« Nous n’avons pas seulement eu raison de nous impatienter. Nous avons peut-être eu tort avant de cela de nous armer, comme on dit, de tant de patience. Non seulement nous n’avons pas cédé à l’impatience. Nous avons été au contraire d’une patience d’ange. Non seulement nous n’avons pas été trop exigeants. Nous avons longtemps étouffé des exigences qui sont élémentaires, et dans la négligence desquelles on risque de perdre jusqu’à son identité. »
Dionys Mascolo, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France
« La vengeance est la première passion d’homme libre. »
Bibliothèque des émeutes, L’Offensive d’Iran
Lors des insurrections récentes en France, depuis les Gilets jaunes en 2018 et 2019, jusqu’aux émeutes pour Nahel de l’été 2023, un élément commun a été sciemment oublié par la gauche, y compris jusque dans les rangs des plus radicaux : l’acte de vengeance. Nous pouvons pourtant nous remémorer les différents « actes » des Gilets jaunes. Nous avons vu le Fouquet’s, le restaurant de luxe des Champs-Élysées qu’affectionnent les présidents Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, symbole du mépris et de l’humiliation infligés par les riches outrageusement riches, être brûlé le matin du 3 décembre 2018, au moment de la prise de l’Arc de Triomphe. Nous dirions : « Le fracas est l’applaudissement des choses ». De la même manière, lors des émeutes pour Nahel, la réponse au énième meurtre d’un jeune homme racisé est claire. Nous avons vu les centres commerciaux, les mairies, les infrastructures publiques et les policiers attaqués, avec pour toute revendication, sur les murs : « vengeance pour Nahel ».
Le Manifeste conspirationniste affirme « Que le moteur de toute révolution soit d’abord la vengeance est toujours apparu comme scandaleux aux yeux de la social-démocratie » et cela signifie que les médias, tout comme la social-démocratie, concèdent la colère. Ils l’entendent, puis se font une joie de lui offrir de nouveaux débats qui engendreront de nouvelles lois qui viendront légitimer le jeu politique. La capture de la colère et sa reformulation est le fonds de commerce du débat politique spectaculaire. La vengeance, en revanche, est intolérable, tous les moyens sont bons pour la condamner. Droite et gauche, startupers et militants, l’unanimité avec laquelle elle est vilipendée nous renseigne sur sa pertinence.
Tolérer la vengeance, c’est encourager l’action libre de tout racket et de tout intermédiaire. Pour l’État, la menace paraît évidente. Concéder la vengeance voudrait dire saper son ordre, sa légitimité, ses bases mêmes. Pour les syndicats et les gauchistes, concéder la vengeance reviendrait à saper l’organisation de son petit racket, de sa petite récupération, en un mot : liquider son gagne-pain même. Ceux qui, en bons populistes avides de quelques votes, ne condamnent pas la violence appellent tout de même à sa désactivation, par la justice. « Justice pour Nahel » est évidemment plus acceptable que « Vengeance pour Nahel ».
Pour l’individu qui joue au jeu de la vie dans le monde de la concurrence des ego, dans l’organisation capitaliste-cybernétique parfaite des intérêts bien compris de l’individu solitaire, il ne peut exister de vengeance, car il n’y a, au fond, pas de rancune. L’échec est avant tout un mauvais calcul ou un coup de malchance. Le joueur ne peut s’en prendre qu’à lui-même ou à la Providence. L’Autre ne fait pas partie de son monde. « The ego […] must seek the reasons for its failure in itself ».
Dès lors, la vengeance et sa violence, quel que soit son niveau, doivent être combattues. La colère contient ses limites, celle de la Raison, celle de la Justice. Les masses, entendues comme agrégations d’individus, doivent opérer des choix politiques rationnels – comprendre : ceux que l’on a opérés pour eux. La vengeance met mal à l’aise jusqu’au sein des rangs les plus radicaux. Est-ce que cela ne dévaloriserait pas la lutte ?
Il s’installe une confusion très pratique entre ressentiment et colère. La colère ne représenterait qu’une extension du ressentiment, qu’une opération d’individus frustrés et mal éduqués, d’enfants capricieux incapables de formuler des revendications politiques. Finalement, le pouvoir, par son efficace morale héritée de siècles de pacification sociale, sape les bases possibles de la révolte.
