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Bifurcation dans la civilisation du capital

« Des années troubles et sanglantes s’approchent. Cela nous devons le savoir d’autant mieux que nous refusons plus résolument de nous rendre à la dernière figure de la mort en nous enrôlant sous son drapeau. Capital illuministe et capital terroriste, confondant toutes les cartes, s’affronteront dans une confusion effarante jusque dans nos corps, jusque dans nos vies mêmes. Les partisans de la vie ne se laisseront pas “pacifiquement” tuer, mais ils ne permettront pas à la mort de s’emparer de leur passion. Laissons les suicidaires ensevelir les assassins1. »

Aujourd’hui, les limites de la perpétuation de la vie — telle qu’on la connaît — apparaissent globalement comme tant de barrières concrètes au déploiement et au maintien de la civilisation du capital. La production et la reproduction de celle-ci sont devenues intrinsèquement imbriquées avec les possibilités de survie de l’espèce. L’être humain aurait dépassé les capacités matérielles de la planète afin de subvenir à ses désirs. Autrement dit, la baisse tendancielle du taux de profit, contradiction principale du capital selon Marx et sur laquelle certains misaient une énième crise décisive, sort du règne abstrait de la prédiction théorique et de la seule sphère de l’économie, pour s’actualiser non plus comme une crise de surproduction ou de suraccumulation, mais comme une crise de sous-production des conditions essentielles du maintien d’une certaine vie. Dans un futur proche, le capital ne trouvera plus ni assez de ressources, de travail ou d’énergie bon marché, ni même de nouvelles frontières à exploiter pour se renouveler puisqu’il a déjà colonisé l’intégralité de la planète. S’étant substantifié à partir d’un monde qui ne s’étend pas aussi vite que lui, il fait face à son propre abîme, son effondrement. Celui-ci n’est pas seul dans sa chute, il entraîne un morceau conséquent de ce qui constitue la biosphère. À partir de prismes théoriques et de pratiques diverses, ce qu’on appelle « écologie politique », tente aujourd’hui d’avertir de prévenir et de lutter contre une telle catastrophe. Par son annonce du désastre, elle s’affirme en même temps comme sa seule alternative possible : Écologie ou Effondrement. Or, de la même manière que le dérèglement climatique ne menace pas la vie même, mais celle que les êtres humains connaissent et dont ils font partie, pourquoi ne pas envisager aussi une perpétuation du procès de valorisation au-delà de cette vie que nous expérimentons ? À quoi nous mène l’hypothèse d’un échappement du capital, non plus seulement de la loi de la valeur, mais du procès social au cœur de ce qui permet, depuis son avènement, sa colonisation et son expansion : le travail humain ? Autrement dit, le désastre qui se manifeste comme l’annonce de l’apocalypse est-il uniquement réductible à une destruction du monde ? Ne peut-il pas prendre la forme d’une reconduction radicalement différente de la civilisation du capital ? Ne peut-il pas, lui aussi, bifurquer ?

Il ne s’agit pas tant de suggérer que le capital peut aujourd’hui s’émanciper de l’humanité sur laquelle il extrait l’énergie nécessaire à sa production et à sa reproduction, mais de comprendre en quoi l’articulation d’une telle hypothèse avec le devenir catastrophique des conditions d’existence permet, peut-être, de ne pas tomber dans l’écueil d’une certaine « écologie politique » ; à savoir la généralisation et l’intensification du despotisme du capital et de la domestication de « l’humanité ».

Certes, l’écologie se présente comme la prise en compte des relations entre les êtres et leur milieu, et par là s’oppose à un mode de production immédiatement destructeur. Seulement, une telle distinction n’envisage pas une perpétuation de l’horreur au-delà d’un mode de production extractiviste ou polluant. Elle réifie le capital (ou la technique moderne de production) à ses conséquences et se différencie de lui abstraitement sans se questionner, ni sur ses origines ni sur la reconduction possible du procès de valorisation qu’elle met en place. Le limiter aux seules entreprises de domination destructrices de la biosphère, c’est limiter l’horizon des luttes, c’est se couper d’une offensivité réelle, c’est rendre possible une gestion toujours plus intégrale du vivant que l’on prétend vouloir sauver. Entre l’exemple que donne le Voyage en misarchie d’Antoine Dockèset le Metavers de Mark Zuckerberg, apparaissent tout autant de nuances d’existencesreconduites sous le despotisme d’un capital désormais capable de se pérenniser par la transformation de son rapport à la nature, que ce soit en l’intégrant totalement ou en diminuant son emprise sur elle à travers la constitution matérielle d’une « seconde nature ».

