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Lukács, une dynamique de l’âme et des formes

« Notre vie s’est formée d’une telle manière que, d’aventure, des regards que personne d’autre n’a remarqués, des mots que l’on a laissés s’échapper ou qui s’envolèrent plus loin sans être compris sont devenus ces formes en lesquelles les âmes sont en relation les unes avec les autres. »
Lukács, L’Âme et les formes, p. 140

Dans la pénombre, les rayons de soleil se font de plus en plus rares, les structures sociales liquident toute joie, toute possibilité de vivre sans elles, réduisant la vie à une expérience de laboratoire. Face à la vie biomédicale régnante, les différents axes du parti de la biopolitique poursuivent leur processus, le premier étant déjà bien organisé mondialement, le second essayant de s’organiser localement se pensant naïvement être l’antagoniste du premier. Pourtant, le second n’est rien d’autre qu’une arme diffuse de plus du premier. Défaire l’emprise qui s’accumule sur tous les plans, c’est sortir des cordes et prendre des coups, mais surtout en esquiver, sentir le bon moment pour cogner là où ça fait mal. Cela nous demande d’être encore capable de lucidité, reprendre son souffle, sentir les déplacements, tenir un art des distances et sentir le bon tempo. Une question musicale et donc une question technique. C’est ici que György Lukács peut nous aider dans cette quête de perception sensitive. Retrouver un sens dynamique à notre âme confinée.

Il ne faut plus simplement penser à partir du corps biologique ou social. Il faut partir d’un autre plan de réalité, le plan de l’âme. « L’âme se situe dans le monde comme n’importe quel autre élément de cette harmonie ; la frontière qui lui donne ses contours ne se distingue pas essentiellement du contour même des choses ; elle trace des lignes nettes et sûres, mais ne sépare que d’une façon relative, en fonction d’un système homogène et équilibré. » (Lukács, Théorie du roman, p. 23) L’âme n’est pas ici une version new age de l’âme scolastique, mais un lieu situé, traversé par un souffle. Être traversé, c’est démontrer le caractère relationnel de l’âme avec le monde qui implique sa participation. Nous ne sommes pas un simple corps vivant défini par de telle et telle caractéristiques, nous sommes traversés par des liens, des attachements. Cette vision de l’âme désarme l’opposition sujet/objet. « Le monde et le moi, la lumière et le feu se distinguent nettement et jamais néanmoins ils ne deviennent définitivement étrangers l’un à l’autre, car le feu est l’âme de toute lumière et tout feu se vêt de lumière. Ainsi il n’est aucun acte de l’âme qui ne prenne pleine signification et ne s’achève en cette dualité : parfait dans son sens et parfait pour les sens : parfait parce que son agir se détache d’elle et que, devenu autonome, il trouve son propre sens et le trace comme un cercle autour de lui. » (Lukács, Théorie du roman, p. 19-20) Nous sommes donc affectés par toutes les composantes d’un monde.

Pourtant, l’Occident n’apprécie guère ce genre de plan de l’âme qui remette en cause son existence. L’Occident préfère détruire ce plan et produire ses bonnes âmes, c’est-à-dire produire son type d’humain. Ce n’est pas pour rien que nous vivons un monde dans lequel les maladies prolifèrent partout, que notre esprit ne tient plus, que la prise d’antidépresseurs est généralisée à n’importe quel âge, que le suicide chez les jeunes ne fait que de croître. Le grand assaut de l’Occident pour annihiler toutes formes se liant à des âmes a été méthodique. Produire un environnement pour son type d’humanité est la nécessité de créer une dépendance à cet environnement. Quand le décor est posé, place aux acteurs, place au jeu, c’est-à-dire à un type de lien affectif. Facebook produit une communauté sans communauté, une amitié sans amis. Les sites de rencontres produisent des rencontres sans rencontre, des amoureux sans amour. Tout ceci n’appartient qu’à une seule sphère, celle de l’économie. Tout doit être mesurable et quantifiable. Quand aucune expérience de l’amour ne peut être mesurée, c’est simplement le fait de sa complexité singulière, dans le fond une expérience de l’amour est un événement magique. Le projet fondamental de l’Occident est le contrôle et la maîtrise de l’immaîtrisable qu’est « la vie » dans toutes ses formes. « La vie est une anarchie du clair-obscur » (Lukács, L’Âme et les formes, p. 247). La vie est une dynamique qui déborde, Deleuze l’avait bien compris : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition. » (Logique du sens, p. 130) Et pour cela, il faut encore être capable de sentir quelque chose.

