« L’impulsion d’en bas (itharuta dil-tata) appelle celle d’en haut. »
Zohar
Nous ignorons bien des choses du monde, encore plus de ceux qui nous en privent. À ce titre, notre ignorance en matière de théologie est regrettable, car elle implique quelques conséquences effectives. Par le simple fait que nous reproduisons bêtement les mêmes erreurs, et que nous voyons nos réalités collectives se transformer en catastrophes affectives. Cela révèle manifestement notre impuissance et notre illettrisme éthique. Quand l’éthique, démise de toute morale, est pourtant la faculté de reconnaître ce qui nous meut. Une capacité à porter une attention particulière au monde, à ce qui nous traverse. Retrouver nos sens et saisir les forces de cette obscure matière qu’est la théologie, c’est tenter de sortir de ses griffes, et rendre tangible l’émergence d’autres réalités collectives non fondées sur le sacrifice. Il est peut-être bon de rappeler que cette ignorance tient à une mystification, une croyance. Celle que le monde moderne en aurait fini avec la théologie. De toute évidence, tout ceci n’est que pure supercherie, une énième façon de nous duper. Certainement le stratagème le plus efficace pour y parvenir. L’annonce de la fin de la théologie dissimule l’avènement de son règne absolu. La Modernité a sa part de responsabilité dans cette sordide histoire, comme point cardinal de la sécularisation de la théologie. Un point de passage où la théologie a pu se rendre invisible et s’immiscer partout, surtout là où elle n’avait pas de prise. Plus un pouvoir est invisible, plus il agit. Tel est le chemin pris par la théologie, posant ainsi le cadre métaphysique de la modernité. Les travaux de ce fumier de Carl Schmitt démontrent assez justement comment les concepts de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. La modernité n’est rien d’autre que la théologie laïcisée. Le christianisme est devenu ordinaire, nié jusqu’à devenir une seconde nature de manière à ériger par la peur une vieille obsession de la métaphysique occidentale, celle du contrôle. « Depuis le siècle des Lumières, le monde moderne s’est toujours distingué par son attitude activiste de contrôle technique de la nature et de lui-même. » (Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste) Pour nous autres, enfants de cette maudite civilisation chrétienne fondée sur la culpabilité et la honte, notre tâche n’est pas des moindres, elle consiste à faire émerger une rupture sensible capable de mettre fin à la perpétuation des moyens de nous gouverner et de retrouver la matérialité d’une vie vivante. Certainement le seul Salut possible et désirable.
En 410, saint Augustin, père de l’Église et penseur déterminant du haut Moyen Âge, vit un événement majeur : le sac de Rome par les Wisigoths, qui précédera la chute de l’empire. Dès lors, il décide de lier l’histoire de l’humanité au texte biblique, dont l’objet consiste à reconfigurer connaissance et croyance sur le rapport de vérité révélé par Jésus-Christ, dont l’Église est l’unique dépositaire. Dans La Cité de Dieu, Augustin élabore son projet politique, dans lequel la cité est constituée par un amour commun qui rassemble tous les hommes pour vivre « selon l’esprit, non selon la chair, c’est-à-dire selon Dieu, non selon l’homme ». Néanmoins, cette eschatologie nécessite une légitimation établie par la constitution d’une doctrine, celle du péché originel. Répugné par le corps, Augustin définit ce dernier comme le lieu du vice et du péché, quand l’âme correspond à l’accès de la relation avec Dieu. Il rejoue ainsi le vieux schéma de la métaphysique platonicienne, qui consiste en la séparation entre âme et corps. Quant à la doctrine du péché originel, elle conduit à naturaliser le péché à tout être. Femmes, hommes, enfants, personne n’est épargné par le péché originel, ce qui va considérablement intensifier la misogynie et le mépris envers l’enfance. Alors, pour espérer accéder au Salut, il en coûte pour toute personne la reconnaissance du péché devant Dieu, et donc devant l’Église, car cette institution est l’incarnation de l’autorité divine et seule détentrice