En effet, la civilisation du capital présuppose une « cosmotechnique2 » particulière qui implique, au fur et à mesure de son développement — ou pour parler comme Leroi-Gourhan de sa « tendance technique » c’est-à-dire la caractéristique de continuer à persévérer dans sa spécificité3 —, une destruction du vivant toujours plus accrue. La cosmotechnique occidentale, maintenant devenue planétaire4, articule une séparation du divin avec l’humain, du sujet avec l’objet, de l’espèce avec son milieu, etc., avec toujours un primat hiérarchique du pôle subjectif. Le rejet de l’animalité et la glorification du logos ou de la pensée sont des illustrations de cette tendance qui amène à constituer l’idéologie de la domination de l’homme sur la nature. Si, pour Cesarano comme pour Adorno5, le développement historique de cette relation se réalise uniformément à partir d’une seule et même tendance, depuis les racines paléontologiques de l’espèce humaine à la formulation du projet idéaliste cartésien jusqu’à la production de la « personne sociale », l’apport de Yuk Hui permet de relativiser cette généricité. Néanmoins, la bifurcation cosmotechnique occidentale, qui permet à la civilisation du capital de devenir une hégémonie planétaire et qui, par-là, fait s’apparaître à elle-même pour la première fois l’espèce comme humanité abstraite, semble bien être la généralisation de la séparation et de la primauté du sujet sur l’objet.

 « C’est l’idéologie de la domination sur la nature qui détermine immédiatement la pratique de la domination des hommes sur les hommes, bellum omnium contra omnes, et c’est sur la contradiction génétique entre l’être de l’espèce participant pragmatiquement au mouvement organique naturant et l’institution de l’espèce comme sujet du savoir être que se fonde la détermination historique de la production de valeur, comme valorisation de la non-vie ; la production, antagonique au mouvement naturant, d’une “réalité” organisée, où l’échange de valeurs, c’est-à-dire l’échange économique, rigide, d’entités abstraitement équivalentes extraites comme une matière brute à partir du mouvement organique, se superpose au mouvement organique pour nier sa substance naturante, abolir son sens et sa cohérence organique instantanée, et s’institue ainsi comme un univers illusoire, “réel”, substantiellement antagoniste à l’évidence organique du mouvement naturant, en immisçant entre le soi sujet du savoir être et “personne sociale” d’une part et, de l’autre, le soi générique aliéné dans les conditions de production et réduit à une matière brute — force-travail, collectivité productive de valeur —, l’écran de l’organisation des apparences6. »

Ainsi, considérer la possibilité du capital d’échapper à la destruction annoncée par la réalisation de sa substantification implique qu’il parvienne, d’une manière ou d’une autre, à réduire l’incohérence originelle sur laquelle il s’est pourtant construit. Une telle possibilité implique un changement de cosmotechnique par le capital, une révolution métaphysique. Il s’agit ainsi de considérer un capital révolutionnaire, non plus seulement parce qu’il aurait réussi à échapper à la vieille contradiction travail/capital, mais parce qu’il travaille désormais à échapper à celle qui oppose la culture à la nature. Par-là, le capital ne produirait plus des modes de vie comme des conséquences de sa domination, mais dominerait par la production des modes de vie. L’élaboration d’une position réellement offensive, qui veut faire face à cette civilisation, ne peut faire fi d’une attention particulière vis-à-vis des acteurs de cette bifurcation.

Possibilité objective et possibilité réelle

Soyons clairs, le capital n’a pas amorcé pleinement une transition vers ce que certains appellent le « développement durable ». Il est encore entièrement dépendant de ce qu’un Moore peut appeler la « Nature bon marché » (à savoir principalement des bas coûts pour les « quatre grands intrants » : la nourriture, le travail, l’énergie et les matières premières)7. Mais ce serait une nouvelle fois prendre le capital pour ce qu’il a été et non pour ce qu’il devient ou ce qu’il peut être. Ce n’est pas renier le matérialisme que de prendre au sérieux l’affirmation récente de Bruno Latour :

« Nous avons changé de cosmologie.8 »

