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Un entretien avec le journaliste Seymour Hersh

Le 26 septembre 2022, le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne en mer Baltique a été en grande partie détruit par plusieurs explosions. Journaliste d’investigation de stature internationale, Seymour Hersh a publié un article détaillé sur la base d’une source anonyme qui affirme que le gouvernement américain était responsable de l’attaque et a bénéficié du concours des forces norvégiennes. Hersh est l’un des journalistes d’investigation les plus influents au monde depuis plus d’un demi-siècle. En 1970, il a reçu le prix Pulitzer pour la dénonciation des crimes de guerre américains commis dans le village de My Lai au Vietnam, qui avaient suscité une immense indignation de par le monde. Il a également couvert le scandale du Watergate pour le New York Times. En 2003-2004, c’est lui qui a révélé les pratiques américaines de torture dans la prison d’Abu Ghraib en Irak. Ces révélations lui ont valu le prix Polk.

FABIAN SCHEIDLER : Pour commencer, pourriez-vous nous exposer les résultats de votre enquête ? Que s’est-il passé précisément et selon votre source, qui était impliqué, quels étaient les objectifs ?

SEYMOUR HERSH : Tout ce que j’ai fait, c’est simplement d’expliquer l’évidence. C’était, précisément, une histoire qui ne demandait qu’à être racontée. Fin septembre 2022, huit bombes auraient dû exploser. Seules six d’entre elles l’ont fait, sous l’eau, près de l’île de Bornholm dans la mer Baltique, dans une zone assez peu profonde. Elles ont détruit trois des quatre gazoducs principaux de Nord Stream 1 et 2. Depuis de nombreuses années, Nord Stream 1 fournissait du gaz à très bas prix. Quand ces deux pipelines ont explosé, la question était de savoir qui l’avait fait et pourquoi. Le 7 février 2022, en pleine préparation à la guerre en Ukraine lors d’une conférence de presse à la Maison-Blanche avec le chancelier allemand Olaf Scholz, le président des États-Unis Joe Biden a déclaré que nous pouvions mettre Nord Stream à l’arrêt.

F. S. : Les mots exacts employés par Joe Biden étaient : « Si la Russie envahit, il n’y aura plus de Nord Stream 2, nous y mettrons un terme ». Lorsqu’un journaliste a demandé comment il avait l’intention de s’y prendre exactement, étant donné que le projet était sous contrôle allemand, Biden a simplement répondu : « Je promets que nous serons en mesure de le faire. »

HERSH : Sa sous-secrétaire d’État, Victoria Nuland, très impliquée dans les évènements de ce qu’ils appellent la révolution de Maïdan de 2014, avait tenu des propos similaires quelques semaines plus tôt. 

F. S. : Vous affirmez que la décision de mettre les gazoducs hors service a été prise encore plus tôt par Joe Biden. Vous reprenez l’histoire depuis le début, chronologiquement, à partir de décembre 2021. C’est à ce moment que Jake Sullivan, le conseiller américain à la sécurité nationale a convoqué, selon votre article, une réunion du groupe de travail nouvellement formé des chefs d’état-major interarmées, de la CIA, des départements d’État et du Trésor. Vous écrivez : « Sullivan souhaitait que le groupe propose un plan pour la destruction des deux gazoducs Nord Stream. »

HERSH : Initialement, ce groupe a été constitué en décembre pour étudier la question. Ils ont fait venir la CIA et ainsi de suite, ils se réunissaient dans un bureau très secret. Juste à côté de la Maison-Blanche, il y a un immeuble de bureaux qui s’appelle le « bâtiment du bureau exécutif » [Executive Office Building]. Il est connecté à la Maison-Blanche par un tunnel au sous-sol. En haut se trouve un lieu de réunion pour un groupe secret, un groupe extérieur de conseillers appelé le Conseil de renseignement du Président [President’s Intelligence Advisory Board]. Je ne mentionne cela que pour faire savoir aux gens de la Maison-Blanche que je connais quelques détails. 

Le meeting a donc été convoqué pour étudier le problème suivant : qu’allons-nous faire si la Russie entre en guerre ? Nous étions alors trois mois avant la guerre, avant Noël 2021. Il s’agissait d’un groupe de haut niveau. Il avait probablement un nom différent, mais je l’ai appelé le « groupe inter-agences » ; je ne connais pas son nom officiel s’il en avait un. Il était constitué de membres de la CIA et de la National Security Agency (NSA) qui surveillent et interceptent les communications, du Département d’État et du Département du Trésor, qui fournissent de l’argent, et probablement de quelques autres groupes impliqués. Les chefs d’état-major interarmées étaient également représentés. 

