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Quatre positions du refus

Un ami m’a récemment suggéré que le refus est au centre de multiples positions critiques contre la moralisation de la politique. Et je suis d’accord. En fait, j’irais jusqu’à dire que la stratégie du refus est quelque chose comme un dénominateur commun dans les positions critiques de la médiation politique. Bien que le refus puisse prendre plusieurs formes, j’ajouterais aussi que le refus est dirigé contre l’hégémonie au sens large (culturelle, politique, logistique, etc.). D’abord, le refus émerge de l’illusion que l’hégémonie contribue à toute véritable transformation substantielle ancrée dans le « réalisme politique ». Aujourd’hui, le réalisme est principalement employé comme un argument autonome visant à l’adhésion politique, même s’il ne fait que contribuer au statu quo et à la paralysie.

Il est révélateur que la notion de « refus » ait été développée pour la première fois dans le contexte politique français par des personnalités comme Maurice Blanchot et Dionys Mascolo dans la revue Le 14 Juillet, un projet passé dans l’ombre par les historiographies pourtant monumentales de Mai 68. Dans son court texte « Refus », Maurice Blanchot définit le refus comme l’écart de représentation entre un événement et le langage : « le pouvoir de refuser ne s’accomplit pas à partir de nous-mêmes, ni en notre seul nom, mais à partir d’un commencement très pauvre qui appartient d’abord à ceux qui ne peuvent pas parler »1. Le refus dénote une limite à la représentation. De même, dans « Refus inconditionnel », Dionys Mascolo comprend le refus comme la possibilité constitutive du silence pour qu’une véritable communication puisse effectivement avoir lieu2. Pour Mascolo comme pour Blanchot, la notion de refus était la condition de possibilité de l’amitié précédant la subjectivité. Par la voie du refus, la réalisation d’une « communauté de l’espèce » est empêchée par la socialisation de classe. Je crois qu’on pourrait tout de même nommer quatre positions de refus de la force de fin de l’hégémonie. Ce ne sont peut-être pas les seules positions — et il y a souvent une claire coïncidence du problème.

