Pardonne-nous nos dettes

La prière par excellence — celle que Jésus lui-même nous a dictée (« priez ainsi ») — contient un passage que notre temps s’efforce à tout prix de contredire et qu’il sera donc bon de rappeler, précisément aujourd’hui que tout semble être réduite à une loi féroce à double face : crédit/débit. Dimitte nobis debita nostra… « Et remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous avons remis à nos débiteurs ». L’original grec est encore plus péremptoire : aphes emin ta opheilemata emon, « lâchez prise, effacez-nous nos dettes ». Réfléchissant sur ces mots en 1941, au milieu de la guerre mondiale, un grand juriste italien, Francesco Carnelutti, a observé que, si c’est une vérité du monde physique que ce qui s’est passé ne peut être effacé, on ne peut pas en dire autant du monde moral, qui se définit précisément à travers la possibilité de remettre et de pardonner.

Tout d’abord, il faut dissiper le préjugé selon lequel ce dont il s’agit dans la dette d’une véritable loi économique. Même en laissant de côté le problème de savoir ce qu’on entend quand on parle de « loi » économique, une enquête généalogique sommaire montre que l’origine du concept de dette n’est pas économique, mais juridique et religieuse — deux dimensions qui, plus on recule vers la préhistoire, plus ont tendance à s’embrouiller. Si, comme l’a montré Carl Schmitt, la notion de Schuld, qui signifie en allemand à la fois dette et culpabilité, est à la base de l’édifice du droit, non moins convaincante est l’intuition d’un grand historien des religions, David Flüsser. Alors qu’un jour il réfléchissait sur une place d’Athènes au sens du mot pistis, qui est le terme qui dans les Évangiles signifie « foi », il vit devant lui l’inscription en grosses lettres trapeza tes pisteos. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se rendre compte qu’il se tenait devant une enseigne bancaire (Banco di Credito) et au même instant il s’est rendu compte que le sens du mot auquel il pensait depuis des années avait à voir avec le crédit — dont nous jouissons auprès de Dieu et dont Dieu jouit auprès de nous, puisque nous croyons en lui. Pour celui-ci, Paul peut dire dans une définition célèbre que « la foi est la substance des choses qu’on espère » : c’est ce qui donne réalité à ce qui n’existe pas encore, mais en quoi nous croyons et avons confiance, en quoi nous avons mis notre crédit sur la ligne et notre parole. Quelque chose comme un crédit n’existe que dans la mesure où notre foi peut lui donner une substance.

Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’est approprié ce concept juridique et religieux et l’a transformé en un dispositif meurtrier et implacable, devant lequel tout besoin humain doit s’incliner. Ce dispositif, dans lequel tous nos pistis, toute notre foi ont été captés, c’est la monnaie, entendue comme la forme même du crédit/débit. La Banque — avec ses fonctionnaires et ses experts gris — s’est substituée à l’Église et à ses prêtres et, en gouvernant le crédit, manipule et gère la foi — la confiance rare et incertaine — que notre époque a encore en elle-même. Et il le fait de la manière la plus irresponsable et la plus dénuée de scrupules, essayant de tirer profit de la confiance et des espoirs des êtres humains, en établissant le crédit dont chacun peut jouir et le prix qu’il doit payer pour cela (même le crédit des États, qui ont docilement abdiqué leur souveraineté). Ainsi, en gouvernant le crédit, elle gouverne non seulement le monde, mais aussi l’avenir des hommes, un avenir que l’urgence veut toujours plus court et finissant. Et si la politique ne semble plus possible aujourd’hui, c’est qu’en fait le pouvoir financier s’est emparé de toute foi et de tout avenir, de tout temps et de toute attente.

La soi-disant urgence que nous traversons — mais ce qu’on appelle l’urgence, c’est désormais clair, n’est que le fonctionnement normal du capitalisme de notre époque — à commencer par une série d’opérations de crédit téméraire, sur des crédits qui ont été escomptés et revendus par dizaines de fois avant qu’ils puissent être faits. Cela signifie, en d’autres termes, que le capitalisme financier — et les banques qui en sont l’organe principal — fonctionne en jouant sur le crédit — c’est-à-dire sur la foi — des hommes.

Si aujourd’hui un gouvernement — en Italie comme ailleurs — veut vraiment aller dans une direction différente de celle qui s’impose partout, c’est avant tout le dispositif argent/crédit/dette qu’il doit résolument remettre en question en tant que système de gouvernement. Ce n’est qu’ainsi qu’une politique redeviendra possible — une politique qui n’accepte pas d’être étranglée par le faux dogme — pseudoreligieux et non économique — de la dette universelle et irrévocable et redonne aux hommes la mémoire et la foi dans les paroles qu’ils ont si souvent récitées étant enfants : « Et remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous avons remis à nos débiteurs ».

28 septembre 2022
Giorgio Agamben

Retrouvez l’article original sur : https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-rimetti-i-debiti

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