du Salut. Les pécheurs doivent y adhérer en recevant le baptême, même les enfants mort-nés, donnant lieu à un joli petit commerce lucratif. Au cours de son existence, le pécheur ne peut cesser de pécher, il est donc obligé d’actualiser son acte de pardon par la confession, un moyen pratique pour l’Église de maintenir son emprise sur les êtres. Augustin a mené un combat politique pour imposer ses doctrines. Il n’a eu de cesse de revenir au texte de la Genèse afin de consolider sa perspective politique et réfuter les thèses de Pélage. Dans Le tragique dans la pensée d’Augustin, Gérard Rémy révèle la présence du tragique dans la doctrine du péché par une mise en jeu de la liberté – celle d’Adam face au Tentateur, celui de chaque homme devant l’héritage reçu. Augustin tient à la fidélité de saint Paul, lui qui a su aggraver l’idée de péché. « Toute possibilité d’innocence abolie, la malédiction n’a plus de bornes, devient le tyran fou de chaque seconde de la vie des âmes. Dès avant qu’elle ait ouvert les yeux sur le monde, toute vie nouvelle a déjà mérité la mort : le péché est devenu péché originel. On ne saurait y insister assez, avant saint Paul, la fable d’Adam n’avait aucunement la portée que lui donnent nos habitudes de pensée (chrétiennes). » (Dionys Mascolo, Nietzsche l’esprit moderne et l’Antéchrist) Dans l’Épître aux Romains (5 ; 12-21), Paul fait remonter le péché à Adam. Même dans les Évangiles et dans le symbole de Nicée, il n’est pas question du péché originel. On retrouve le « péché du monde » selon Jésus, mais à aucun moment ce péché ne trouve son origine en Adam. Le péché originel est proprement chrétien.
La diaspora juive n’a quant à elle jamais vu aucun péché originel dans le Tanakh, mais plutôt des conséquences qui impliquent des choix éthiques. Transgresser la Torah ou négliger les mitsvot met en cause la relation au monde et donc au divin. Toute faute est réparable. Dans la Kabbale, on retrouve la question de la signification du péché, c’est-à-dire celle de la signification de la Chute d’Adam. Il y a plusieurs lectures kabbalistes de cet événement, entre la séparation de l’Arbre de vie et de l’Arbre de la connaissance qui mène à « l’exil de la Shekhina », donnant une tache à l’homme d’œuvrer au Tikkun. « Toutefois, l’élément chrétien décisif est ici absent, car à la différence du dogme chrétien du péché originel, la kabbale ne rejette pas l’idée que tout homme ait le pouvoir de triompher de cet état de corruption, dans la mesure où lui aussi en est affecté, au moyen de ses propres pouvoirs innés et avec le secours de l’aide divine avant la rédemption finale et indépendamment » (Gershom Scholem, La kabbale). On comprend mieux pourquoi les kabbalistes ont énoncé un messianisme pour œuvrer activement à la venue du Messie et réparer la voix de la Rédemption. L’enjeu est tout autre pour les chrétiens, le Messie est déjà avenu. Tout chrétien est un pécheur et tout non-chrétien est pécheur selon leur dogme. La condition ontologique du chrétien est d’être un larbin de la providence, dont son Salut est purement individuel aux mains de l’institution céleste. Et le seul moyen d’accéder au Salut est déterminé dans une disposition d’attente de sa propre mort.
La sécularisation du péché originel dans la vie quotidienne va de pair avec le développement de la doctrine du purgatoire au XIIe siècle : le commerce des indulgences. Les indulgences reçoivent une définition juridique dans les décrétales pontificales. On entend les indulgences comme remises d’une peine ou d’une pénitence par l’Église (au nom de Dieu), qui impose un sacrifice personnel (grandement financier) et se base sur les mérites accumulés du Christ et des saints à travers le temps et l’espace. Par cette pratique du commerce des indulgences découle une subjectivation de la dette comme essence humaine. Pourtant, de nombreuses critiques vont être émises contre le commerce des indulgences, la plus connue étant celle de Luther qui mènera à la réforme. Cependant, en bon augustinien, Luther va dramatiser encore plus la question du péché pour asseoir sa nouvelle morale et son culte du travail.