Leur grande préoccupation était de produire des recommandations sur ce qu’il fallait faire pour arrêter la Russie, que ce soit des mesures réversibles comme plus de sanctions et de pressions économiques, ou des mesures irréversibles et énergiques comme, par exemple, des explosions. Je ne souhaite pas parler plus précisément d’une réunion en particulier, parce que je dois protéger ma source. Je ne sais pas combien de personnes étaient à la réunion, vous comprenez.

F. S. : Dans l’article, vous écrivez que début 2022, quand le groupe de travail de la CIA a fait son rapport au groupe interagences de Sullivan, ils ont dit : « nous avons un moyen de faire sauter les pipelines ».

HERSH : Ce moyen, ils l’avaient. Il y avait parmi eux des gens versés dans ce que nous appelons aux États-Unis la guerre des mines. Dans la marine américaine, il y a des groupes qui vont dans les sous-marins, un commandement de l’ingénierie nucléaire, mais aussi un commandement du génie des mines. Le génie sous-marin, celui des mines, est primordial et nous avons des plongeurs-mineurs très qualifiés. Le plus important centre de formation de ces mineurs est probablement celui de Panama City, une petite station balnéaire située au milieu de nulle part en Floride. Nous y formons un excellent personnel, que nous utilisons. Ces mineurs sont primordiaux, si l’entrée d’un port est obstruée, ils sont capables de libérer une voie navigable à coups d’explosions. Et ils peuvent aussi dynamiter les gazoducs sous-marins d’un certain pays, si nous ne l’aimons pas, nous pouvons les faire exploser. Ils ne font pas toujours de belles choses, mais ils sont très discrets. Pour le groupe de la Maison-Blanche, il était évident que faire sauter les pipelines était faisable. Le C4 est un explosif incroyablement puissant et dévastateur, en particulier avec les quantités qu’ils utilisent. Vous pouvez le déployer et le faire détonner à distance avec des appareils sous-marins à sonar. Ils envoient des signaux à très basse fréquence. C’était donc faisable et ils l’ont dit à la Maison-Blanche début janvier, car deux ou trois semaines plus tard, la sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a déclaré que nous pouvions le faire. Cela devait être le 20 janvier. Ensuite le président, avec votre chancelier [l’Allemand Olaf Scholz], a également répété le 7 février que nous pouvions le faire. Votre chancelier n’a rien dit de précis, il est resté vague. Si j’avais une audience au parlement, la question que je poserais à Scholz serait la suivante : le Président Biden vous en a-t-il parlé ? À ce moment-là, vous a-t-il dit pourquoi il était si certain de pouvoir le faire exploser ? Nous n’avions pas encore de plan précis, mais nous savions déjà que nous avions la capacité de le faire. 

F. S. : Quel rôle la Norvège a-t-elle joué dans cette opération ?

HERSH : La Norvège est une nation qui possède d’excellents marins, et leur sol contient des gisements d’hydrocarbures. Ils sont aussi très impatients d’augmenter la quantité de gaz naturel qu’ils peuvent vendre à l’Europe de l’Ouest et à l’Allemagne. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait, ils ont augmenté leur volume d’exportation. Avec ces raisons économiques, pourquoi ne pas rejoindre les États-Unis ? Ils ont aussi une aversion tenace pour la Russie. 

F. S. : Dans votre article, vous écrivez que la Marine et les services secrets norvégiens étaient impliqués, et vous ajoutez que la Suède et le Danemark ont ​​été, en quelque sorte, informés de manière parcellaire.

HERSH : La façon dont cela me l’a été présenté est la suivante : pas vu, pas pris. En d’autres termes, si vous faisiez ce que vous faisiez et qu’ils avaient su et compris ce qui se passait, peut-être auraient-ils refusé de donner leur aval. J’ai beaucoup creusé cette question avec les gens à qui j’ai parlé. L’essentiel est là : pour mener à bien cette mission, les Norvégiens devaient trouver l’endroit adéquat. Les plongeurs formés à Panama City pouvaient descendre jusqu’à 300 pieds [91 mètres] sans équipement lourd de plongée, avec un simple mélange oxygène-azote-hélium. Pour qu’ils puissent opérer, les Norvégiens leur ont trouvé un point au large de l’île de Bornholm, dans la Baltique, qui n’était qu’à 260 pieds [79 mètres] de profondeur. Ils devaient remonter lentement, il y avait un caisson hyperbare, les Américains ont utilisé le patrouilleur anti-sous-marin des Norvégiens. Deux plongeurs seulement ont été utilisés pour les quatre pipelines. 

