« Peut-on se figurer, par exemple, que l’homme aura encore une âme, quand la biologie et la psychologie lui auront appris à la comprendre, à la traiter dans son entier ? »
Robert Musil, L’homme sans qualités
Les groupes se font et se défont. Un groupe n’est qu’une forme dont la durée d’existence est déterminée par la nécessité de son émergence – incommensurable, heureusement ! Car la durée d’existence d’un groupe est toujours singulière et dépend de sa propre expérience. Au gré de nos diverses itinérances – politiques ou non –, les groupes sont le nid des communautés terribles (Tiqqun). S’enfermer en groupe, c’est se fixer et voir l’identité prendre ses aises. On n’en ressort pas indemne, et ces expériences terribles donnent lieu à l’émergence d’une obsession militante du soin envers les camarades et le groupe – voire, envers d’autres groupes. L’attention aux liens disparaît alors au profit d’un regard médicalisant où chaque phénomène est potentiellement malade. Tout tend ainsi à devenir analysable et analysé, y compris l’intime dont les divers conflits doivent être divulgués par le langage pour être conjurés. L’inconscient comme prétendu cœur de l’intimité devient un objet à capturer, à disséquer dans toute sa profondeur. Mais appréhender l’autre avec un regard psychologisant c’est chercher à le dominer, non à le rencontrer. Par ailleurs, si l’on considère que l’une des composantes de l’aliénation contemporaine consiste bel et bien en un manque du monde, en une séparation d’avec celui-ci, en un masquage de la continuité entre l’intériorité et le monde, toute appréhension psychologisante de la communauté est non seulement vaine, mais entretient cette séparation et entérine la communauté terrible.
Depuis ses fondements et jusqu’à aujourd’hui, toute l’entreprise de la psychologie a consisté à isoler le sujet de son monde, à tracer une limite nette entre l’intériorité et l’extériorité. Ce postulat concerne aussi bien les approches les plus neuroscientifiques que la psychanalyse. En effet, l’exploration de l’inconscient par cette dernière vise à rendre transparente à l’entendement et à la raison la profondeur de la vie, la rendant tributaire du logos. L’intériorité et sa part d’ineffable deviennent un objet métapsychologique à explorer scientifiquement, approche qui véhicule l’idée d’une intériorité qui s’appréhenderait sur le même mode que les objets de la conscience. Or cet ineffable, nous dit Minkowski, « n’est point dû à l’insuffisance de nos moyens d’expression, mais semble porter le tout dont le reste ne fait qu’émerger. Aussi ne l’éprouvons-nous nullement comme une insuffisance à surmonter ; au contraire, notre intuition nous dit que notre vie n’est ce qu’elle est, dans son mouvement inépuisable, que grâce à ce fond infiniment mouvant d’ineffable sur lequel elle repose » (E. Minkowski, Traité de psychopathologie). C’est ainsi que malgré leur apparente rupture avec le primat de la conscience érigé par la tradition psychophilosophique cartésienne, les travaux de Freud sont en fait emprunts d’un naturalisme scientifique aussi réifiant que la res cogitans de Descartes. L’approche psychanalytique n’est pas une issue face à la division sujet-objet, mais une intériorisation de la réalité objective. L’introspection devient alors corrélative d’un éloignement du monde et la maladie de la civilisation s’enracine. La sécularisation du plan de perception de la société bourgeoise de la fin XIXe et du début du XXe siècle – plan de perception sur lequel s’est construit l’inconscient – aura en outre permis au capital de consolider sa forme de vie.
Réduire la vie relationnelle à des relations d’objets, c’est s’enfermer dans une grille de lecture qui achève de détruire toute possibilité de rencontre. Car la vie déborde les lois de la psychologie. S’acharner à faire reposer le rapport à soi et aux autres sur l’exploration psychanalytique de l’inconscient n’est en rien une prise en compte de l’intimité ; il s’agit au contraire de sa négation. Car l’inconscient dont il est alors question n’a rien de la profondeur de l’intériorité ; il ne fait qu’étendre à l’intériorité l’extériorité objective et spatialisante et demeure en ce sens superficiel, masquant alors toute véritable profondeur par sa prétention à être le seul moyen d’y accéder.
