À force de vagabondage dans un monde étroit, on constate des flux de foules traversant ce qui semble être des rues. Pourtant, rien n’y habite franchement. Tout circule sans y vivre un attachement profond, et l’errance est la seule possibilité de passage. La métropole est comme un gigantesque décor entre musées et chantiers sans fin. Vivre n’a pas sa place en métropole, tout juste la survie, c’est la condition préalable de cette expérience de domesticité. La métropole s’étend partout un peu plus, élargit l’étendue du réseau où sévit perpétuellement l’économie. Les villes, les campagnes, les déserts, les forêts, chaque milieu est alors façonné selon les courbes épurées du projet métropolitain, pour ainsi être réduit à de simples pôles d’une sinistre cartographie de cette infrastructure impérialiste. La métropole est un environnement de mobilisation totale. Un environnement d’interconnexion toujours en proie à rendre son infrastructure naturelle, constitué d’un ensemble des dispositifs de contrôle et de gouvernement urbains, techniques et sociaux permettant le bon déroulement de la circulation du capital. De cet état de fait, la métropole est une infrastructure mondiale. Il n’y a jamais des métropoles, mais la métropole, composée d’une série de pôles régionaux, eux-mêmes composés des dispositifs de circulation. De Londres à Paris en passant par New York, ce sont des exemples de l’agencement transnational du continuum métropolitain. Là où il y a la métropole, il y a l’Empire.
Le terme métropole vient du grec metropolis, qui signifie « ville-mère » et se réfère aux relations entre la polis et ses colonies. Jusqu’à nos jours, la métropole a exprimé le rapport entre le territoire métropolitain et celui de ses colonies. Mais un tournant paradigmatique de taille s’effectue au cours des siècles pour établir la dernière grande configuration métropolitaine. En 1682, Alexandre Le Maître, avec son ouvrage La métropolitée ou de l’établissement des villes capitales, pense un grand plan d’aménagement du territoire pour en finir avec les villes par l’élaboration de grands axes de circulation entre les capitales. Car selon lui, les capitales doivent symboliser la gloire des Princes. Les villes et les territoires se soumettent au capital. Le Maître est donc l’un des précurseurs du tournant paradigmatique qui s’élabore au XVIIIe siècle avec la transformation progressive du pouvoir métropolitain vers la forme d’un gouvernement des hommes et des choses, autrement dit d’une économie. C’est une rupture historique et épistémologique que subissent les villes par le déploiement du paradigme métropolitain, c’est-à-dire par la mise en place du paradigme économico-gouvernemental comme gestion des villes et de ses populations. L’aménagement des villes permet l’éclosion de l’environnement métropolitain par la disparation des villes franches, suivie peu après de la disparation des campagnes.
Pendant le XIXe et le XXe siècle, tous les grands urbanistes ont été des hygiénistes viscéraux. Haussmann et Le Corbusier en sont de parfaits exemples. Ils n’ont pas attendu Sarkozy ou Pécresse pour vouloir passer le Karcher. Les urbanistes, les architectes, les médecins et la police ont liquidé ceux qui habitaient les rues, dépeuplé la rue comme lieu pour la réduire à un sordide « espace public » et donner naissance à une énième distinction fictive entre « espace privé » et « espace public ». Cette distinction de l’espace devenu « neutre » par le pouvoir, permet de faciliter les opérations biopolitiques. Alors, quand certains gauchistes s’obstinent à penser une biopolitique, ils rejouent une nouvelle fois leur proximité avec les nazis. En effet, un simple détour par l’histoire de la biopolitique montre que ce concept n’est qu’une histoire de gouvernementalité et d’eugénisme dont l’objectif n’est pas simplement de chercher à prendre en charge la vie, mais bien de configurer une certaine forme de vie et de la maintenir. Michel Foucault dans sa conférence La naissance de la médecine sociale, saisit clairement cette intention du capitalisme d’établir sa forme de vie : « Je soutiens l’hypothèse qu’avec le capitalisme on n’est pas passé d’une médecine collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est produit ; le capitalisme, qui se développe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est le biopolitique qui importait avant tout, la biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité biopolitique ; la médecine est une stratégie biopolitique ». La seule réalité de la métropole est la biopolitique. Tout doit y être soumis au contrôle. Dans cet environnement, se trouve une seule forme de vie (capitaliste) défendue aussi bien par les différentes sections de la gauche que par la droite où l’accord est tacite et les disputent servent de mirage.
Dans cet environnement de mobilisation totale, les différents plans compartimentés par le social sont interconnectés par l’écosystème virtuel. L’ensemble des dispositifs qui composent l’environnement de la métropole est perfectionné par le design. Le pouvoir se fond dans le décor et les écosystèmes virtuels actualisent les normes et leur planification sur les corps. De cette façon, l’assujettissement est plus prégnant et plus intense. Le design inscrit en effet le pouvoir dans son environnement comme pouvoir environnemental naturalisant les opérations technologiques de l’infrastructure de la métropole. Les dispositifs devenus invisibles installent des processus d’actualisation des normes par les interconnexions des êtres aux dispositifs. La métropole comme environnement, c’est le lieu de production et d’orientation des comportements. Les multiplications de sollicitation visuelle par la publicité et le marketing, que ce soit dans les rues, sur les murs, les smartphones ou autres objets connectés, capturent notre présence au monde et essayent de produire un sentiment de puissance dans une impuissance physique palpable. La métropole offre un sentiment de liberté, pourtant toujours au bord de l’explosion quand une vérité éthique s’éprouve pour fracturer le sentiment enfoui de solitude existentielle conditionnée par la métropole. Compressés dans les métros et les bus, espérant un jour trouver un logement plus grand dans l’espoir de respirer un peu mieux. L’architecture de la métropole s’est fondée sur l’isolement et l’amalgame le plus étroit de sa population. L’effectivité du confinement ne relève que de la docilité terrifiante envers la forme de vie métropolitaine et de la tentative réussie de gouvernement de soi et des autres. Cette expérience atroce n’a pas fini d’avoir des effets non négligeables dans les prochaines années. Dès lors, le problème de la métropole ne consiste pas à savoir comment bien l’habiter, mais de savoir comment la saboter. Car la métropole, c’est le gouvernement de toutes choses, et rompre avec cet état des choses implique de regarder un au-delà du cadre prescrit par la bonne conscience. L’étendue des flux de désertion montre un geste de sortie de cette impasse civilisationnelle. Déserter la métropole implique un autre chemin pour combattre, de fracturer le cadre épistémologique établi, pour y constituer d’autres méthodes. Voir dans l’époque le foisonnement de déserteurs même là où on ne les attendait pas et la possibilité d’y tisser de nouvelles complicités. Multiplier les maquis, saisir que notre puissance réside dans la prolifération des gestes attachés à une vie habitante et non dans leur organisation.
Owen Sleater