Les années que nous vivons sont situées entre deux centenaires. Celui de la naissance de deux écrivains, artistes et penseurs majeurs : Pier Paolo Pasolini, né le 5 mars 1922, et Yukio Mishima, né le 14 janvier 1925. Nous voudrions inviter à nous examiner ce que leur héritage pourrait apporter à la compréhension de la situation politique, et inciter à relire ces auteurs dans une perspective de dépassement du capitalisme.
Le 7 février 1974, Pasolini marche dans les dunes d’une plage du Latium. Devant la caméra[1], il désigne du doigt les contours singuliers de Sabaudia, qui se dessine au loin. Ville d’architecture rationaliste construite par les fascistes dans les Marais Pontins[2], Sabaudia est pourtant déjà devenue une station balnéaire comme les autres. Impuissante à changer autre chose que les façades des bâtiments et malgré son usage de la force, la « bande de criminels au pouvoir » à l’époque de sa construction n’est pas parvenue à changer les Italiens en profondeur.
Le constat de Pasolini est amer : la société de consommation[3] est parvenue à homologuer les Italiens bien plus efficacement que le fascisme mussolinien. Une société homogène d’hommes nouveaux est bien née, pulvérisant l’Ancien Monde « paléoindustriel » sans tambour ni trompette.
Les réflexions rassemblées dans les Scritti corsari[4] tracent une ligne entre ces deux univers. Star de cinéma conduisant une voiture de sport et utilisant les moyens modernes pour s’exprimer, Pasolini est bien conscient d’être né dans un monde, mais de vivre dans un autre. Cette posture fera de lui une cible autant pour la droite que pour la gauche italienne de l’époque, la première lui reprochant sa scandaleuse irrévérence pour les valeurs morales bourgeoises et la seconde son apparente nostalgie pour une Italietta[5] catholique et provinciale, son attachement à une spiritualité chrétienne et ses positions facilement estampillables « réactionnaire », par exemple contre un droit à l’avortement.
Quelques années auparavant, en 1970 et dans une sphère culturelle japonaise ayant subi une homologation consumériste tout aussi brutale, Kimitake Hiraoka, alias Yukio Mishima, commet un suicide qui restera dans l’histoire et assurera à son auteur une célébrité post-mortem en Occident. Accompagné de compagnons d’armes ayant fait le serment de restaurer le statut divin de l’empereur, Yukio Mishima pénètre au ministère des armées, prend le chef d’état-major en otage et tente de soulever les officiers contre le gouvernement. Après l’échec de cette tentative (prévisiblement) désespérée, l’écrivain se donne la mort par seppuku.
Tout comme celui de Pasolini, le mode de vie de Mishima est pleinement ancré dans la modernité : habillé du dernier cri de la mode européenne[6], il est passionné de littérature étrangère et n’a rien d’un ermite. Né en 1925 (Pasolini est de 1922), Mishima perçoit pourtant douloureusement la disparition des derniers débris de fondements métaphysiques du Japon. Si l’industrialisation de l’ère Meiji[7] a permis aux Nippons de ne pas subir militairement la supériorité technique des Occidentaux, à l’instar de la Chine, elle a introduit le vers dans le fruit : en dépit de la volonté d’appliquer un esprit japonais à la modernisation, une bourgeoisie capitaliste aux ambitions cosmopolites[8] est née et le pays se réorganise sur des bases occidentales.
Pour Mishima comme pour tous les Japonais ayant connu la guerre, la défaite de 1945 est un choc symbolique dont la violence ne trouve aucun objet de comparaison en Occident. Préservé de toute invasion étrangère depuis 1500 ans[9], le sol national est occupé par les troupes américaines. L’empereur, issu d’une dynastie continue tout aussi ancienne, représentant de l’âme de la nation japonaise, est déchu de sa nature divine[10]. Un lien métaphysique du peuple japonais avec son histoire et son sol est définitivement tranché : comme dans n’importe quel autre endroit du monde, « rationnelle », sa société moderne n’aura désormais plus d’autre but que la consommation et la croissance.