La psychanalyse fait de cet inconscient le nouveau primat hégémonique de compréhension du sujet hors du monde. Décrire un fonctionnement libidinal propre à la civilisation moderne – comme l’a entrepris Freud – est une chose ; prendre ce fonctionnement libidinal comme à la fois le point de départ et l’horizon de toute considération politique et soignante en est une autre et épouse tous les traits d’un rationalisme morbide (Minkowski). S’inscrire dans une telle conception de la vie, c’est naturaliser les relations économiques et sociales et, par là même, entériner l’anthropomorphose du capital (Cesarano). De la même manière que le scientifique ne voit plus le monde, mais un universphysique épuisable dans des équations, de même le partisan d’une grille de lecture psychologisante de la vie ne voit plus la profondeur de notre être et du monde, mais une topique avec un inconscient réifié et statique à disséquer.
Il existe bien évidemment des psychanalystes plus intéressants que d’autres – parmi lesquels D. W. Winnicott dont les notions d’objet et d’espace transitionnels (Jeu et réalité), qui lui permettent de sortir du carcan psychanalytique freudien, n’ont pas une signification pulsionnelle, mais existentielle – et mettre en évidence les impasses de la psychanalyse ne revient pas à nier ce que peut permettre par exemple le cadre d’une psychothérapie psychanalytique. Ce qui questionne dans la période actuelle est surtout le militantisme qui cherche à étendre ces concepts issus de la psychanalyse à l’organisation de la vie collective, au risque de reproduire la même violence institutionnelle que celle qu’a connu la psychiatrie avec l’injonction à s’autoanalyser en permanence, à sans cesse chercher à identifier les ressorts psychologiques qui nous meuvent et donc, in fine, à se concevoir comme un « moi » régi par des lois psychologisantes et fondamentalement coupées du monde et des autres – ne pouvant s’y rapporter plus que par projection et transfert ou, pour ce qui est du réel, en s’y cognant sans jamais l’atteindre. Cette invocation de théories psychologisantes comme paradigme d’une vie commune souhaitable – aussi bien du côté de l’institution que du côté des militants – prend des allures biopolitiques dans la mesure où elle permet au maillage social cybernétique de se maintenir, aussi bien au niveau de la société que du sujet. Le sensible et l’éthique s’effacent par l’établissement de nouvelles normes et morales du militantisme gauchiste qui rejoint ainsi, sans surprise, la direction prise par le capital et les sciences du comportement.
Chercher au contraire à sortir de l’économie et de la gouvernementalité cybernétique dans laquelle nous nous subjectivons et à tendre à un accès authentique aux autres, au monde et à soi – qui sont au fond une seule et même chose comme le dit le psychiatre japonais Bin Kimura à propos de l’aïda – ne peut en aucun cas passer par l’ajout d’une strate psychologique à cet édifice déjà bien écrasant. Tenir à la continuation du geste de Cesarano qui écrivait en 1974 « la fin du moi sera la genèse de la présence » implique de poursuivre la critique de l’ego et de faire voler en éclats l’économie libidinale et économique. Une des composantes du désastre de l’époque est incontestablement ce soin du « moi » et sa valorisation permanente tant sur le plan politique que social et économique. En finir avec ce « moi » de l’anthropomorphose du capital implique un changement de plan de perception, un Revirement (Umkehr), comme le dit M. Buber dans Je et Tu, et dont la signification n’est en rien psychologique, mais éthique.
L’expérience intime de l’intériorité – c’est-à-dire telle qu’elle est réellement vécue – nous ouvre au monde non simplement dans son extériorité, mais aussi et surtout dans son intériorité que Rilke nomme Espace intérieur du monde (Weltinnenraum) lequel, selon Blanchot, « n’est pas moins l’intimité des choses que la nôtre et la libre communication de l’une et de l’autre, liberté puissante et sans retenue où s’affirme la force pure de l’indéterminé » (M. Blanchot, L’espace littéraire). Le désir n’est pas libidinal, mais existentiel, il nous dirige vers le monde (comme le développe R. Barbaras dans Le désir et le monde) et implique d’en finir avec l’ego. « Le monde est tout ce qui a lieu » disait Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus). S’il y a bien une chose que la psychologie et toute réduction scientifique de la vie ne pourront jamais saisir, c’est l’idée selon laquelle aller en profondeur dans notre être c’est en même temps aller vers le monde.
Zibodandez & Alii