Mais la doctrine du péché originel ne s’arrête pas là, elle traverse les siècles pour opérer encore de nos jours. À la fin du XVIIIe siècle, le Saint-Père de la théorie de la dégénérescence Bénédict-Augustin Morel est profondément marqué par Saint-Augustin et la doctrine du péché originel. Comme le rappelle à juste titre Hochmann dans son Histoire de l’autisme, la pensée psychiatrique est imprégnée par la doctrine du péché originel. Le cas Morel est certainement l’un des plus significatifs, il reprend les thèses de Joseph de Maistre qui prétend que la maladie prend sa source dans le péché originel, les enfants paient pour leurs parents, le mal est héréditaire. Morel va donc prendre à bras-le-corps la question sociale et prescrire son hygiénisme physique et moral pour lutter contre l’ennemi de la société. Autrement dit, il conçoit une politique hygiéniste pour éradiquer les dégénérés, donc les pécheurs, et de surcroît tous ceux qui veulent en finir avec la société. Le siècle suivant va amplifier cette logique avec la biopolitique, qui signifie au début du XXe siècle en Angleterre : comment se débarrasser des inadaptés à l’économie (fous, criminel, inadaptés sociaux, révolutionnaires). L’ambition est claire, il s’agit d’éradiquer le mal de la société. En d’autres termes, liquider toute forme de vie non impériale et non impérialiste. Le régime nazi va tenter d’aller au bout de cette logique, leur biopolitique reprend directement la théorie de l’hérédo-dégénérescence. Et de nos jours, le projet biopolitique du XXIe siècle est celui de la métropole. La métropole à l’ère moderne correspond à un aménagement territorial généralisé de la planification et de l’autorégulation de l’économie par un ensemble de dispositifs de contrôle et de gouvernement urbains, techniques et sociaux permettant la mise en place d’une certaine forme de vie : celle de la vulnérabilité.
L’idée de « péché originel » réclame deux choses essentielles. Dans un premier temps de renoncer à la vie, de renoncer à vivre sa propre vie. Dans un second temps de s’incliner au sacrifice son existence au dépositaire de la providence. Ce schéma est cloué à l’être des athées, qui rejouent inlassablement cette structure dans leur vie quotidienne. Même si à leurs yeux leur athéisme ne rejoue jamais les doctrines chrétiennes, leurs expériences nihilistes quotidiennes disent exactement le contraire. Le militantisme par exemple répète de façon contemporaine la foi chrétienne qui est « dès le départ sacrifice : sacrifice de toute liberté, de tout orgueil, de toute confiance en soi de l’esprit ; et en même temps asservissement et autodérision, automutilation. » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal) Le militant rejette tout ce qui peut s’apparenter à une consistance éthique (entendue comme l’ensemble des puissances qui nous meut selon l’exigence de notre attention), car elle met en péril sa vision morale de la révolution comme l’étendard du bien. Il rejette toute singularité, car elle révèle à la vue de tous son désir profond de communion. Il rejette toute liberté, car elle implique de se libérer du social. « La morale comme vampirisme… » (Nietzsche, Ecce Homo). Le militant vampirise tout être cherchant un chemin de rédemption, telle est sa fonction sociale. Alors, il n’y a aucun étonnement à avoir lorsque le militant prône la vulnérabilité comme condition ontologique de sa propre subjectivité. Il réaffirme le sujet hobbesien, vulnérable, exposé aux dangers de mort de son milieu. Ce sujet vulnérable est celui du sujet libéral qui donne le fondement à la justification de l’État libéral et à sa dialectique insécurité/sécurité. L’influence du protestantisme n’est guère loin. Se considérer comme faible et suspecter tout comportement comme potentiellement habité par le mal mène à une énième catastrophe affective.
Nous n’avons donc aucune personne à sauver, notre vie n’est aucunement vouée à être sacrifiée au nom d’un quelconque péché ni d’une eschatologie. La question est plutôt de savoir à quoi nous tenons, savoir ce qui nous meut. Agir en conséquence de ce qui fait de notre vie une vie vivante. « À quoi reconnaît-on la vie qui est vivante ? Contrairement à ce qu’on croit généralement, la sensation d’être vivant est le fondement du bonheur. Le bonheur n’est pas quelque chose à quoi on accède par tel et tel chemin, ou en se débarrassant des figures ténébreuses – bien que l’un de nos instincts les plus invétérés s’ingénie toujours à nous convaincre qu’il faut exclure quelque chose pour être heureux. C’est plutôt quelque chose qui est déjà présent en nous, quelque chose qui est plus proche de nous que notre veine jugulaire, comme il est dit d’Allah dans le Coran. Pourquoi nous apparaît-il alors de manière discontinue, intermittente ? » (Emanuele Dattilo, La vie heureuse)
Costa Maledetto