Si l’on reprend alors la définition de Yuk Hui, le changement de paradigme, ou plutôt de « cosmologie » n’implique pas conjointement que celui-ci traverse immédiatement les activités techniques, puisque celui-ci peine à se lier avec ce que Hui nomme « l’ordre moral ». La faible part des questions écologiques dans le débat public ainsi que dans les prises de décisions politiques en témoignent. Ainsi, faire le constat d’un « Nouveau Régime Climatique » n’a toujours pas d’impact réel sur nos modes de vie, malgré l’urgence explicite. Pourtant, cette idée est dans toutes les têtes. La généralisation de cette prise de conscience sur « le monde où l’on vit et sur le monde dont on vit9»invite, elle aussi, à ne pas arrêter l’examen du monde uniquement sur les conditions matérielles déjà produites et connues. L’erreur de l’écologie politique serait de prétendre que la résolution de cette disjonction par la réalisation d’une identité entre une nouvelle cosmologie et une nouvelle morale permettrait d’établir des rapports techniques cohérents avec le devenir du monde, et, par-là, d’empêcher le désastre. Or, il semblerait qu’il y ait une confusion entre l’apparence que se donne ce désastre à travers l’immédiateté de la catastrophe et sa vérité historique, à savoir celle de « la catastrophe permanente ». Selon nous, une telle confusion réside dans une mauvaise compréhension de la catégorie du possible, limitée à n’être qu’une probabilité de prévisions produites à partir de « faits » scientifiques. Afin de sortir de ce positivisme, Ernst Bloch propose une distinction entre deux types de possibilités : le possible objectif et le possible réel. Il écrit, dans le premier tome de son Principe Espérance :

« Est objectivement possible tout ce dont la science est en droit d’espérer, ou tout au moins de ne pas exclure la venue sur base de la simple connaissance partielle de ses conditions existantes. Est par contre réellement possible tout ce dont les conditions ne se trouvent pas encore réunies au complet dans la sphère de l’objet lui-même ; soit qu’elles aient encore à mûrir, soit surtout que des conditions nouvelles — mais médiatisées par les conditions déjà existantes — nécessaires à la naissance d’un réel nouveau, viennent à éclore10. »

Cette distinction permet ainsi d’ouvrir le devenir de la matière, non plus seulement à partir de ce qu’il appelle plus tôt dans son livre11, un futur inauthentique — c’est-à-dire, la reproduction ou la reconduction de quelque chose qui a déjà été (la chute d’une pierre, acheter une nouvelle voiture, conquérir un droit…) — mais à partir d’un futur authentique — quelque chose qui n’a jamais été, mais qui est rendue possible justement par cette ouverture de la matière. Cela ne signifie pas qu’il faille exclure de nos hypothèses politiques toute appréhension du futur à partir des possibles objectifs (ceux-ci s’illustrent par exemple avec les rapports du GIEC), mais se limiter à eux seuls empêche de considérer notre propre errance dans la tentative de faire exister une position réellement antagonique à la civilisation de la catastrophe. Pire encore, ils nous condamnent à errer avec elle12. Pour Bloch, dans le Principe Espérance, cette ouverture de la matière lui permet d’énoncer, dans un langage spéculatif, la possibilité réelle de la nécessaire réalisation du Souverain Bien13. Pour nous, elle nous permet, ici, d’entrevoir, du point de vue du capital,le désastre comme la poursuite et la pérennisation du procès de valorisation à partir d’une transformation radicale de ses présupposés ; et non plus seulement comme « fin du monde », c’est-à-dire comme une abstraction vide de sens (bien que les prévisions « objectives » à court et moyen terme qu’implique le dérèglement climatique semblent belles et bien concrètes et que l’horreur de leurs conséquences fasse miroiter des paysages apocalyptiques). Soyons clairs, il ne s’agit pas de nier l’imminence de catastrophes liées à l’extractivisme, au dérèglement climatique, aux diverses pollutions, ainsi qu’à de possibles crises économiques, mais de considérer sérieusement la possibilité que la cosmotechnique occidentale qui présuppose historiquement le procès de valorisation et qui semble, pour de nombreux écologistes, être elle aussi la condition de possibilité du « Nouveau Régime Climatique » se transformer radicalement sans pour autant mettre fin à la production et à la reproduction du capital. En d’autres termes, il faudrait accepter d’imaginer qu’une part de l’économie politique souhaite la même chose que l’écologie politique. Si ce n’est maintenant, dans un futur proche. Dire cela ne signifie pas non plus affirmer que le mouvement du capital est déjà en train d’actualiser la « transition » écologiste. C’est néanmoins s’autoriser à regarder au sein du capital et de ses tendances contradictoires, l’horizon vers lequel il peut espérer perpétuer son procès14. Par-là, se dégagerait, peut-être, quelques « certitudes ».

