles sont aussi concernées. Comme toujours, l’argument de la menace terroriste qui a servi de fil conducteur pour pousser cette disposition (déceler automatiquement un colis abandonné, un geste atypique…). Les forces de l’ordre seraient ensuite alertées et dépêchées sur place pour sécuriser les lieux ou effectuer une levée de doute.

Il ne s’agit pas ici de se placer sur le plan juridico-politique, en appelant au respect du droit à la vie privée, à aller venir en toute liberté, de convoquer une quelconque déclaration des droits en somme. Il ne s’agit pas non plus d’invoquer la faillibilité et l’imperfection de ces technologies, dont les erreurs ont déjà envoyé plusieurs jours en prison des personnes prises dans ses filets. La surveillance par reconnaissance faciale ou par algorithme le dernier avatar de la grande tradition de la métaphysique occidentale. Ce qu’il faut détruire, c’est l’articulation fallacieuse entre la liberté et la sécurité que l’on tente de nous vendre, c’est la présence physique de ces dispositifs dans nos vies, c’est la possibilité même de leur installation et de leur fonctionnement.

Henry Fleury

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