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Préface à l’édition américaine du Manifeste conspirationniste

Le livre qui suit est d’abord paru en janvier 2021, aux éditions du Seuil, « prestigieuse » maison d’édition de gauche à Paris. Son strict anonymat impliquait un processus de publication un peu particulier, exigeant que personne de la maison d’édition ne fût dans la confidence du projet, en dehors de son patron. Puisque nous vivons en démocratie, il était dès lors logique que la police française s’estime fondée à entreprendre de maladroites filatures sur tel ou tel rendez-vous discrètement donné audit patron, à intercepter et même à détruire à titre de menace la correspondance liée à ce projet. Et il était tout aussi logique que la même police trouve urgent, avant même la parution du livre, de faire paraître sous la plume d’un de ses auxiliaires journalistiques un article prétendant éventer l’anonymat des auteurs et calomnier autant que possible le contenu du livre afin d’en orienter la réception. À défaut d’avoir pu en empêcher la sortie, on peut dire que tout fut fait pour dissuader l’éditeur de diffuser le livre, les libraires de le vendre et – sans succès – les lecteurs de le lire. Après tout, nous vivons en démocratie, et il serait dommageable que les citoyens se trouvent malencontreusement en contact avec des idées dangereuses, voire avec des vérités choquantes. Il importe que la police veille à la sécurité mentale de ses administrés. L’armée française théorise d’ores et déjà que l’enjeu des conflits mondiaux est désormais le maintien de la « safe sphere » des populations – que rien ne menace de venir troubler – et, qui sait, faire éclater la bulle épistémologique où chaque citoyen se trouve enfermé grâce à l’appareillage technologique qui gouverne, désormais, son accès au monde. Ce que la directrice du Cybersecurity and Infrastructure Security Agency en charge, au Department of Homeland Security (DHS), de la lutte contre la « Misinformation, Disinformation and Malinformation », Jen Easterly, assumait dans une conférence de novembre 2021 en déclarant : « On peut dire que nous sommes dans le business des infrastructures critiques, et la plus critique des infrastructures est notre infrastructure cognitive. ». Il est heureux que notre cerveau soit en de si bonnes mains. Chacun aura bien compris que la « régulation » directe des réseaux sociaux par le FBI et le DHS initiée au prétexte de la lutte contre le Covid-19 est en fait une image du futur – futur qui peut difficilement se réaliser sans l’ambiance de troisième guerre mondiale que l’on s’attache si méthodiquement à construire. Ceux qui ont cru que l’épisode de la pandémie était une parenthèse et non un acte constituant en sont pour leurs frais. C’est en déniant le traumatisme de 2020 que le citoyen contresigne le nouveau pacte social qui le lie à son bourreau. Ainsi les plus « politisés » sont-ils soudainement devenus les plus abusés, les plus « cultivés » les plus stupides et les plus « critiques » les plus aphones.

Un mois après la parution de ce Manifeste intervenait le spectaculaire saut qualitatif dans la guerre dont l’Ukraine est le hochet ensanglanté. C’est peu dire que la « nouvelle guerre froide », que certains firent mine de découvrir alors, est partout présente dans le Manifeste. À dire vrai, quiconque sait s’informer ne pouvait ignorer que, depuis des années déjà, le découplage stratégique des USA vis-à-vis de la Chine était en cours, que le réarmement général allait bon train, ainsi que les rumeurs de retour de la « guerre conventionnelle », que l’achèvement du pipeline Nord Stream 2 était pour Washington un casus belli à lui seul ou que l’OTAN fomentait le passage à la « guerre cognitive ». Couvre-feu, mobilisation générale, état de siège, contrôle renforcé de l’espace public et des populations : la tonalité militaire de la « guerre au virus » n’annonçait, elle aussi, rien de bon. En outre, il était facile de deviner que les grands crimes perpétrés sous couvert de gestion de la pandémie ne pourraient être effacés que par de plus grands crimes encore. La fuite en avant est la seule façon d’échapper aux conséquences de mensonges et de forfaitures si énormes, et la guerre seule, avec les mesures d’exception qu’elle autorise, peut permettre de réduire le schisme de réalités qui va, depuis lors, en s’élargissant, et donc d’ajourner l’inexorable vengeance. C’est ainsi, enfin, que se tiennent debout, l’un appuyés contre l’autre, les empires en état d’effondrement intérieur avancé. Mais il est inutile d’ajouter à ce que ce livre rend suffisamment intelligible – la permanence de la guerre froide, la nature duale de l’ensemble des technologies contemporaines, le continuum entre biopolitique de la pandémie et thanatopolitique du conflit armé, le gouvernement par le trollage, l’écologie comme prétexte à l’accélération de la dévastation, le caractère infrastructurel du pouvoir présent et donc des guerres actuelles, etc. Un an et demi après la parution du Manifeste, il faut bien avouer qu’une seule chose y a vieilli : nous avions disposé, notamment au début du livre, toute une série de pièges à cons – desaffirmations péremptoires sur le virus et son origine, les « vaccins » et leurs effets secondaires, les manipulations psychopolitiques et la censure, visant à heurter ce qui passait alors pour l’évidence médiatique, mais dont nous savions de source sûre qu’elles étaient positivement établies. À présent, ce qui passait alors pour des provocations gratuites ou des lubies de complotistes est désormais attesté « factuellement », « scientifiquement », « statistiquement » et pour tout dire historiquement. On les trouve jusque dans les rapports d’agences fédérales ou dans la bouche de Jeffrey Sachs, c’est dire. Il ne reste plus aux cons que l’amalgame, l’insinuation, la calomnie et l’esbroufe pour avoir l’air de surnager au milieu des débris de leurs positions coulées – toutes techniques rhétoriques qui n’ont au fond guère changé, quand il s’agit de s’attaquer aux vérités « conspirationnistes », depuis le fameux mémo de la CIA qui les préconisait en 1967 face au naufrage des conclusions de la commission Warren. Leur noyade n’excite en nous nulle pitié. C’est tout le bonheur que nous leur souhaitons.

