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Un entretien avec Carla Lonzi

Cet entretien avec la féministe italienne Carla Lonzi est issu du recueil Écrits, voix d’Italie, édité par Michèle Causse et Maryvonne Lapouge, aux Éditions des femmes, à Paris, en 1977.

– Ta demande m’a prise au débotté car jusqu’à maintenant, j’ai toujours refusé l’interview. Durant toutes ces années de féminisme je n’en ai jamais concédé. Or le fait que tu rassembles des textes de femmes italiennes pour les éditions des femmes me séduit et m’oblige à prendre le contrepied des décisions précédemment prises… et à bon escient me semble-t-il. Je me sens en contradiction avec moi-même et je ne sais pas ce qui pourra émerger d’une telle disposition d’esprit.

– Oui, je sais, tu n’as jamais entendu jouer les papesses !

– Cela va de soi. Néanmoins les féministes courent un nouveau risque. Au début, de 1970 à 1974 environ, on nous refusait en bloc, puis la situation s’est renversée. Maintenant on assiste à une véritable manie de consécration du féminisme, la société allant jusqu’à adopter une attitude de promotion… Les modes en sont multiples et sournois et, tout en ne le voulant pas, on risque d’y tomber et de se faire piéger. Le besoin de reconnaissance propre aux femmes se trouve sollicité par un climat d’intérêt et des opportunités pratiques. La société s’est mise à accepter les prémisses du féminisme sans saisir l’évolution qui clarifie ces prémisses mêmes. Elle voit dans le féminisme une idéologie, autrement un pouvoir, et comme tel elle le respecte parce qu’il confirme – au lieu de mettre en crise – ce que nous voulons par contre subvertir… Prends par exemple « Nous crachons sur Hegel » et « La femme clitoridienne et la femme vaginale », écrits et publiés en 1970 et 1971. Ce sont les premiers petits livres verts parus dans les « Écrits de Révolte féminine », cette collection que nous publions nous-mêmes afin de relater nos expériences. Ils sont devenus parfaitement “banaux” à force d’être cités par les magazines et les quotidiens. 

– Oui, mais ce ne sont pas les seuls qui aient repris ton discours, tout le monde l’a fait, par la suite, il est devenu référentiel.

– Il a circulé… On s’est donné le mot. Et si tu penses que nous avons tout fait toutes seules, publication, distribution, sans tomber dans l’activisme, on peut dire que c’est un succès. Cela a fait tache d’huile. Après les miens, nous avons publié d’autres volumes, ceux de Taarina, Martinelli, Chinese, mais lorsque la presse parle de Rivolta femminile, elle se réfère exclusivement aux deux premiers livres : elle reste attachée à une image figée une fois pour toutes du féminisme. Tout au plus attend-on de nouveaux développements idéologiques, politiques, sociaux… on ne veut pas voir que le féminisme est un processus de libération qui comprend toutes sortes d’étapes.

– Pourrais-tu préciser ta pensée ?

Je vais essayer de m’expliquer. Mon premier besoin, en tant que féministe, a été de faire tabula rasa des idées reçues, tabula rasa en moi-même pour me soustraire aux garanties offertes par la culture… Je savais trop bien que les certitudes acquises cachaient un poison paralysant. En vérité c’était le seul geste possible, le seul qui offrît des développements et, au fond, c’est ce qui s’est passé… Mais tout a été plus complexe et dramatique que je ne l’aurais cru car même mon geste pouvait devenir pour les autres une sorte d’idée reçue… et ainsi de suite. En tout cas, ces écrits ne sont pas nés d’une position culturelle mais de ma vie. En ce sens ils ont ouvert la voie à l’autoconscience ; au discours à la première personne. Ce qui fait l’authenticité de ces textes c’est qu’ils reposent sur un vécu… Or c’est plutôt dans leur théorisation qu’on a vu la majeure efficacité. En fait j’ai tout affirmé sur du vide.

– Oui, puisque tes références culturelles n’auraient pu être que masculines !

– Et sur ce vide, qui était moi-même, je pouvais finalement écouter ma voix intérieure. Une fois rejetées toutes ces autorités dont il est parfois tentant de tirer son identité. Tel fut à l’origine le travail de Révolte féminine : éloigner toutes les suggestions culturelles, en particulier les plus imparables. Ce fut un travail énorme, toujours plus solitaire, individuel… et qui se poursuit encore. 

