X

No sens

C’est au cœur d’une ville énigmatique que j’écris ces quelques lignes, reclus dans le fond d’une chambre. Je ne sais pour quelle raison je suis là, transperçant les longues journées sous le rayonnement du soleil. Ne rien faire, sinon succomber au jour étouffant, perdre son regard dans un fond obscur bien calme. N’être rien d’autre qu’un corps brûlant sous un banc tripatouillé de graffitis. Être une cible joyeuse des faisceaux lumineux. S’allonger, éteindre ces sens, ne laisser que l’ouïe agir pour s’oublier dans l’agitation de la rue. Je ne suis qu’un élément insignifiant du décor urbain. Waouh ! La vie s’entend, quelques cris de jeunes enfants, une discussion passionnée à l’ombre d’un garage, le faible écho des pas.
Actuellement, la voisine fume sa cigarette sous ce ciel immuable, ses yeux invisibilisés par les lunettes de soleil, si je pouvais m’élancer pour découvrir ce qu’ils recouvrent de mystère ! Mais je préfère écrire, dans la solitude de cet acte. Le vide du patio nous sépare, son regard ne cesse de me fixer, je le sens, qu’est-ce qu’elle pense ? Il n’y a pas que le vide qui nous sépare, aussi des murs, des enfances, des tissus, et enfin le travail. Ce qu’il faut, c’est qu’on soit courageux et calme, pour quelle raison ? Je ne m’en souviens plus. Parler comme on regarde, suspendre le silence avec le tohu-bohu de nos voix. Mais pourquoi dis-je cela ? Le désir absolu du silence suspendu est aussi effrayant que le mutisme éternel. Des paroles-instruments, des paroles-apathiques, des paroles-abstraites… Basta ! Je sens tout mon corps couché dans la fiction des murs. À chaque rue, avant de trouver mon grabat de l’après-midi, je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent, je vois les chiens qui existent eux aussi, et tout cela me pèse comme une sentence de déportation, et tout cela est étranger, comme toute chose. Je n’en peux plus ! D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? D’où viens-tu ? L’anxiété de l’expérience inexistante couvre de nuages un ciel blond et rose… Vite mon grabat.
Que cesse cette mascarade savonneuse… Cet arôme de la bizarrerie me brûle de l’intérieur ! Une envie terrible de cracher ces cendres.
La voisine s’est éclipsée derrière sa fenêtre, la fumée de sa cigarette s’est évaporée dans le silence. Étrangement, son regard ne me dérangeait pas, son sourire était chaleureux. Les hirondelles sont revenues d’Afrique, aujourd’hui elles articulent constamment un tourbillon de points noirs qui obscurcissent un ciel d’azur. Je ris, ces petites créatures qui arpentent le monde dans la frénésie de leur langage corporel et je ris ! À mon oreille retentissent leurs chants lointains, et je ne sais ni ce qu’elles voient ni ce qu’elles disent, mais je les perçois ! Je les entends ! Ah cette réalité passionnelle ! Elles semblent s’égarer joyeusement. Tout comme mon âme ! Je ne sais point ce que je dis, je me discerne voltiger ! Oh, je m’enlise dans un langage fictionnel ! N’est-ce pas ? Que signifie d’être perdu jusqu’au dernier mot de son langage ? Les phénomènes ne cessent de nous indifférer… Alors j’éprouve de la joie à errer au fond de ma carcasse !
Mais, la civilisation c’est comme de la laine pleine de mites ! Elle me ronge, elle me tourmente, elle me désaltère, elle me rouille ! Souvent au coucher du soleil, attaqué par ces saloperies de mites, je m’enferme dans l’embuscade de l’hypnose artificielle… La mélancolie traditionnelle germe de nouveau… À cet instant précis, je calanche… Emporté dans la cruauté d’un oubli efficace. Je ne pense plus à rien, mon regard prit dans un piège lumineux… L’iris est bleuté, blanchit, rendu livide, froid.