Écologie/Économie

« L’économie comme science d’organisation d’un certain domaine géographique tend à être supplantée par l’écologie étant donné les problèmes de la pollution et la raréfaction des matières premières […] Nous retrouvons la convergence avec l’écologie qu’on peut définir simplement comme la science des conditions d’existence et des interactions entre les êtres vivants et les conditions ambiantale qui est fondamentalement une science de l’adaptation de l’individu et de l’espèce à son milieu. La science économique est la science de l’adaptation à un milieu précis, celui du capital15. »

Aujourd’hui, dans nos représentations communes — notre sens commun —, « l’écologie » apparaît encore comme quelque chose de séparé, de différent de l’économie : deux représentations du monde non congruentes, des autres l’une pour l’autre. Primat d’une sensibilité vis-à-vis du vivant d’un côté, primat d’un utilitarisme indexé à la nécessité du profit de l’autre. Toutefois, et d’une manière tout aussi immédiate, à partir d’une historicisation de comptoir (depuis le commencement du projet moderne), cette différence est abstraite. Elles n’apparaissent dans leur différence que dans l’immédiateté du sens commun. Or, une fois leur altérité l’une vis-à-vis de l’autre saisie, la différence présupposée ne se détermine pas comme une indifférence, au contraire, elles s’opposent, elles rentrent en contradiction. L’écologie émerge pour elle-même à partir des conséquences néfastes que l’économie moderne produit sur le monde sur lequel la valeur se substantifie, tandis qu’elle apparaît pour l’économie, en elle-même, comme un frein à cette substantification. Toutefois, l’écologie ne naît pas historiquement comme « écologie », mais d’abord comme une multiplicité de rapports au monde sabotés par un procès de valorisation qui suppose une domination de la nature, alors que ces rapports apparaissent pour l’économie comme autant d’obstacles à son expansion. Bien qu’en soi, elle conserve une sensibilité pour le vivant, sa multiplicité antérieure est écrasée par l’unification qu’infligent les termes de la science moderne, puisque l’écologie apparaît d’abord comme l’étude des relations entre les êtres et leur milieu. Par-là, elle pose les prémisses d’une science plus globale, de gestion de la planète. La notion « d’écosystème » en est un exemple majeur. Pourtant, en tant que mouvement politique elle s’attaque historiquement aux conséquences néfastes de l’économie sur le vivant, alors même qu’elles semblent chacune imbriquée dans l’autre. Ne peut-on pas alors supposer que, dans un mouvement dialectique, l’une et l’autre ne puissent pas être des moments constitutifs d’une identité à venir ?

Effectivement, les catégories pratiques et théoriques avec lesquelles l’écologie semble se démener contre l’économie ne sont pas nécessairement antagonistes, au contraire, bien souvent, elles convergent. Le premier rapport du Club de Rome, Halte à la croissance, publié en 1972 en est le parfait exemple puisque la soi-disant impossible « croissance infinie dans un monde fini » est considérée au prisme des outils de modélisation de la science économique, et que l’écologisme qui en découle n’est qu’une tentative de palier aux conséquences de l’extractivisme sur lequel repose le capital. Un peu plus tôt, en 1968, la photo d’un « lever de Terre » prise lors de la mission Apollo 8, illustre la « prise de conscience universelle » de la planète en tant que tout. Elle fait ainsi apparaître le devenir commun de l’intégralité du vivant, par la médiation de la conquête spatiale elle-même rendue possible par une certaine technique. Or, c’est particulièrement sur ce type de données que se constituent les mouvements écologistes. Dès les années 1970, Jacques Camatte dans « Ce monde qu’il faut quitter » établit une division en deux camps qui reste grossièrement encore d’actualité : d’un côté, il y aurait la constitution de bandes rackets traditionnelles qui prendrait le pli écologique comme marque de différenciation afin de se démarquer dans la logique concurrentielle qui oppose les différents groupes sur l’écran social (le parti écologiste), d’un autre ceux qui, comme La Gueule Ouverte, Vie Claire ou l’agriculture biologique, tentent d’informer, de militer et de proposer des alternatives aux vies capitalisées, sans jamais se détacher réellement des catégories du capital16 ou passéistes17.