Les groupes féministes qui laissent encore quelque crédit à un filon culturel ou politique se retrouvent perpétuellement envahis et perpétuellement sur la défensive : ils n’ont aucune place pour se livrer, eux, à leurs brèches, ouvertures. Par exemple, les féministes qui s’acharnent à démontrer l’utilité de la psychanalyse pour la libération de la femme et qui considèrent erroné le refus aporistique de cette science obéissent à problématique lice à une identification culturelle. En effet, dans le processus de libération, tant qu’on ne se heurte pas à l’inconscient (transfert) il est on ne peut plus légitime d’affirmer que la psychanalyse est inutile, et inversement, tant qu’on affirme que la psychanalyse est inutile, il est évident que l’inconscient ne s’est pas manifesté et, donc, la psychanalyse ne sert à rien. À peine l’inconscient fait-il son apparition, la psychanalyse apparaît aussi, mais alors elle est tout de suite là, elle ne répond pas à un appel culturel… Avoir refusé la psychanalyse a priori (de même que le marxisme, l’art, la religion, etc.) a contribué à créer en nous une situation de liberté – comme si on avait levé l’ancre – qui nous a permis de mettre toute notre confiance dans les rapports de groupe : ce qui, en dernière analyse, a facilité l’irruption de l’inconscient. Et alors se justifie le recours à l’outil psychanalytique. C’est seulement après avoir accepté sa propre voix intérieure que l’on peut avoir tous les interlocuteurs possibles.

– Qu’entends-tu par interlocuteurs ?

– Je veux dire qu’on peut écouter autrui sans se laisser influencer, on peut entendre toutes sortes de suggestions ans perdre les points d’appui qui sont en soi. Bref, on ma sans perdre les points d’appui qui sont en soi. Bref, on nỉa plus affaire à la culture mais à des “interlocuteurs”.

– La femme serait, selon toi, infériorisée…

– Oui, bien sûr… À mon avis, notre force est d’admette l’infériorisation, ce qui dans le monde masculin est désigné comme une faiblesse honteuse… et cachée.

– Je ne vois pas bien…

– Le contraire de la femme mythique, super, à laquelle la féministe finit souvent par être apparentée et dont l’image peut la gratifier, ou l’amuser à cause de la panique qu’elle suscite, car c’est vraiment une image terrifiante. L’auto-conscience c’est précisément cela : mais ce n’est pas à moi d’en parler d’une façon abstraite et généralisée : c’est une donnée commune et individuelle à chacune, on la trouve exprimée dans ces petits livres que j’ai cités plus haut et auxquels bien peu de gens s’intéressent… même parmi les féministes.

– Que penses-tu des groupes ? De la vie de groupe ? De l’éclatement des groupes ?

– Sur cette expérience de groupe je m’exprime dans un journal. Un journal que je tiens depuis des années. Je commence seulement maintenant à y comprendre quelque chose, à en démêler les fils. 

– Le groupe ne serait-il pas un peu castrateur ?

– Le groupe a le mérite d’émonder tout le superflu, mais chacune doit mettre le holà au moment où finit le superflu et où commence la chair à vif. C’est pourquoi le groupe est transitoire, il constitue une étape… ensuite se poursuivent des relations entre les diverses composantes d’un groupe, à moins que ne s’interrompe tout rapport. Pour moi le groupe a commencé comme une oasis où je croyais en avoir fini de souffrir, puis il est devenu un tourbillon de souffrances auxquels je n’estimais pas pouvoir me soustraire. Retrouver mon individualité n’a pas été une opération indolore, car, en même temps, se produisait une décharge de toute l’intensité que j’avais accumulée ma vie durant. 

– Parle-moi des écrits du groupe.

– Nos écrits naissent du besoin de communiquer pour accéder à la libération. Communiquer avec soi, avec les autres. Jusqu’à présent ils ont pris la forme de journaux. C’est un mode d’expression auquel presque chaque femme recourt spontanément pour réfléchir sur sa propre vie. Mais désormais ils sont plus qu’un journal, ils sont une prise de conscience sur le journal, sur le pourquoi et le comment du journal. Notre auto-conscience aura peut-être ceci de particulier qu’elle sera passée à travers les apports de cet instrument de connaissance qu’est le journal. D’autres instruments fourniront d’autres apports.

– Tes critères de publication ne sont donc pas les critères traditionnels, des critères culturels ?

