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Monk

Toujours, nous ne retrouvons le sens de la terre et n’accédons ainsi à la vie, dans tel ou tel domaine, qu’en faisant cause commune avec les autres et avec les choses. L’horizon est alors celui du rassemblement. Les humains se manifestent les uns aux autres et s’approchent du domaine particulier des choses, jusqu’à ne plus lui être étrangers. Une disponibilité nouvelle se développe, dans le même temps que se construit une proximité. Le rapprochement est une ouverture réciproque. Dès lors, le code n’a plus cours qui marque les divisions. Il ne s’agit pas non plus d’une confusion, mais de la réduction de la distance qui sépare : naissance étonnante d’une sensibilité inconnue dans les espaces contrôlés et organisés en sous-main par la logique de la maîtrise. 

Dans le domaine de l’art, la communauté des humains et des choses apparaît avec le plus d’évidence à ceux qui s’y consacrent. Laurent de Wilde, pianiste et compositeur, grand amoureux de la musique de Thelonious Monk, déclarait ceci dans la présentation de l’un de ses albums, New Monk Trio, à propos du rapport qu’il entretient avec son piano :

« Et j’ai trouvé qu’effectivement plus je jouais, plus il était facile à jouer. Et je pensais que c’était moi qui m’habituais à lui, mais en fait c’était également lui qui s’habituait à moi. Et il garde l’empreinte du pianiste, et plus on enregistre dessus, plus le piano se fait en fonction du jeu. Et je dois dire que, eh bien, comme d’habitude, c’est à la fin qu’il sonnait le mieux. » 

De Wilde faisait écho à la remarque extraordinaire de l’accordeur Bastien Herbin, remarque qui paraîtrait incongrue dans la bouche de quelqu’un d’étranger au domaine de la musique : 

« Les pianos, disait-il, […] ils prennent ton énergie les premiers jours. Au début, ils sont un peu stressés et après, ils se libèrent, ils se lâchent en fonction de ton jeu. » 

L’effacement des obstacles séparant les humains du domaine des choses est ce qui caractérise sans doute le mieux l’acte de création artistique. Le philosophe Gilles Deleuze a rendu célèbre le mot d’André Malraux auquel il fait référence dans sa conférence donnée à La FEMIS (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son) le 17 mai 1987 et selon lequel l’art, « c’est la seule chose qui résiste à la mort ». L’art, c’est ce qui résiste au passage du temps, c’est ce qui se maintient dans la durée. De Wilde, lors d’un entretien accordé à la station de radio FIP à l’occasion du centenaire de la naissance de Monk, dit les choses simplement : « Je crois que les morceaux de Monk, ils durent environ 500 000 ans avant de s’éteindre. » 500 000 ans, c’est là une sacrée résistance à la mort. 

Mais qui est ce Monk, ce pianiste de Jazz capable de s’élever du bout des doigts jusqu’à hauteur de vie ? Que pouvait-il avoir de particulier, qui le hisse jusque-là ? Le duende ! – aurait pu dire Federico Garcia Lorca. Écoutons-le : 

Dans toute l’Andalousie, rocher de Jaén ou coques de Cadix, les gens parlent constamment du duende et le perçoivent avec un instinct sûr quand il apparaît.
[…] la vieille danseuse gitane La Malena s’exclama un jour, entendant Brailowsky jouer un air de Bach : « Olé ! Il y a du duende, là ! » et elle s’est ennuyée avec Gluck, Brahms et Darius Milhaud […].  

 Mais le duende… Qu’est-ce que le duende ? Pour Garcia Lorca, la définition du duende est formulée par Goethe parlant de Paganini : 

« Pouvoir mystérieux que tous perçoivent et nul philosophe n’explique. » Par conséquent – ajoute Garcia Lorca – le duende est un pouvoir et non un faire, c’est un « lutter » et non un « penser ». J’ai entendu un vieux maître guitariste dire que : « Le duende n’est pas dans la gorge, le duende monte par le dedans, depuis la plante des pieds ». C’est dire qu’il n’est pas question d’adresse, mais d’une manière de faire vraie et vivante : c’est-à-dire de sang, c’est-à-dire de vieille culture, mais aussi de création en acte.

Si les musiciens animés par le duende se maintiennent dans cette zone de rencontre, celle de l’hétérogénéité et de la dé-mesure, c’est bien parce qu’ils ont développé une sensibilité qui les porte à l’extrémité même de leur humanité. Une extrémité sauvage ou primitive leur permettant de reconnaître distinctement les signes émis par les choses et d’en déchiffrer le sens. En cela, ils se tiennent au milieu des choses, ils se tiennent auprès d’elles. Situés au milieu des choses, les musiciens s’ouvrent à l’intempestif, à distance des promesses illusoires d’une musique trop arrangée. 

Sidi Mohammed Barkat 
Paris, juillet 2018

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