Plus récemment, le désir d’une constitution d’un « parti de la classe écologique » par Bruno Latour dont le but premier serait de prendre le pouvoir, par le biais de la démocratie représentative aussi bien d’un point de vue étatique qu’européen, se construit non seulement sur des catégories qui ne font désormais plus aucun sens, mais qui, en plus, sont consubstantielles aux conditions d’apparition de ce « nouveau régime climatique » dans lequel nous serions à présent18. Rappelons tout de même qu’il a appelé à voter pour Yannick Jadot. Actuellement, la prise en compte toujours plus grande de l’invisible, du non-humain, (toujours d’ailleurs par l’humain), ressemble étrangement à une manière de redonner à des catégories politiques surannées un blason doré, permettant à une « radicalité » politique d’oublier le mensonge contre lequel elle s’était insurgée, et de redonner de la « valeur » au droit, à la représentation, et à tous les leviers du pouvoir qu’il fallait pourtant destituer. De la même façon le léninisme vert d’un Andreas Malm, ou le socialisme écologique d’un Jason W. Moore constituent, avec des degrés d’autoritarisme différents, une gestion intégrale du monde qui ne sort aucunement de la valeur, mais qui tente d’indexer mystérieusement celle-ci à autre chose qu’à la production et la reproduction du capital — sans jamais voir que ce n’est qu’une nouvelle manière de le reconduire. En dehors des quelques universitaires devenus connus grâce à leur intérêt pour la question, les mouvements écologistes actuels, que ce soit « Youth For Climat », « Extinction Rebellion », « Reprise de Terre » ou encore les « Soulèvements de la Terre » se constituent inlassablement sur des catégories soit conservatrices soit à l’avant-garde de la bifurcation métaphysique du capital. Sans prétendre à une pureté politique, disons que l’incapacité théorique et politique de ces mouvements à moduler un langage, des concepts et une formulation de leurs désirs qui ne proviendraient ni des centres de recherches universitaires ou privés ni des cadres préconçus de l’écran social peut laisser dubitatif. Plus encore, le culte de l’annonce apocalyptique comme unique levier de conflictualité, si elle ne résonne pas déjà trop dans le vide par sa banalité, redouble notre interrogation à leur égard puisqu’elle implique, dans l’urgence, une mobilisation immédiatiste qui se perçoit comme l’ultime rempart à la destruction. Or, jamais une telle mobilisation ne semble concevoir son imbrication avec le désir de plus en plus assumé du capital lui-même de ne pas avoir à détruire le monde dont il dépend.

Dès les années 1970, Cesarano eut cette lucidité lorsqu’il décrit dans Apocalypse et Révolution, le lien entre la contre-révolution et l’intégration dans le procès de valorisation de la crise de la survie de l’espèce :

« Au fur et à mesure que le procès de valorisation prend pour objet exclusif la survivance autonomisée de la valeur au-delà de ses limites de crise, celle-ci intègre en elle-même, comme composition organique de la valeur, la survie de l’espèce comme crise en procès de vie. C’est dans cette phase d’intégration à l’être-capital de l’être de l’espèce (intégration formelle comme on le verra plus loin, mais pratiquement opérante) que la contre-révolution entre en jeu, en tant que mécanisme d’autorégulation au service direct de la rationalisation capitaliste19. »

Il saisit ainsi le mouvement qui tente d’intégrer à la pérennisation du procès de valorisation la survie même de l’espèce. Celle-ci s’articule néanmoins dans une tension au sein même des dynamiques du capital. Elle s’oppose ainsi à une fraction conservatrice du capital, américaine, extractiviste, qui désire continuer à poursuivre son entreprise terroriste sur le vivant. À l’inverse, une fraction illuministe, portée par le Club de Rome, comprend l’épuisement des ressources et la nécessité de reconduire ailleurs le procès de valorisation. En saisissant cette dernière tendance, Cesarano envisage la constitution d’un futur authentique du point de vue du capital. Celui-ci, se dégageant progressivement de l’entreprise de destruction du vivant et devenant la solution à sa propre dévastation, envisage de coloniser un nouvel espace, non géographique, mais au terrain déjà balisé, qui ne menace plus les relations entre les vivants et leur milieu, mais qui s’attaque désormais consciemment à l’intériorité.