Il faut entendre par ressentiment l’auto-empoisonnement du citoyen qui, en dépit de son humiliation quotidienne par le pouvoir, se trouve pour autant incapable de discerner la cause de cette humiliation. Toute l’ingénierie du pouvoir résidant dans la dissimulation, par des injonctions contradictoires plus ou moins conscientes, de sa visée réelle, se rendant ainsi insaisissable et donc éternel. « La rancune tend au ressentiment dans la mesure même où son objet est un état de choses continu, permanent, ressenti comme » injure » permanente et qui échappe à la volonté de l’offensé, c’est-à-dire dans la mesure même où cette injure se présente comme une fatalité » (Max Scheler, L’homme du ressentiment).
Le sujet de prédilection d’un monde organisé autour du brouillage, du cynisme permanent et du gouvernement par le troll, est justement l’homme du ressentiment, car il est impuissant, essentiellement réfractaire à l’action. Gouverné par une rationalité qu’il croit être la sienne, mais qui n’est que celle que l’on veut pour lui, morcelé et recomposé en données objectivables, l’individu est rongé par d’insolubles contradictions. Comment comprendre cette douleur, alors qu’il désire jouer parfaitement le jeu ? Pour conserver son identité, sa place dans la société, son unité fictive d’individu, il est prêt à tous les refoulements. De là, en fonction du niveau de maîtrise de ses contradictions internes et de l’efficacité de son refoulement, l’individu peut devenir un homme du ressentiment ou un startupper excessivement confiant et fidèle au système. « La Jeune-Fille est le ressentiment qui sourit. » (Tiqqun, Théorie de la Jeune-Fille)
Il aura fallu cette entreprise millénaire d’asservissement nommée christianisme pour faire intégrer qu’un jour – le fameux jour qui ne doit jamais arriver – les derniers seront les premiers. Les insurrections millénaristes infructueuses des pauvres Européens avaient pourtant bien montré tout ce que cette affirmation contenait de moins spirituel : la domination inique, violente, arbitraire et sa perpétuation. Les millénaristes ont refusé de surseoir à leur vengeance et l’ont arrachée au Dieu de l’Apocalypse.
La vengeance qu’il faut défendre n’est pas celle de l’Apocalypse dans laquelle un Dieu surpuissant viendrait libérer des masses exsangues et avides de pouvoir dans une sorte de spectacle kitsch destiné avant tout à nous faire patienter, à « minuter cette longue revanche des faibles ». La vengeance de l’Apocalypse, encore, n’exprime qu’un racket opéré sur la vengeance par la religion chrétienne pour la retenir (katechon) – qui est aussi une fonction de l’État. Il s’agit d’un simulacre pour capturer la tentation vengeresse, pour mieux la détourner. L’idée d’une apocalypse nous dépossède du temps de la vengeance – qui est le temps durant laquelle nous l’élaborons, et qui nous renforce – et de notre capacité de la réaliser par nous-mêmes.
La vengeance apocalyptique spectaculaire sert avant tout à l’instauration d’une nouvelle Jérusalem, nouveau régime écrasant, nouvelle domination. Or, comme l’écrit Gilles Deleuze dans sa préface à Apocalypse de D. H. Lawrence, « chaque fois que l’on programme une cité radieuse, nous savons bien que c’est une manière de détruire le monde, de le rendre “inhabitable” et d’ouvrir la chasse à l’ennemi quelconque ». La vengeance qu’il faut défendre ne vise pas l’établissement d’un pouvoir, mais l’établissement ou le rétablissement d’une forme de vie. L’Apocalypse est obsédée par les points, les étapes, le début et la fin. Nous sommes mus par les cycles, la perception de signes fugaces à saisir. Par nos multiples vengeances, nous voulons nous employer nous-mêmes à combattre nos ennemis, à construire une vie propre, à ne pas céder.
C’est dans l’instant, dans le moment opportun, où notre vengeance est puissante et qu’elle sera faite.
La gauche, dernier apôtre du refoulement permanent de la révolte, a modernisé la formule chrétienne et fait de la « victime » le nouveau statut social enviable, le lieu de l’ultime légitimité. C’est un statut très sérieux, il ne faut surtout plus rire, mais essentiellement se lamenter. Être une victime est honorable, inattaquable, inquestionnable. Quoi de plus pratique, quand on est impuissant, de décréter la défaite équivalente à la victoire ?