Un regard effacé,
vascillant d’effort,
absorbé par les pièges lumineux,
le puits de l’iris brasille
comme une étoile agonisante,
ombrager par les millions de
lumières, le seau humide
brûle. L’horizon pastel du
patio est la lampe
naturelle, la douceur de la vue.
Renifler l’étendue qui
s’ouvre de nouveau dans
la chaleur des flammes.
Ma bouche est sèche. Mon corps est abstrait. C’est au sein d’une nuit honteuse comme les autres que je m’endormirai machinalement.
J’écris, depuis tout à l’heure j’écris, probablement pour vagabonder dans mes abysses. La curiosité d’extirper ce qu’elles enveloppent. J’écris sans réel but, sans thème, de manière légère, sans pensée réfléchie. D’ailleurs, ma pensée… Vit-elle ? Pris en étau par l’angoisse du turbin. Mais, dans cette vieille boîte ça pense disent-ils ! Quoi qu’en dise… Je voudrais cracher tout ce qu’elle abrite d’étrange, d’anxiogène, je voudrais vomir mon âme pour l’avoir devant mes orbites éteintes, comme une vulgaire flaque d’eau pour sentir son odeur et percevoir sa couleur. Est-elle une eau puante ? Ou sans odeur ? Pourrai-je la haïr sans me dissoudre ? Ou peut-être cette flaque d’eau participera à la beauté des choses ? À un joli ruisseau d’une pluie battante… ? Comme le disent les poètes andalous, elle finira dans les bras de la mer, avalée par l’immensité du bleu. Avant ça, j’ai atteint l’immensité dans la solitude, je l’ai accueilli sans joie ni tristesse. L’inverse d’un écho, tout y rentre et refuse de mourir, la solitude se peuple inexorablement. Elle me pousse à naître.
Dans le langage, j’éternise ma noyade, je ne sais plus le sens des noms : ville, campagne, philosophie, certitude, politique, société tout ceci est flou ! Alors je ne puis parler que de mes sensations, de mes rapports, des choses qui m’entourent continuellement, de mes sentiments. Participer au mystère de la stabilité du monde, c’est insupportable. Mon langage est sans philosophie, sans nomination, il est pauvre. J’effleure les choses avec la belle impuissance de ma parole solitaire. Pour aller là où est l’ailleurs dans le présent aucune nouvelle preuve n’est utile : ce que je ressens suffit.
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des
idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, telle une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
Je vis qu’il n’y a pas de moi, que le sujet n’existe pas, qu’il y a des paroles, des gestes, des pensées, qu’il y a des regards, des chocs, des interférences, qu’il y a des marécages, des abysses et des jets, mais qu’il n’y a pas un tout unifié dont cela fasse partie, qu’un ensemble unitaire et intouchable n’est qu’une énième maladie de notre philosophie. Sentir la vie couler dans les extases sincères… Oh là là… La plupart du temps, c’est l’inverse qui se produit, l’écoulement lent des minutes, la lourdeur du temps qui ne passe plus, installé dans le creuset d’un béton fondu, la dague tremblante peine à assassiner l’harmonie cruelle d’une nuit violette.
Le clair éblouissant des feux d’automobiles, lorsqu’il frappe mon iris noiteux, je ne sais ce qu’il me rappelle… Il me rappelle la strideur d’un cri estival, celle de la chauve-souris emprisonnée dans le cabazo du vieil homme. Ce petit univers campagnard parmi les astres, bien étouffé par la distance du monde moderne, s’éteint dans le silence cosmique. Mon esprit se perd, mes souvenirs reviennent et repartent, je repense à l’éclat du chant éphémère de la chouette, sa splendeur qui interrompt la folie de mes pensées nocturnes, aux peupliers… Occulter le regard… Sentir la douceur de la vague végétale.