Ainsi, lorsque le président français Emmanuel Macron scande que « nos vies, leurs vies, valent plus que tout profit » ce n’est ni seulement un mensonge, ni seulement l’appropriation opportuniste d’un slogan trotskiste, mais bien aussi la continuation de cette « révolution du capital ». Malgré le scandale de sa présentation, il ne fait nul doute à un des représentants d’HSBC, que l’humanité s’adaptera et la valeur avec elle20. De la même manière, la « découverte » par un Descola de la fausse naturalité dans distinction entre nature et culture, puis la pirouette métaphysique que Bruno Latour et ses sbires établirent dans les années 2000 par l’intégration de la « nature » comme un sujet quasi à part entière dans leur ontologie plate témoigne du même mouvement : la refonte d’une métaphysique adéquate à la perpétuation de l’entreprise de valorisation de l’existant. La fascination pour le dévoilement inlassable de l’invisible qui nous tient, sa mise à disposition des sens par une multitude de procédés que la science s’accapare ou, qu’avec elle, la technique produit sont autant des moyens d’étendre les procédés de valorisation. Après avoir disséqué l’être humain, dans un long processus historique, dans l’extension à la fabrication même de la « société », de la subsomption formelle à la subsomption réelle, puis après l’avoir reproduit à partir d’un assemblage rationalisé qui culmine avec le projet cybernétique, c’est au tour de la « nature » elle-même de l’être, non plus seulement comme une pure ressource, mais comme le tout dans lequel cet être humain existe et évolue. La possibilité réelle du capital c’est son identification avec la nature, sa possibilité objective, c’est la destruction de celle-ci s’il ne parvient pas à temps à réaliser la première. Dans les deux cas, la totalité de la vie telle que nous la connaissons est mise en jeu. Toutefois, si la seule analyse du capital qui prévaut est celle qui le considère uniquement comme un agent destructeur alors c’est se rendre impossible la tâche de lutter réellement contre son procès, c’est être déjà en retard sur le présent, c’est prendre le risque de reconduire la vie dans une capitalisation toujours plus accrue, sans se demander si une telle vie vaut le coup d’être vécue.

Échappement du capital, seconde nature et devenir du mode de production capitaliste

À partir de la deuxième série de la revue Invariance, Camatte souligne que le capital s’est érigé en une communauté matérielle — c’est-à-dire en un « développement total du capital en tant que structure achevée21 », une totalité. Celle-ci n’est possible que par son autonomisation vis-à-vis de ses autres modalités d’existence à partir des présupposés qui sont propres au capital22. Sa forme étend sa domination à l’intégralité de l’existant, alors même qu’il tend à se désubstantialiser (par exemple la valeur abandonne un référent concret : l’or, elle n’est plus qu’une représentation détachée de toute matérialité si ce n’est celle attribuée par le capital lui-même, plus généralement, le coût du travail diminue et sa part diminue dans chaque marchandise). Paradoxalement, après s’être rempli du monde, il accomplirait son devenir total par un éloignement d’avec celui-ci. Mais ceci n’est possible que parce que le monde lui-même, à cause de la colonisation et de l’extraction par le capital, se tarit en sources de valorisation. Pour de nombreux théoriciens, un tel constat devrait conduire à une crise — et c’est là bien ce que continuent finalement de penser les écologistes23.

Or, pour d’autres, comme Camatte, le capital réussit à s’échapper, à effectuer un « run away » du système qui semblait le contenir. Sans rentrer dans les détails, une telle chose ne serait possible que par la généralisation du capital fictif qui elle-même ne se réduit pas à une telle facticité grâce à ce que Camatte appelle le phénomène d’anthropomorphose. La totalité que constitue ainsi la communauté matérielle repose sur la subsomption de chaque activité humaine, et par une transformation des représentations des êtres humains par la forme du capital lui-même.