L’homme du ressentiment abdique toute idée de puissance sur l’autel de l’angoisse égotique. Il s’enferme minutieusement dans une indignation qui n’a plus pour objet qu’elle-même. Pour lui, un échec ne figure pas la preuve de son insuffisance et n’aboutit pas à une remise en cause. Il ne constitue que la preuve de son mérite dans ce monde-ci.
Nietzsche, premier penseur à s’être penché sur l’homme du ressentiment, a bien décrit sa circonspection profonde. L’homme du ressentiment désigne celui, qui, trop timoré pour agir, a fait de la prudence excessive une vertu. « Cette lâcheté dont [l’homme du ressentiment] est riche et qui chez lui fait antichambre, et attend à la porte inévitablement, cette lâcheté se pare ici d’un nom bien sonnant et s’appelle “patience”, parfois même “vertu”, sans plus ; “ne pas pouvoir se venger” devient “ne pas vouloir se venger” et parfois même le pardon des offenses » (Nietzsche, La Généalogie de la Morale).
Le citoyen qui déteste son travail, mais s’y rend quand même et vilipende l’assistanat, à savoir les personnes qui ont choisi de ne plus accepter un travail asservissant, symbolise parfaitement l’homme du ressentiment. Il souhaite à tout le monde la même servitude, puisque lui-même s’y complaît. Ce sujet rancunier, mais néanmoins fidèle, développe une « critique de ressentiment » (Scheler), inventaire à la Prévert de tous les obstacles et de toutes les avanies injustes qui se mettront, de toute éternité, en travers de son chemin.
La critique du ressentiment n’a pas pour objet la désignation d’un ennemi et sa compréhension en vue de son attaque. Taisant sa colère, elle s’aveugle volontairement dans la localisation de l’ennemi pour être certaine de conserver sa place, bien au chaud, dans le régime du Spectacle. Pour certains, une place reste une place – même dans le camp des vaincus. « De même que le silence devrait entourer les gestes de la raison d’État, la proscription du geste devra entourer les bavardages, les élucubrations de la raison critique ». (Tiqqun, Introduction à la guerre civile).
Ainsi, ce que les hommes du ressentiment haïssent, ce « n’est pas leur ennemi, non ! Ils haïssent “l’injustice”, “l’impiété” ; leur espoir, leur foi, ce n’est pas l’espoir de vengeance, l’ivresse de la douce vengeance, mais la victoire de Dieu, du Dieu juste sur les impies » (Nietzsche, Généalogie de la Morale).
Aujourd’hui, dans leur joie malsaine d’individus rapiécés et frustrés, les bons citoyens espèrent la victoire de la Justice – qu’elle soit la plus ferme ! – sur ceux qui choisissent de ne pas se conformer aux règles qu’eux ont choisi de subir, le triomphe de la Police et de l’Ordre. Leur devise pourrait être : « il le faut bien » ou encore « si tout le monde faisait comme toi… ! ».
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« How can we remain emotionally intact in a society that assumes that indviduals are rational only if they act out of self-interest? »
« Ça sert à rien, certes, mais c’est la vengeance. Moi j’ai pris un peu de Sapa/in, un peu de glace et des Kellog’s. C’est très très cher les Kellog’s. Pour me venger on va dire. Un peu sortir la haine de ce qu’il s’est passé. »
Un pillard pendant les émeutes pour Nahel, BFM TV, 2 juillet 2023
Face au ressentiment, il nous faut réfléchir à la colère comme voie de sortie possible, comme antithèse au cynisme généralisé – autre nom du renoncement –, comme un retour du sensible dans la direction de l’action, comme puissance d’agir, comme façon de briser la dynamique d’obéissance, d’instaurer le rapport de force.
« Chante, déesse, la colère d’Achille, fils de Pélée ». Chez Homère, la colère façonne pleinement le monde, entendu comme une somme de combats à mener. Dans l’Iliade, les personnages dialoguent constamment avec leur colère, et celle des dieux. La colère naît dans le thumos, le cœur, la poitrine. Le thumos est « principe de vie ». Chez Platon, le thumos est la partie ardente de l’âme, celle par laquelle nous avons de l’appétit, du courage, qui est inclinée vers la musique et la gymnastique, qui réunit l’exercice physique et la sensibilité.
C’est cet appétit qu’il faut retrouver.