Un des problèmes était de savoir quelle tactique adopter avec les gens qui surveillent la mer Baltique. Cette mer est très surveillée et il y a beaucoup d’informations librement disponibles, donc il fallait s’en préoccuper. Il y avait trois ou quatre personnes dont c’était la mission. Ce que nous avons fait ensuite était très simple. Chaque été depuis vingt et un ans, notre sixième flotte, qui opère en Méditerranée et en Baltique, organise un exercice pour les marines de l’OTAN dans la Baltique (BALTOPS). Dans ce cadre, nous amenons un porte-avions ou un grand bâtiment de la Marine. C’est une chose très publique : nous ne le cachons pas et les Russes sont au courant. Mais lors de cet exercice 2022, pour la première fois de l’histoire, l’opération de l’OTAN en mer Baltique avait du nouveau au programme. Il allait y avoir un exercice de mouillage et de chasse de mines pendant dix ou douze jours. Huit ou dix nations envoyaient des équipes de génie sous-marin, un groupe mouillait la mine et un autre groupe du même pays devait la localiser puis la faire exploser. Donc vous avez eu une période où il y avait diverses mines qui explosaient, et pendant ce temps les Norvégiens pouvaient récupérer les plongeurs en eaux profondes. Les deux pipelines sont distants d’environ un mile [1,6 km], ils sont légèrement ensablés, mais ne sont pas difficiles d’accès et les plongeurs s’étaient entraînés pour ça. Il n’a pas fallu plus de quelques heures pour poser les bombes. 

F. S. : C’était donc en juin 2022 ?

HERSH : Oui, l’exercice s’est terminé dans la première dizaine de jours du mois de juin, mais à la dernière minute, la Maison-Blanche a flanché. Le président a dit qu’il craignait de le faire. Il a changé d’avis et leur a donné l’ordre de se tenir prêts, d’être en mesure de faire exploser les bombes à distance à tout moment. Ça se fait simplement avec un sonar ordinaire – de marque Raytheon –, vous survolez la zone et vous larguez un cylindre. Celui-ci envoie un signal basse-fréquence, qui peut être décrit comme ressemblant à un son de flûte, et vous pouvez le régler sur différentes fréquences. Leur inquiétude était qu’une de ces bombes, parce qu’elle serait restée immergée trop longtemps, ne fonctionne pas. En fait, deux des bombes n’ont pas fonctionné et ils n’ont eu que trois des quatre pipelines. Ce groupe a dû trouver des solutions dans l’affolement, et nous avons en fait dû nous tourner vers d’autres agences de renseignement, que je n’ai pas mentionnées dans mon article.

F. S. : Que s’est-il passé alors ? Ils ont déployé les charges, ils ont trouvé un moyen de les faire détoner à distance… 

HERSH : Quand Joe Biden a décidé de ne pas les faire exploser, nous étions début juin, cinq mois après le début de la guerre. C’est en septembre qu’il a changé d’avis. Je peux vous dire vous dire une chose. Les opérationnels, les gens qui mènent des actions concrètes pour les États-Unis, ils font ce que dit le Président et ils ont d’abord pensé que ce serait une arme utile qu’il pourrait utiliser dans les négociations. Mais à un moment donné, après que les Russes se sont engagés et que l’opération a été menée à bien, c’est devenu lourd à porter pour les gens qui l’avaient montée. Ce sont des gens qualifiés, ils appartiennent au plus haut niveau des agences de renseignement. À mesure qu’ils mettaient le projet sur pieds, ils se disaient que c’était insensé. Et moins d’une semaine, trois ou quatre jours après l’explosion, après avoir terminé ce qu’on leur avait ordonné, ils ont ressenti beaucoup de colère et d’animosité. Ça se reflète évidemment dans le fait que j’ai pu en apprendre autant sur ce sujet. 

Je peux vous dire autre chose : les gens en Amérique et en Europe qui construisent des pipelines savent ce qui s’est passé. Ce que je vous dis là est important. Ceux qui possèdent des entreprises qui construisent des pipelines savent déjà ce que je viens de vous raconter. Ce n’est pas par eux que je l’ai appris, mais j’ai rapidement su qu’ils étaient au courant.