Le lecteur américain trouvera dans ce livre quantité de généalogies qui mènent tout droit aux États-Unis, et plus généralement une synthèse de sources largement anglo-saxonnes. Il appartient au provincialisme orgueilleux de la vieille Europe que de dénier qu’elle vit depuis un bon siècle sous hégémonie, et par là de ne rien entendre à sa propre histoire récente. La chose n’échappait pourtant pas, en 1909 déjà, au poète qui écrivait alors dans L’écho des sports : « Il faut être Américain ou tout au moins le paraître, ce qui est exactement la même chose. (…) Certes, tout le monde est Américain, mais on l’est plus ou moins. (…) Ayez toujours l’air affairé. » (Arthur Cravan, « To be or not to be American ») S’il est loin d’être sûr que le nouveau siècle sera américain, il ne fait pas de doute que celui qui s’est écoulé le fut de part en part. Un des plus exemplaires conspirationnistes de l’Histoire, Philippe Buonarroti, décrivait dans les années 1830 les États-Unis comme un « régime féodal revêtu de formes démocratiques ». Sur ce point, l’histoire américaine fait montre, depuis lors, d’une admirable constance – ce qui n’enlève rien, d’ailleurs, au caractère parfaitement conspirationniste de la « Révolution » américaine elle-même qui, dans les mots de George Washington, voyait à Londres « un plan régulier, systématique » visant à asservir les colonies du Nouveau Monde. Il est vrai qu’au pays des confidence men il est difficile d’avoir foi en quiconque, et en quoi que ce soit. L’Histoire est plus que jamais ce cauchemar dont nous essayons de nous réveiller. Il ne reste plus beaucoup de réserves d’ingénuité à celui qui voit dans Facebook la réalisation sous seing privé du projet LifeLog de surveillance totale de la DARPA, qui découvre les dessous du complot ayant mené au sabotage de Nord Stream 1 & 2 ni à celui qui doit constater avec quel cynisme le Département d’État et la CIA adoptent la rhétorique woke afin de poursuivre, sous de nouveaux habits, leurs éternelles mêmes visées. Le saint patron de l’anti-conspirationnisme, Karl Popper, écrivait dans les années 1960 : « La croyance dans les dieux homériques dont les conspirations étaient responsables des vicissitudes de la guerre de Troie a disparu. Mais la place des dieux sur l’Olympe d’Homère est maintenant prise par les Sages de Sion, ou les monopolistes, ou les capitalistes, ou les impérialistes. » Cette technique rhétorique lui permettait de rendre inaudible toute critique articulée de la domination du capital en la rendant suspecte d’antisémitisme. Fort heureusement, on sait maintenant, grâce à l’archive historique, les méfaits des monopolistes, des capitalistes et des impérialistes des années 1960, et comment ils ont pu déterminer, en bien des matières, le cours du monde – et comment ils nous ont menés à ce point de désastre parfait. Il y a un degré d’accumulation de la richesse et du pouvoir tel que les équipes dirigeantes, malgré tout leur empirisme, peuvent déployer des plans et non plus de simples stratégies. Loin de nous, bien entendu, l’idée de préserver les vieilles catégories de l’intelligibilité historique. Puisse la publication de ce livre en américain aider au raffinement de celles-ci et de notre compréhension du cauchemar où nous nous trouvons plongés. Puissions-nous enfin sortir de ce cauchemar, balayer les gardiens du sommeil et entamer enfin la vita nuova qui reste, à tout moment, à portée de main.

Le 1er mars 2023

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