Dans sa Rhétorique, Aristote définit la colère comme « un désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris manifesté à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance ». Il poursuit : « Nécessairement aussi, toute colère est accompagnée d’un certain plaisir, celui que donne l’espoir de la vengeance ». Aristote sera l’un des derniers à défendre la fécondité de la colère, son caractère créateur. La colère pose problème, car elle est en puissance cet agir vengeur qu’on ne sait comment juguler. Elle désigne la rupture du dialogue policé qui s’effectue entre les heureux du siècle. Elle est imprévisible et échappe aux règles du jeu. Elle est le Cygne noir redouté des traders et des cybernéticiens gouvernementaux.
La colère représente une rupture dans l’unité fictive du sujet du capitalisme de l’information, dans son monde de données, de prévisions et d’homo economicus rationnels mus par leurs intérêts égoïstes, absolument transparents à eux-mêmes. Depuis que la norme destinée à contrôler nos désirs et nos comportements pour mieux les valoriser économiquement s’inscrit dans la rationalité, être irrationnel aux yeux du système apparaît comme une des voies de sortie possible pour préserver nos âmes. La Loi se veut l’ultime rempart, l’ultime canalisation de la colère, face à la vengeance, pourtant son allié naturel, sa voie de sortie, sa transformation en agir, sa délivrance du ressentiment. Dans la société, la Justice simule la vengeance, pour nous convaincre du rétablissement de l’équilibre, et que la vengeance s’avoue, au fond, inutile. La justice est un simulacre au sens de Pierre Klossowski dans La Monnaie vivante. Il permet à l’homme de « se produire lui-même à partir des forces ainsi exorcisées et dominées de l’impulsion.
Dès la Grèce antique, et en dépit d’Aristote, le temps n’est rapidement plus à la colère, mais à la Raison et surtout, à la Justice. Les seules divinités qui échappaient au contrôle de Zeus, les Érinyes, déesses anciennes, vengeresses, et redoutées, figure du passé qui ne passe pas, antithèse du pardon, finiront par être intégrées à la Cité. Elles acceptent la décision d’Athéna qui les transforme en Semnai(Vénérables), devenant protectrices d’Athènes, et gardiennes de la Justice. Les stoïciens et autres Descartes, chantres de la Raison, ont, eux, une solution simple : la colère est ennemie, car forcément irrationnelle. Comme tout fléau, elle est à éradiquer. Saint Thomas tentera une approche plus nuancée. La colère est naturelle, mais elle doit être quand même combattue par l’homme, car le bon chrétien reste avant tout celui capable de charité. Il doit abandonner la vengeance, car elle n’appartient qu’à Dieu.
La colère, reléguée au rang de péché capital, a permis d’ériger le renoncement en vertu.
Pour Nietzsche, au contraire, c’est dans la passion que l’homme « est le plus moral ; l’émotion à son stade supérieur lui offre des mobiles tout nouveaux dont, calme et de sang-froid comme d’ordinaire, il ne se croirait peut-être jamais capable ». Plus encore, Nietzsche refait du corps le centre de notre vie émotionnelle et affective. Il écrit : « le vrai philosophe vit d’une façon “non philosophique”, “non sage” et, avant tout, déraisonnable. Il sent le poids et le devoir de mille tentatives et tentations de la vie. Il se risque constamment, il joue gros… ».
Au départ, la colère surgit toujours de la douleur. Mais si l’on suit Nietzsche, elle peut se transformer en joie, car elle permet de comprendre ce qui nous meut. Elle se tient comme le négatif de notre forme-de-vie : l’opportunité de comprendre ce à quoi nous tenons et ce qu’inversement, nous refusons. Si nous saisissons ce contexte de notre existence, sa texture, au travers de laquelle se déploie notre sensibilité, alors nous sommes plus puissants. La colère nous permet « des mobiles tout nouveaux » dans ce sens même, où, s’ancrant dans le sensible, elle touche à la justesse de ce que nous éprouvons, à une certaine vérité. La colère engendre donc une première joie, qui est essentiellement sensible et réflexive, celle de comprendre ce qui nous meut. Si nous suivons Aristote, une deuxième joie se situe dans le temps du dépassement de la colère. Nous nous mouvons effectivement en suivant le signal qu’elle nous indique, grâce à notre premier déplacement réflexif. Quand nous avons l’impression de perdre pied, de ne plus pouvoir lire une situation, elle nous fournit un point d’appui, nous intime quelque part où recommencer. La colère se loge nécessairement dans un sentiment qui donne une direction, celle dans laquelle la vengeance s’orientera, où elle s’abattra. C’est cette direction à donner, qui nous indique la voie du dépassement de la colère, qui est le début de notre réflexion et de la possibilité politique : qui est mon ennemi ? Comment l’atteindre ? « L’ennemi est la figure de notre propre question », écrivait Carl Schmitt.