F. S. : Revenons à juin dernier. Le président Joe Biden décide de ne pas le faire tout de suite et de reporter. Pourquoi avoir changé d’avis en septembre ?

HESRH : Le secrétaire d’État Anthony Blinken a déclaré lors d’une conférence de presse quelques jours après l’explosion du gazoduc qu’une importante force économique et quasi militaire avait été ôtée à Poutine. Il a affirmé que c’était une opportunité formidable, puisque la Russie ne pouvait plus se servir des pipelines comme d’une arme – ce qui signifie qu’elle n’était plus en mesure de forcer l’Europe occidentale à ne pas soutenir les États-Unis dans la guerre. La crainte était que l’Europe de l’Ouest ne cesse de s’engager plus avant dans ce conflit. Je pense que la raison pour laquelle ils ont décidé de le faire à l’époque était que la guerre n’était pas bien partie pour les Occidentaux et qu’ils redoutaient l’arrivée de l’hiver. Nord Stream 2 a été placé sous sanctions par l’Allemagne, il a été bloqué par ce pays et pas au niveau international, les États-Unis avaient peur que l’Allemagne ne lève les sanctions à cause d’un hiver trop rigoureux. 

F. S. : Selon vous, quelles pouvaient être les motivations secondaires ? Le gouvernement américain était en effet opposé au gazoduc pour de nombreuses raisons. Selon certains c’est parce qu’ils souhaitaient affaiblir la Russie, affaiblir les liens entre la Russie et l’Europe occidentale, l’Allemagne en particulier. Le but aurait-il pu être d’affaiblir l’économie allemande, qui est après tout une concurrente de l’économie américaine ? Avec les prix élevés du gaz, des entreprises ont commencé à déménager aux États-Unis. Alors quelle est votre idée des motivations du gouvernement américain si celui-ci est responsable du dynamitage du gazoduc ?

HERSH : Je ne pense pas qu’ils aient réfléchi à cela. Je sais que cette réponse peut sembler bizarre. Je ne pense pas que Blinken et quelques autres dans l’administration soient de grands penseurs. Il y a certainement des acteurs de l’économie américaine qui aiment l’idée que nous soyons plus compétitifs. Nous vendons du GNL [gaz naturel liquéfié] avec des bénéfices extrêmement importants, nous faisons beaucoup de profits dessus. Je suis sûr que certains ont pensé que ça allait représenter un sacré coup de pouce pour l’économie américaine pendant un bon moment. Mais à la Maison-Blanche, je pense que l’obsession est toujours la réélection et qu’ils voulaient gagner la guerre, obtenir une victoire, que l’Ukraine gagne, comme par magie. 

Il pourrait y avoir des gens pour penser que ce serait préférable pour notre économie si l’économie allemande était plus faible, mais c’est une pensée folle. Fondamentalement, je pense que nous avons plongé tête baissée dans quelque chose qui ne marchera pas, la guerre ne va pas bien tourner pour ce gouvernement. 

F. S. : Comment pensez-vous que cette guerre puisse se terminer ? 

HERSH : Peu importe ce que j’en pense. Ce que je sais, c’est qu’il est impossible que cette guerre se déroule de la manière dont nous l’avions prévue et je ne sais pas ce que nous allons faire à mesure que nous avancerons. Le fait que le président soit prêt à ordonner ce genre de choses m’inquiète.

Les gens qui ont mené cette mission avaient l’air de penser que le Président comprenait ce qu’il infligeait au peuple allemand, qu’il les faisait trinquer pour une guerre qui ne se déroulait pas comme prévu. À long terme, cela va être très préjudiciable non seulement à sa réputation de Président, mais aussi politiquement. Ce sera un stigmate que les États-Unis devront porter.

En résumé ce que vous avez, c’est une Maison-Blanche qui pensait qu’elle pourrait se retrouver avec une mauvaise carte en main, c’est-à-dire que l’Allemagne et l’Europe occidentale pourraient cesser les livraisons d’armes, que la chancellerie allemande pourrait faire repartir le gazoduc, ça a toujours été une crainte. Il y a beaucoup de questions que j’aimerais poser au chancelier Scholz. J’aimerais lui demander ce qu’il a appris en février, lorsqu’il était avec le président Biden. L’opération était un grand secret et le président n’était censé parler à personne de cette option. Mais il parle, il dit des choses qu’il ne devrait pas.