Sentir une forme implique une certaine perception. Une forme ne peut être simplement réduite à son apparence, elle doit être prise comme élément dynamique. « Selon ma conception, la forme c’est le paradoxe qui a pris corps, la réalité de l’expérience vécue, la vie véritable de l’impossible (impossible dans ce sens que les composantes s’opposent absolument et éternellement et que leur réconciliation est impossible). Car la forme n’est pas la réconciliation, mais la guerre transposée dans l’éternité, les principes en luttes. » (Lukács, Correspondance de jeunesse : 1908-1917, p. 170) La forme est toujours prise dans une situation singulière et dans une nécessité tout aussi singulière. Elle affecte une âme, c’est pour cela que la forme correspond à un élément dynamique. La forme est un fragment, qui affecte, ouvre un plan de rencontre entre les âmes, les mets en relation. On peut prendre par exemple une idée, car une idée est une forme, elle traverse une âme ou des âmes, produit des plans, un de perception, un de langage. Pour tenir des fragments d’expérience vécue, ce sont les souvenirs ou bien même des sentiments. « La forme est l’unique manifestation pure des expériences vécues les plus pures, mais c’est justement pourquoi elle se refusera toujours et doit nécessairement se refuser, à figurer ce qui n’est pas clair ou ce qui abaisse. » (Ibidem, p. 273) Lukács insiste donc sur le fait que la forme est toujours une manifestation des expériences vécues. Une forme circule, elle ne reste pas à la place où elle a émergé. Les pratiques insurrectionnelles des black blocs et des « gilets jaunes » ont circulé jusqu’à Hong-kong, aujourd’hui la forme des convois de la liberté en est un autre exemple. Chaque forme s’inscrit dans une constellation imaginaire, une géographie remplie de mille et une munition.

Une forme est un phénomène singulier possédant sa propre langue. Comprendre objectivement une forme est impossible, elle oblige une attention particulière, une certaine écoute pour la traduire. C’est toujours une traduction singulière, située, qui s’exprime entre l’expérience d’une forme et le traducteur. Cette attention particulière doit éviter l’erreur d’attention qui sépare la situation et la nécessité de l’émergence d’une forme. Commettre cette inattention conduit à une désorientation pour formuler une traduction opérante. Tel fut le cas d’une partie des « révolutionnaires » face aux premiers actes des gilets jaunes. Traduire une forme, c’est percevoir sa singularité phénoménale dans toute sa complexité, comprendre sa venue au monde, ses enjeux, pour tenter d’y voir un peu plus clair et pourquoi pas prolonger son geste. « La valeur vitale d’un geste. Autrement dit : la valeur de la forme dans la vie, la valeur des formes en tant que créatrices et élévatrice de la vie. Le geste n’est que ce mouvement qui exprime clairement l’univoque, et la forme est la seule voie dans la vie qui mène à l’absolu ; le geste est la seule chose qui soit accomplie en elle-même, une réalité, et plus qu’une — simple possibilité. » (Lukács, L’Âme et les formes, p. 55) Le geste s’éprouve comme puissance de l’usage de l’habitude, désactive la vieille conception aristotélicienne de la puissance de l’acte. Cette puissance s’inscrire dans un tissu éthique, dans une forme de vie. Le geste n’est plus vu comme un moyen pour une fin, mais un moyen sans fin qui suffit par l’âme qui l’habite.

L’âme et les formes mettent à mal « les formes sociales de la vie ». Elles ouvrent des possibilités de dépassement de ces conditions, car toute éthique postule des formes, des gestes siègent au sein d’une âme prête à briser la vacuité de l’emprise de l’Occident. Vivre ne peut se réduire à la « fragilité », à la peur. Il n’y a aucune expérience vécue possible dans une vie constituée comme une bulle « sécurisée », policé jusqu’à l’informe de ce monde. Vivre implique toujours un risque, un risque de nous ramener à notre fragilité. Nous ne pouvons plus avoir peur éternellement, nous devons faire face. Le révolutionnaire met sa vie en jeu dans l’expérience de l’insurrection. Quand deux âmes s’affectent par un sentiment amoureux, elles se doivent de se mettre en jeu. « Je n’y vais pas pour mourir. J’y vais pour savoir une fois pour toutes si je suis vivant. » Spike Spiegel

Pideme La Luna
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