Il apparaît clairement que ce qui est dissimulé, c’est la nature relationnelle de la colère. On nous met en colère et, symétriquement, la colère peut être mouvement de sympathie, lien via le partage d’une commune condition, via le sursaut devant l’injustice. Les heureux du siècle ne connaissent la colère que comme mouvement d’hubris, comme sursaut de leur ego. Nous l’avons en partage. Comme l’écrit Jules Michelet en 1848 dans Le Peuple : « Nous avons, nous autres Barbares, un avantage naturel ; si les classes supérieures ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale ». La puissance de la colère saute aux yeux quand elle agrège, alors que l’accès de fureur ou d’hubris affaibli, isole. Le mouvement des Gilets jaunes s’est nourri de la colère collective la plus puissante depuis des dizaines d’années.
Nous devons entendre par colère un bouillonnement, la révolte de celui ou celle qui reconnaît l’offense, la force de l’humiliation incommensurable qui nous est faite et qui a encore suffisamment de sensibilité pour comprendre que le renoncement est inacceptable. Mais il n’y a pas de corrélation entre la profondeur de l’offense et la grandeur de la révolte : une taxe WhatsApp au Liban ou l’envolée des prix du carburant en France peuvent déclencher des insurrections historiques. La colère, parfois, accepte de céder, de s’effacer – quand elle est un mouvement d’hubris –, et c’est heureux. Dans d’autres cas, elle touche l’humiliation historique, incommensurable, logée dans le plus petit dénominateur commun. Ce qui ne représente apparemment qu’une égratignure révèle un état-limite, la silhouette d’une forme de vie. Cela n’a rien à voir avec la fameuse goutte d’eau qui ferait déborder le vase. Ce n’est pas cumulatif. Laissons cette métaphore à ceux qui ont quelque chose à commercer avec l’État, un statut à réclamer. Nous devons y voir un agencement, une friction, une géométrie qui devient invasive, qui touche à notre cœur même.
Si avoir une puissance signifie être aux prises avec sa propre impuissance, alors la colère épouse exactement ce mouvement. Elle naît de l’offense ou de l’humiliation, donc d’une situation de blessure. Mais en ce qu’elle constitue une connaissance de sa situation, en ce qu’elle part d’un vécu réel pour le refuser et le combattre, en ce qu’elle trouve des chemins et des alliés pour répondre et donc s’affirmer, elle est une puissance.
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« La vengeance est un feu, la vengeance est un plaisir […] La vengeance effraye plus parce qu’elle frappe librement que parce qu’elle frappe fort. »
Bibliothèque des Émeutes, Offensive d’Iran
De la colère à l’exécution de la vengeance, du sentiment au geste, il existe de nombreux chemins possibles dans l’activité, de multiples manœuvres pour rendre possible et faire arriver. Je pense aux discussions conspiratives entre amis qui, partageant la même sensibilité, le même bouillonnement, choisiront de le traduire en gestes, selon leurs possibilités, leur lecture d’une situation et leur perspective politique.
Le désir de vengeance réside dans cet espace qui s’ouvre, une fenêtre sur l’anarchie radicale. Cet espace se trouve jalonné de décisions qui représentent autant de réflexions sur notre colère, sa pertinence, les moyens de la dépasser. La vengeance n’est pas un absolu, elle peut s’exprimer dans une multiplicité d’actions, elle forme une arme de notre arsenal.
L’abîme qui sépare la punition – imposée par l’État et sa Justice – de la vengeance est immense. La Justice corrige ce qu’elle considère comme des difformités du corps social. L’individu puni doit comprendre que certains actes sont moralement condamnables et l’éloignent de l’harmonie sociale. La punition est censée ramener l’individu vers le bien. Au contraire, la vengeance ne s’inscrit pas dans le champ moral. Elle vise à empêcher un individu ou un groupe de recommencer à nous humilier ou à nous offenser. La vengeance s’inscrit dans un échange de coups, pour repousser un ennemi. Le but est d’atteindre l’ennemi et de le mettre hors d’état de nous nuire. Cela implique un point de départ situé, un commun.