On peut se demander pourquoi la conscience aiguë d’un effondrement cosmologique relie Mishima et Pasolini au-delà des étiquettes politiques. Car si Mishima est facilement classé « nationaliste » et Pasolini « marxiste », les deux hommes se sont tous deux fait un plaisir de rester des ovnis[11] inutilisables par les partis politiques. Quand Pasolini écrit « Le fascisme des antifascistes » publié dans le Corriere della Sera, Mishima va à la rencontre des étudiants de Tôdai Zenkyoto, insurgés proches du parti communiste japonais et barricadés dans leur université. Filmé, ce débat de 1969[12]montre combien l’opposition à l’avènement d’une bourgeoisie industrielle, consumériste et cosmopolite imposant ses idéaux fait éclater les clivages partisans.
Ce qu’ont en commun les communistes et les capitalistes – George Bataille l’avait souligné dans La part maudite (1949) – c’est un rapport au monde qui exclut de sa réalité (devenue « objective ») toute cosmologie inutile à la perspective d’augmenter les moyens de production, ou Progrès. Issu d’une conception messianique du temps, ce Progrès en est l’horizon eschatologique. De ce fait, toute tentative d’insurrection contre le capitalisme qui ne s’accompagnerait pas d’un renouvellement cosmologique serait donc condamnée à être « métaphysiquement défaillante »[13].
Si elle ne parvenait pas à dépasser l’idéologie strictement matérialiste du progrès, la « gauche » serait donc condamnée à errer entre trois pôles :
– communisme (capitalisme d’État), soit rationalisation centralisée du rapport au monde matérialiste qui a vu naître le capitalisme. La Chine d’aujourd’hui pourrait en constituer un bon exemple. Le Parti communiste de Fabien Roussel n’en est pas éloigné. Ce n’est pas le fondement productiviste du capitalisme qui y est remis en question, mais son caractère anarchique et privé.
– réformisme (capitalisme amendé) qui propose une alternative nécessairement temporaire et bancale puisque le système de valeur qui la juge – « objectivement » – est toujours celui dont le progrès technique est l’unique horizon.
– opposition frontale (anticapitalisme) qui a le mérite de ne pas vouloir réemployer la cosmologie capitaliste, mais ne parvient pas à en proposer une autre qui soit autonome.
Dans la mondialisation marchande qui succède à la Seconde Guerre mondiale, le cosmopolitisme devient une des valeurs de prédilection des bourgeoisies italienne et japonaise. Face à cette tendance progressiste, Pasolini et Mishima s’ancrent au contraire dans l’identité d’un lieu : le premier revient au frioulan pour accéder à un temps poétique archaïque et le second cherche dans le shintoïsme[14] ou le bushido des motifs littéraires. Face à l’interprétation consumériste universelle de la vie proposée par la société moderne, ces deux auteurs ont cherché à réaffirmer une signification subjective, ancrée dans la spécificité d’un environnement.
Par de nombreux aspects, cette démarche rappelle le concept de fûdo, (ou écoumène) développé par Watsuji Tetsuro dans les années 1930 comme alternative à l’opposition occidentale nature/culture. Introduite en France par Augustin Berque, la notion d’écoumène permet de penser une relation à double sens entre un environnement et la culture/cosmologie développée à son contact par un groupe humain.
Dans Fûdo, le milieu humain, Berque prend l’exemple éclairant de la colonisation d’Hokkaido durant l’ère Meiji. À l’instigation de conseillers occidentaux, des cultivateurs issus du Japon shintoïste de Honshu sont envoyés sur l’île du nord pour y expérimenter l’élevage extensif de vaches[15]. En quelques générations, un nombre significatif d’entre eux se convertit au christianisme. On peut faire l’hypothèse selon laquelle le mode de production européen et la perte du lien à l’environnement d’origine ont profondément modifié le système de valeur des colons.
C’est peut-être un procédé semblable que pressentait Pasolini dans le célèbre article[16] sur la disparition des lucioles. À chaque espèce qui disparaît, à chaque marais transformé en mégabassine, à chaque langue régionale qui n’est plus parlée, ce qui disparaît est la potentialité de retrouver une infinité de cosmologies concurrentes à celle du capitalisme.
Les environnements et l’histoire que nous entretenons avec eux structurent notre manière d’être au monde. Plus les substrats écouméniques contingents s’amenuisent, plus il est difficile de choisir un autre futur que celui de la course à la désolation prométhéenne. À chaque génération qui grandit avec un lien à l’écoumène[17] plus distendu que la précédente, la signification du monde devient plus simple, plus utilitaire et plus universelle.