  1. Le refus de la culture. Il y a d’abord « La Stratégie du refus » (Operaio e capitale) de Mario Tronti, qui saisit le refus en termes marxistes classiques, en critiquant l’idée de culture comme résistance à la forme capitaliste. Pour lui, la culture équivaut à une médiation du rapport social capitaliste en expansion infinie. Et pour Tronti, « La contre-culture n’échappe pas à ce destin : elle ne fait que vêtir le corps idéologique du mouvement ouvrier de l’habit commun à toute la culture bourgeoise »3. Ainsi, le refus signifie se détourner du « devenir des intellectuels » comme désengagés de la pratique de la lutte des classes. La critique de la culture a fonctionné comme une inversion de la médiation sans aucun levier de transformation. Cependant, pour Tronti, le « refus » était toujours compris comme une stratégie politique, qui passe nécessairement par l’engagement avec la force « subjectivée » de la classe ouvrière organisée sous la forme d’un parti. En d’autres termes, le refus des premiers travaux de Tronti était le refus de la médiation culturelle en approfondissant l’antagonisme de l’autonomie et du politique. Il n’y a pas encore un rejet de la politique, mais plutôt l’hypothèse que le refus peut ouvrir la voie à la destruction de la production capitaliste compte tenu de la « force païenne » du prolétariat.
  2. Refus et fugitivité. Deuxièmement, il y a dans l’afropessimisme une stratégie claire et directe de refus de la totalisation du lien social organisé autour de la destruction de l’existence noire. Ainsi, pour l’afropessimisme, le refus prend la forme d’une archipolitique qui cherche à fuir la logistique de la mort sociale4. Comme l’affirment Moten & Harney dans All Incomplete (2021) : « La notion de sous-communs est le refus de l’interpersonnel, et par extension de l’international, sur lequel se construit la politique. Être sous-commun, c’est vivre inachevé au service d’un inachèvement partagé, qui reconnaît et insiste sur la condition inopérante de l’individu et de la nation alors que ces fantasmes brutaux et insoutenables et tous les effets matériels qu’ils génèrent oscillent dans l’intervalle toujours plus court entre libéralisme et fascisme. Ces formes inopérantes essaient encore d’opérer à travers nous »5. Contre toutes les formes de domination soutenues par la saturation hégémonique, le refus afropessimiste ouvre une vie fugitive dans l’errance qui pointe vers un nouvel antagonisme central désormais cadré entre la vie noire et le monde. Dans Wayward Lives (2020), Saidiya Hartman le dit ainsi : « Faire grève, se révolter, refuser. Aimer ce qui n’est pas aimé. Être perdu pour le monde. C’est la pratique du social autrement, le fond insurrectionnel qui permet de nouveaux possibles et de nouveaux vocabulaires ; c’est l’expérience vécue de l’enfermement et de la ségrégation, du rassemblement et de l’entassement ensembles. C’est la recherche sans direction d’un territoire libre ; c’est une pratique et une relation qui s’inscrit dans les limites surveillées du ghetto noir ; c’est l’entraide offerte dans la prison à ciel ouvert. C’est une ressource queer de la survie noire. C’est une belle expérience de savoir-vivre »6. Le refus de la circulation totale des rapports sociaux place l’existence noire au seuil du politique. Cette communauté négative refuse toute réarticulation sociale hégémonique.
  3. Refus de la logistique. Troisièmement, dans les écrits du Comité invisible, le refus implique la destitution du lien social, bien que l’accent soit mis sur l’infrastructure comme terrain concret et opératoire de la domination. Pour le collectif, le refus devient double : d’une part, bloquer la logistique de circulation et de production de l’assujettissement ; d’autre part, séparer la forme de vie du régime de la domestication subjective. Au fond, le refus du Comité invisible vise la mystification du social comme lieu de gain autonome de la lutte politique. Pour Tiqqun comme pour le Comité invisible, il faut refuser la fondation du sujet (Bloom) au nom de la forme-de-vie et rejeter les politiques d’antagonisme de classe favorisant la guerre civile comme science générique de la désertion (ce qui reste après l’effondrement de l’autorité de la politique moderne).
  4. Refus posthégémonique. Enfin, la posthégémonie refuse la co-dépendance du politique et de la domination, et favorise leur non-correspondance ; elle refuse la politique comme hégémonie, et l’hégémonie comme nouvelle venue après la fin de la métaphysique. En ce sens, la posthégémonie favorise la sortie de la structure totale de socialisation ordonnée par l’égalité des revendications. On pourrait dire que la posthégémonie affirme « l’option réaliste de non-coopération » avec l’hégémonie. Mais l’espace de non-coopération permet de sortir de la limite subjective du politique. La séparation posthégémonique est donc le refus de la coopération sur la base du refus des conditions de garantie (ce qu’Eric Nelson qualifie d’être « coincé sur le bateau »), qu’elle soit fondée sur une conception distributive de la justice sociale, ou comme la maximisation des intérêts indirects propre au libéralisme7. En ce sens, le refus posthégémonique abandonne la tentation d’instaurer un nouveau principe de civilisation avec la politique comme outil auxiliaire et optimisateur de l’ordre8.

Gerardo Muñoz

1Maurice Blanchot. “Refusal”, in Political Writings (1953-1993) (Fordham U Press, 2010). 7.

2« Refus inconditionel », Dionys Mascolo, La révolution par l’amitié, La Fabrique, Paris, 2022, p. 27-30.

3« The Strategy of Refusal », Mario Tronti, Workers and Capital, Verso, 2021.

4« An Invitation to Social Death: Afropessimism and Posthegemony, Archipolitics and Infrapolitics », Alberto Moreiras, Tillfällighetsskrivande : https://www.tillfallighet.org/tillfallighetsskrivande/an-invitation-to-social-death-afropessimism-and-posthegemony-archipolitics-and-infrapolitics

5Fred Moten & Stefano Harney, All Incomplete, Minor Compositions, 2021, p. 29.

6Saidiya Hartman, Wayward Lives, Beautiful Experiments, Norton, 2019, p. 227.

7Eric Nelson, The Theology of Liberalism: Political Philosophy and the Justice of God, Harvard U Press, 2019, p. 163-164.

8« Posthegemonía, o por una retracción de los principios de la civilización »,Gerardo Muñoz, Infrapolitical Reflections, 2020 : https://infrapoliticalreflections.org/2020/08/03/posthegemonia-o-por-una-retraccion-de-los-principios-de-la-civilizacion-por-gerardo-munoz/

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