« La vengeance est la première passion d’homme libre, d’homme enfin libéré. En Iran, elle a été le feu de paille de la fièvre révolutionnaire, chauffant l’âtre de violences plus profondes au moment de disparaître en fumée. Elle s’accommode mal d’institutions. Lorsque des individus s’adonnent à la cette noble passion, ils n’ont besoin d’aucun intermédiaire et d’aucun délai. Ils se passent de prisons, ils ne retiennent pas leur jugement. Si un témoignage ou une certitude leur manquent, ils prennent la responsabilité de les deviner ou ils acquittent sur le champ. » (Bibliothèque des Émeutes, Offensive d’Iran)
La vengeance désigne donc le rétablissement de l’équilibre par rapport à un ennemi, mais également en soi-même, comme perspective de dépassement de l’offense, du sentiment d’humiliation. En hébreu, la vengeance, nekama, provient du mot kam, qui signifie « se mettre debout ».
Il nous faut nous mettre debout, car nous sommes tombés. Heidegger, dans son Parménide, explique que l’actio impériale romaine est entendue comme une position de surplomb, une suprématie constante sur les autres, qui sont tombés plus bas, une supervision. D’où la formule de César, « veni vidi vici », « je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. « Ceux qui tenteront de s’élever au même niveau seront mis à bas » (En latin, fallere, qui a donné falsum, le faux), explique Heidegger. « Assigner des limites » se dit pango en latin, qui donnera pax, la paix. La paix « pensée de façon impériale, est la situation établie durablement de celui qui a été mis à bas. Le faire tomber au sens de leurrer et de circonvenir est, en vérité, l’actio impériale au sens propre ».
La paix est un joug qui ne dure que parce que nous acceptons d’être maintenus au sol, d’être tombés. L’accomplissement majeur du pouvoir aujourd’hui est d’avoir réussi à se rendre invisible, à se prétendre hors de portée. Les théories qui défendent une domination sans sujet – les individus ne vivraient plus subjectivement de rapports de soumission –, un Capital automate ou encore un « fétiche » (Kurz) ne font qu’éterniser sa domination, entretenir l’impuissance, en nous privant de cibles. Elles assument qu’une pratique émancipatrice n’est plus possible. Elles entretiennent la critique de ressentiment. Parce que nous nous fions à notre colère partagée, l’acte de vengeance est celui qui rapproche l’ennemi de nous-mêmes, en le mettant à portée de main. L’agir vengeur transforme une position d’impuissance en joie, celle de reprendre pied, d’avoir à nouveau une prise sur le monde, une lecture et une compréhension de celui-ci. À partir de l’agir vengeur, nous pouvons penser une organisation sensible.
L’ennemi, selon la définition de Carl Schmitt, est celui avec qui les conflits « ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers ». Mais ni l’ennemi ni l’auteur de la vengeance ne sont des individus solitaires. « L’ennemi ne peut être qu’un ensemble d’individus groupés », poursuit Schmitt. Symétriquement, dans le partage de ma colère et dans le geste de vengeance, je peux trouver mes amis. La vengeance est par excellence l’agir qui ne tolère aucune médiation, contrairement à la Justice, qui exige que le citoyen s’en remette à Loi. La vengeance refuse le jeu institutionnel, et entame, par son geste même, la croyance dans la nécessité de l’État. Elle postule l’irréductibilité de certaines formes de vie, l’absence de dialogue pacifié et cordial possible.
La vengeance ne se situe pas dans l’anéantissement de l’ennemi. Pour que la vengeance soit effective, l’ennemi doit assister aux représailles. Ce qui se joue n’est pas l’existence de l’ennemi, mais sa puissance. Aussi, la vengeance ne vise pas forcément une personne, mais définit toujours une cible. En ce sens, elle peut viser des objets, une ville, un monde où l’injure est subie. La vengeance n’est pas, contrairement à ce que les adeptes de la morale martèlent, un accès de fureur, un agir aveugle et impulsif. Elle n’est pas non plus un simple mouvement de défense. « La bête capturée qui mord le chasseur ne cherche pas à se venger. De même, la riposte immédiate à un coup de poing ne constitue pas une vengeance. Pour qu’il y ait véritablement vengeance, il faut, à la fois, un “temps” plus ou moins long, pendant lequel la tendance à riposter immédiatement et les mouvements de colère et de haine qui lui sont connexes soient retenus et suspendus ; d’autre part, que l’acte même de la riposte soit reporté à un moment et à une occasion plus propice » (Max Scheler, L’homme du ressentiment).