Du patio, avec les ombres rendues possibles par la lumière de la lune, semble surgir des âmes. Encastrées ici depuis des siècles, elles ont vu passer toutes les époques, les événements les plus insignifiants comme les majestueux, et malgré ça, elles se taisent devant ma présence. Il y a vraiment en ces ombres tous les événements qui fussent ? Je me perds dans l’imagination ! Tout aussi réel que chacune de mes illusions.
Il est bientôt minuit, quelques fous de l’immeuble touche sans érotisme leur chapelet dans un rituel que je peine à comprendre, tandis que je distingue les ondes religieuses parvenir à mes oreilles, je dévisage le petit bracelet noir qui strangule mon poignet. Il commence à couler sur la blancheur de ma peau, et je suis paralysé par l’impossibilité de le retirer. Alors, je le regarde encore, son aura jaunit mon monde, durant la nuit morbide ou les personnes se fatigueront dans le sommeil un bracelet noir persistera à sangler ma peau.
Demain, dans le grincement de la vieille ville, j’irai m’affaisser au bord de mer, puis j’irai vagabonder en elle jusqu’à déchirer le silence de ses profondeurs. Bajo el agua siguen las palabras. Peut-être que je m’amuserai de quelques corps entassés dans la broussaille aquatique. Une femme au collier d’émeraude me fera oublier son sale linceul souillé par les époques. Peut-être un énième guet-apens m’empêchera de découvrir la saveur de ce trou à rats millénaires. Je n’en sais rien ! Cette vie non-sincère je la traîne dans les vieilles rues, dans les chambres, sous la lumière jaune des lampadaires et aussi dans l’obscurité des fonds-marins. Que ma pauvre imagination déniche ses futurs souvenirs pour envelopper le ciel et la terre et nous-mêmes.
Le doute de vivre… La vie j’ai essayé de l’attraper, de l’embrasser avec mes bras pour la saisir toute entière, mais elle est fuyante, elle n’est pas un tas d’années accumulées qu’on puisse résumer dans une conversation assassine. Je ne sais pas ce qu’elle fut, ni ce qu’elle fut pour les autres, c’est au détour d’une journée, d’un événement précis que je saisis ce qu’elle peut. Je me souviens, il était aux alentours de 19 h, j’étais assis sur le muret d’un pont, fatigué d’une longue journée de flânerie au bord de mer, je me laissais hypnotiser par le fluide des voitures, le soleil était éclipsé par les collines qui nous entouraient. L’ombre d’une fin de journée, la ville que j’oubliais dans le décor pictural puis enfin Maria qui dansait à côté de moi dans la joie antique de cet art, elle dansait avec son sourire et son regard qui ne cessait de me croiser pour se rassurer mutuellement que tout ceci était bien réel, que ce bonheur de l’instant était sincère, que nous étions capables de saisir le pourquoi de la vie. Cette confirmation se faisait dans l’iris de l’autre. Oui, ce soir-là, nous ne savions pas dans quelle ville nous irions, nous ne savions pas si nous mangerions, nous ne savions où nous dormirions. Pourtant, Maria et moi, dans cette précarité matérielle, nous étions enchantés. Les minutes passaient, la pierre chaude du muret adoucissait mes mains, l’humidité se ressentait, elle semblait envelopper tout ce qui m’entourait, la poussière des voitures était trempée, les peaux étaient transpirantes, les feuilles des buissons dégoulinaient elles aussi, les pierres s’obscurcissaient. Peut-être comme pour les ombres du patio, il y avait en cette fin de journée embuée toutes les choses qui furent ? Ma vie peut ne pas être qu’une soirée d’été humide assis sur le muret d’un pont ? Toute la vie peut ne pas être que cette humidité renfermée dans chaque chose ?
Laisse-moi, obscure
forêt, rouge vie,
dans le sacré de notre distance
la verte énergie
cachée comme un bourgeon, l’extrême
herbe, l’intimité de la présence.

Maxime Bordais

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