F. S. : Le résultat de vos investigations a été présenté par les médias occidentaux avec une certaine retenue, ainsi que des critiques. Certains s’en sont pris à votre réputation ou ont pointé le fait que vous n’aviez qu’une seule source anonyme, que ce n’est pas fiable. 

HERSH : Comment pourrais-je parler davantage d’une source ? J’ai écrit de nombreux reportages en m’appuyant sur des sources anonymes. Si je nomme quelqu’un, il sera renvoyé ou, pire, emprisonné. C’est de la loi dont il s’agit. Je n’ai jamais exposé personne à ce risque, et bien sûr quand j’écris je précise, comme je l’ai fait dans cet article, que cela émane d’une source, point final. Au fil des ans, les histoires que j’ai écrites ont toujours été acceptées. Pour cette enquête, j’ai travaillé avec des fact checkers qualifiés, du même niveau d’exigence que ceux qui travaillaient avec moi au New Yorker. Il est évident qu’il y a de nombreuses façons de vérifier des informations potentiellement douteuses qui me seraient communiquées.

Et puis vous savez, les attaques personnelles ne m’atteignent pas. Le fait est que Biden a choisi de garder l’Allemagne au frais cet hiver. Le président des États-Unis préfère une Allemagne congelée à une Allemagne pas nécessairement favorable à la guerre en Ukraine et, à mon sens, cette information va être dévastatrice pour la Maison-Blanche. À titre personnel je pense aussi aux gens qui ont mené cette opération, ils se sont trouvés dans une situation épouvantable.

F. S. : Le problème est qu’un tel acte pourrait aussi être perçu comme un acte de guerre, non seulement par la Russie, mais par les alliés occidentaux, en particulier l’Allemagne. 

HERSH : Tenons-nous-en au plus simple. Je peux vous dire que les personnes impliquées dans l’opération ont vu le Président choisir de vous congeler pour ses objectifs politiques à court terme, et cela les a terrifiés. Je parle d’Américains qui sont profondément fidèles aux États-Unis. Pour la CIA, il est entendu que, comme je l’ai écrit dans mon article, ils travaillent pour le pouvoir en place, pas pour la Constitution. Pour un Président qui ne peut rien faire au Congrès et que personne n’écoute, un des avantages de la CIA est qu’il suffit de se promener avec son directeur dans l’arrière-cour de la roseraie de la Maison-Blanche pour que quelqu’un soit abattu à 12 000 km de là. Ça a toujours été l’argument de vente de la CIA, ce avec quoi j’ai un problème. Mais même cette communauté est consternée par le fait qu’il ait choisi de geler l’Europe pour soutenir une guerre qu’il ne gagnera pas. Et ça, pour moi, c’est odieux.

F. S. : Vous avez dit dans votre article que la planification de l’attaque n’a pas été rapportée au Congrès, comme cela est normalement nécessaire pour les opérations secrètes. 

HERSH : Elle n’a pas non plus été rapportée à beaucoup de militaires. Il y avait d’autres responsables dans d’autres institutions qui auraient dû être mis au courant, mais qui ne l’ont pas été. L’opération était très secrète.

F. S. : Concernant votre article, il y a eu des critiques émanant de personnes engagées dans l’évaluation des renseignements de sources ouvertes (OSINT) sur les navires et les avions dans la région de la mer Baltique, affirmant qu’aucun avion norvégien n’a été détecté directement sur le lieu des explosions le 26 septembre 2022 ou les jours précédents. 

HERSH : Toute opération secrète sérieuse tient compte des OSINT et sait les contourner. Comme je l’ai dit, il y avait des gens de l’opération dont le rôle était de s’occuper uniquement de cela.

F. S. : Pour vous, quel rôle le courage joue-t-il dans votre métier ? 

HERSH : Qu’y a-t-il de courageux à dire la vérité ? Notre travail est de ne pas avoir peur. Et parfois, ça devient terrible. Il y a eu des moments de ma vie où… – vous savez, je n’en parle pas. Ce ne sont pas des personnes comme moi que l’on menace, ce sont leurs enfants. Il y a eu des choses horribles. Mais on ne s’en soucie pas, on ne peut pas, on doit juste faire ce que l’on a à faire.

Auteur et journaliste, Fabian Scheidler vit à Berlin. Son livre La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement a été traduit en plusieurs langues. En 2021, il a publié The Stuff We Are Made Of. Rethinking Nature and Society.

www.fabianscheidler.com   | www.megamachine.fr 

Traduction : Dante Albicocca

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