La vengeance se loge dans ce temps différé, ce temps suspendu. Trop froide, elle devient rancune, trop chaude, elle peut être inefficace. Ce temps particulier de la vengeance nous enjoint à penser conjointement stratégie et sensibilité, à nous départir de la tendance à l’immédiatisme activiste, sans pour autant verser dans le froid calcul. Le temps de la vengeance exprime un kairos, reflet de notre capacité à lire des signes, un exercice pratique de sensibilité. Comme le dit Giorgio Agamben dans une conférence intitulée L’Église et le royaume, le temps de la vengeance est « le temps que nous sommes nous-mêmes », « le temps qui nous reste, le temps dont nous avons besoin pour faire finir le temps, pour venir à bout, pour nous libérer de notre représentation ordinaire du temps ». Aussi, il ne faut pas exclure que la portée de la vengeance puisse dépasser largement ce que nous en attendions au départ. Il ne faut pas exclure que le temps la transforme, il faut l’espérer.
Lors des émeutes pour Nahel, les émeutiers se sont d’abord vengés contre la police, contre un meurtre raciste. Mais rapidement, le spectre de la vengeance s’est modifié, s’est étendu. On s’est rendu compte que l’ennemi était bien plus large que prévu, qu’il fallait aussi se venger contre l’État, le spectacle écœurant de la marchandise. La colère a fait écho, les gestes ont fait signe, d’autres se sont reconnus dans ces événements.
De la façon la plus méprisable, la politique politicienne des bandes-rackets a toujours souhaité récupérer la colère pour la canaliser, afin de mieux déposséder les pauvres de leur révolte et d’en récolter les profits pour son propre agenda de perpétuation de ses propres intérêts. Il s’ensuit le populisme le plus médiocre, le refoulement de la vengeance et finalement, le triomphe du ressentiment. Symétriquement, ceux qui ont fait de la vengeance et de l’assassinat ciblé une spécialité militante sont dans l’erreur. Ils usurpent un rôle qui n’est pas le leur en prenant en charge la colère des autres, reproduisant ainsi, sous d’autres normes seulement, le régime de justice.
Le cas de David Dufresne est, à ce niveau, assez singulier. En comptant les mutilés par la police pendant les Gilets jaunes, il a organisé un insidieux racket de la vengeance. En exposant ainsi les nombreuses raisons de se venger, en sérialisant les violences, il a créé une abstraction mettant en scène un Gilet Jaune éternellement battu par le policier. Il ne restait plus alors qu’à mendier à l’État (« Allo Place Beauvau ») des RIO et une police républicaine.
Préserver sa colère de la récupération signifie lui rester fidèle, en organisant soi-même son issue.
D’un autre côté, la vengeance doit se garder de tomber dans le piège de la satisfaction. « J’ai satisfait ma vengeance, je peux donc croire que j’ai changé le monde » est une pensée fausse. Si les actes de vengeances s’opèrent et se terminent, la vengeance s’insère dans une éthique plus générale, d’une capacité à se mettre en mouvement. Elle représente un outil précieux parmi d’autres, elle est une disposition d’esprit. Il serait donc stupide de voir dans tous les vengeurs des amis, des alliés. La vengeance n’est pas un absolu. Elle est une modalité d’action, nous n’en avons pas le monopole. Tout agir, tout acte, présuppose sa fin dans son double sens : comme but et comme mort. C’est dans leur réalisation et leur but que toutes les vengeances sont toutes singulières et qu’elles peuvent être amies ou ennemies.
Une éthique qui pense la colère intime un partage sensible, qui commence par être fidèle à nos propres sentiments pour mieux les partager avec nos amis. C’est sur cette base que nous pouvons nous rencontrer. Par là même, nous pouvons lutter contre la pacification du politique et de nos propres subjectivités, contre le piège de la revendication raisonnable qui a souvent raison des révoltes. La colère implique de se venger, elle permet de se rendre puissant par l’acte, mais ne laisse pas de côté la pensée et l’effort de nomination de l’ennemi. Elle désigne une tentative de pensée stratégique parce qu’elle est une pensée de la portée. Mais elle ne représente pas pour autant un rapport froid et calculateur au monde. Nous conservons la possibilité de nous faire surprendre. De la même façon, elle se place dans une dis-position et non pas au sein d’une position. Ce que nous avons essayé de défendre au cours de ces quelques lignes, est une proposition d’un endroit où recommencer, qui n’est ni un lieu ni une temporalité, mais un commun.
Jana