– La nouveauté de notre collection « Écrits de Révolte féminine » est que nous publions les écrits de chacune de nous… Chacune de celles qui écrit ou écrira. Chacune étant lectrice ou potentiellement écrivain, écrivain entendu non pas au sens d’adhésion à un rôle littéraire, mais de prise de conscience du fait que tout ce qu’il lui est arrivé ou ce qu’il lui arrive de noter par écrit à propos de soi est écriture, une possibilité dont elle peut jusqu’à un certain point sentir l’urgence aux fins de l’auto-conscience.

– Tout le contraire de l’écriture refuge, évasion ?

– Oui. Le fait d’écrire permet en outre de changer la façon de lire, en retirant à l’écriture beaucoup de sa valeur mythique : valeur attribuée à une chose par qui ne la pratique pas.

– Mais est tout l’art qu’il faudrait démythifier.

– On ne peut pas supprimer un mythe tant qu’on ne se sent pas en mesure de pratiquer l’activité mythifiée. Retirer abstraitement le mythe ne sert à rien. En outre il faut avoir le désir d’écrire et, pour l’avoir, il faut nourrir l’espoir que quelqu’un vous lise. La femme a toujours su que ce quelqu’un, pour elle, n’existait pas. Moi aussi j’ai écrit des poèmes, il y a quinze ans. Ils sont l’antécédent direct de ce qui m’a conduite au féminisme, mais je n’ai jamais cherché à les publier parce que je ne voyais pas une personne, une seule, qui aurait pu les lire. On aurait pu tout au plus me “classer” culturellement et, pour moi, c’était perdre ma seule occasion d’identité.

– Ce que tu dis là m’intéresse au plus haut point. Je pense à une écrivain française, Laure, qui a été l’amante de Georges Bataille. Elle a écrit des textes admirables, déchirants, non publiés de son vivant. Eh bien ces textes, enfin publiés par les soins de son neveu et de maisons d’édition masculines sont, à mon sens, détournés de leur véritable destination. L’identité de Laure, déjà mise à mal durant sa vie, lui est, à titre posthume. une fois encore retirée, volée. La lecture de Laure (un être par “eux” défini excessif), celle d’une fantasmatique masculine (cfr. La vie de Laure par Bataille, publiée à l’intérieur des écrits de Laure), ne prend son sens réellement “historique” qu’à travers un décryptage féministe. Mais une critique féministe est encore à naître. Et elle est urgente.

– Moi je parle d’une écriture qui présuppose une lecture, et “inversement”, entre femmes. Si Laure (que je voudrais lire) a vécu aux côtés d’un génie, je me demande dans quelle tanière elle s’est réfugiée pour écrire pour elle-même. Là, le déchirement est assuré à l’avance, un déchirement sans issue. Tu comprends donc ce qu’a signifié le féminisme pour moi ? La recherche d’un débouché, la confiance en l’issue et, dans cette optique, la conscience de ma propre souffrance, de l’acte même de souffrir. Quant à une critique féministe, je n’y crois pas, à moins qu’elle ne sorte de la chaîne culturelle, idéologique, tout comme le féminisme, du reste. La première initiative que j’aie prise dans le féminisme a été la création de cette espèce de maison d’édition qui offre l’exemple d’un circuit complet : lecteur écrivain. 

– Ne penses-tu pas que vont sourdre peu à peu des formes nouvelles d’expressions ? Inconnues jusqu’ici.

– Je ne me suis pas posé le problème. L’important est de commencer. Nous aurons des surprises. Les “individualités prennent leur vol”, comme l’a écrit l’une de nous. 

– Qui décide de la publication des livres ?

– C’est moi qui dirige la collection, c’est donc moi qui devrais décider. Mais il ne m’est jamais arrivé de refuser un texte. Ce serait inconcevable. Quand une femme donne un texte en lecture, elle s’est déjà reconnue dans son écrit, donc pourquoi devrais-je ne pas le reconnaître moi aussi ? Et maintenant, puis-je te demander de me poser une question ? Comment se fait-il que vous publiiez uniquement vos écrits ? La réponse est simple : parce que nous ne voyons rien de semblable à ce que nous faisons, nous. Nous aurions grand plaisir à constater le contraire, mais c’est comme cela, autant vaut l’admettre. Et tu sais pourquoi nous n’assistons à rien de semblable ? Parce que le féminisme n’a pas fait cette opération de tabula rasa culturelle dont je te parlais tout à l’heure. 

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