Présenté par les médias occidentaux de l’époque comme un auteur romantique, Mishima s’est accordé une mort qui avait de quoi séduire la société du spectacle, voire devenir un slogan de vente d’agence de voyages : « Authentique, ancestral : Japon ». La preuve ? On s’y ouvre encore le ventre au katana au nom de l’honneur de l’empereur. En Occident, ce n’est qu’après sa mort que cet auteur est devenu rentable à éditer.
De Pasolini, on pourrait dire la même chose. Les circonstances troubles de son assassinat, survenu à un moment où il affirmait détenir des informations sur les attentats des années de plomb[18] et avait presque terminer de rédiger Petrolio[19] – roman dont un chapitre, manquant, dévoilerait l’identité des responsables de l’assassinat d’Enrico Mattei, directeur de la société d’hydrocarbures ENI – rend tentante la lecture d’une marche délibérée vers la mort.
Le potentiel subversif des trajectoires existentielles de Pasolini et de Mishima s’exprime ainsi jusque dans leur dénouement fatal. Embrasser la mort non pas comme la fin d’une jouissance individuelle, mais comme la soudaine illumination du sens d’une vie, infime partie d’un divin qui se reconfigure : voilà peut-être ce que ces deux hommes auront su transmettre aux générations qui ne connaîtront pas les lucioles.
Écouter le chant de ce divin qui se reconfigure sans cesse, c’est se donner une chance de localiser, d’ancestraliser le futur[20] depuis une cage capitaliste dont les barreaux sont de nature intellectuelle.
Virgile dall’Armellina
[1] Celle de Paolo Brunatto, qui tourne un numéro de l’émission Io e… du 7 février 1974 consacrée à Pasolini. Il est facilement disponible sur internet avec les mots-clés « Pasolini+Sabaudia ».
[2] Région marécageuse du sud de Rome aménagée par les fascistes.
[3] Pasolini parle lui de civiltà [civilisation] dei consumi et non de società dei consumi.
[4] Recueil d’articles parus dans divers journaux italiens de l’époque.
[5] Le terme désigne la société parlementariste de l’entre-deux guerres.
[6] Alberto Moravia rapporte que lors de sa visite au Japon, il vivait dans une maison à l’européenne dans laquelle on ne retirait pas ses chaussures.
[7] 1868-1912, ère qui signe la fin de la doctrine traditionnelle d’isolement et le début de l’occidentalisation-modernisation du pays.
[8] La famille de Kiyoaki dans Neige de printemps, puis les cibles désignées par Isao dans Chevaux échappés (trilogie de la Mer de la fertilité) en constituent de bons exemples.
[9] Les Mongols de Kubilai Khan ont été les derniers à la tenter au XIIIe siècle, sans succès du fait d’un « vent divin » (kami kaze) ayant détruit la plupart des navires.
[10] Il avait au cours de la défaite été forcé de prendre la parole à la radio pour demander aux Japonais de cesser le combat. Ce message fut un choc pour deux raisons : l’empereur ne s’adressait jamais directement à un interlocuteur, et la langue employée était un japonais archaïque de cour que personne ne comprenait plus.
[11] Homosexuels, amateurs de Sade, querelleurs, libres-penseurs : les bases pour faire un bon intellectuel de parti n’étaient pas réunies.
[12] Un excellent documentaire a été réalisé à partir de ces images. (Keisuke Toyoshima, Mishima : The Last Debate, 2020.)
[13] C’est l’expression employée par Julien Coupat dans sa préface à Orfisme et tragédie de Gianni Carchia (Bordeaux, La Tempête, 2020.)
[14] Culte des kamis, esprits qui habitent un lieu particulier.
[15] À cette époque le lait n’était consommé au Japon qu’à titre exceptionnel, comme un médicament.
[16] Publié le 1er février 1975 dans le Corriere della Sera sous le titre « Il vuoto del potere in Italia ». On le trouvera dans les Écrits corsaires édités par Flammarion.
[17] Qui ne désigne, on l’aura compris, pas seulement l’environnement mais la représentation du monde développée à son contact par une culture donnée.
[18] En novembre 1974 dans le Corriere della Sera, il écrit une tribune dans lequel il affirme connaître les noms des véritables responsables des attentats, attribués par le pouvoir à des organisations d’extrême gauche.
[19] Roman-testament incomplet dont un chapitre, manquant, dévoilerait les responsables et les motifs de l’assassinat d’Enrico Mattei, directeur de l’ENI, par son successeur Eugenio Cefis.
[20] Je remercie Giovanbattista Tusa pour cette formulation.