« Le capital abstrait l’homme. Cela veut dire qu’il lui prend tout son contenu, toute sa matérialité : force de travail ; toute la substance humaine est capital24. »

Une telle affirmation est d’autant plus vraie aujourd’hui. Le procès de valorisation est désormais indexé non plus tellement à une production d’objet extérieur à l’être humain, des marchandises concrètes, mais par de l’information, les datas, qui émanent principalement non plus tellement de la sphère classique du « travail », mais de toute notre quotidienneté. En 20 ans, les entreprises les plus « riches » ne sont plus des productrices d’énergies, mais celles qui récoltent le plus d’information, les GAFAM. Que l’extractisme d’informations concentre désormais plus de valeur que l’extractivisme énergétique, c’est là le signe d’un passage vers autre chose, le signe d’une possibilité réelle du capital à échapper aux contraintes du procès de production. En effet, ce qui caractérise cette économie des données c’est l’immédiateté de la circulation, de sorte que la production de la survaleur n’est plus limitée à sa réalisation.

« Ainsi le capital a échappé aux contraintes du procès de production global telles que les envisageait Marx et il n’a pu le faire qu’en devenant représentation. Celle-ci permet d’escamoter, d’éviter le procès de production ; il n’a plus besoin de se rapporter à sa propre matérialité pour acquérir une réalité. Grâce à la représentation, il peut, à chaque instant, être engendré. Il y a, apparemment, création ex nihilo parce qu’elle est le résultat de l’activité globale de tous les êtres humains capitalisés. C’est avec cet échappement que se parachève la domination réelle du capital sur la société, moment qui lui permet, maintenant, d’entreprendre la réalisation d’un despotisme généralisé sur tous les êtres humains, en faisant en sorte que la représentation-réalité soit la seule et unique25. »

Pour autant, ce qu’ouvre l’hypothèse d’un échappement du capital, liée à son anthropomorphose et son déploiement à l’intégralité de la vie quotidienne grâce aux nouvelles technologies, c’est la production concrète d’une « seconde nature », dans laquelle puisse s’incarner un procès de valorisation libéré de toute contrainte matérielle. Cette seconde nature dépasse la dialectique de la nature et de la culture, du sujet et de l’objet. Elle est un espace non géographique, ou plutôt un espace qui repose sur une géographie nouvelle, non cartésienne, du déplacement immédiat, voire de l’ubiquité ou de l’omniprésence. À l’image du « Wired », dans la série Serial Expermients Lain (1998), on peut ainsi réactualiser la prophétie du 1973 du « devenir du MPC26 », où le capital parachevé en représentation se matérialise non seulement en subsumant chaque activité humaine à sa reproduction, mais aussi en produisant un monde concret superposé à celui dont il se substantifiait (lui-même étant le produit de cette activité humaine). De ces deux mondes émerge alors une dialectique qui, du point de vue du capital, n’a de cesse d’estomper la différence entre eux en englobant le second dans le premier. De la même manière, l’avatar n’est-il pas l’extériosation concrète de l’ego, préalablement produit dans la personne sociale, et qui, une fois défait de son enveloppe charnelle, n’a de cesse que de la subsumer ? Par ailleurs, au-delà du fantasme de la suppression du travail à travers l’automation, on peut sérieusement envisager la disparition progressive du travail par sa réduction à un temps quasi infime, établie dans la création d’une ligne de code ou dans la production permanente de données basées sur des interactions quotidiennes. La survaleur ne serait dès lors plus dégagée à travers un accroissement du temps de travail non payé (survaleur absolue) ou à travers une productivité accrue (survaleur relative), mais principalement sur la seule base de la circulation des marchandises-informations et des personnes-informations. De sorte que l’autonomisation de la forme se concrétise, à nouveau, à travers une forme matérialisée (le réseau, le wired…) qui colonise peu à peu tous les espaces de vie, puis les remplace par ceux qu’elle a elle-même créés. Encore balbutiant, on en trouve les prémisses dans l’annonce du « métavers », des recherches de la société « neurolink », d’une décentralisation du web avec le WEB 3.0, etc. La forme autonomisée du capital supplanterait ainsi la vie à sa vie, réduisant toujours plus la différence entre les deux tout en maintenant un primat de sa forme. Il ne s’agit pas tant de dire, comme les situationnistes ont pu le faire, qu’il y aurait une survie et une vie, c’est-à-dire de nier l’existence subsumée par les formes du capital comme étant de la vie27. Il s’agit, en réalité, d’affirmer que le capital est en train de reformuler son procès face à l’impossibilité objective de le perpétuer à même la vie telle qu’elle existe, en produisant concrètement une vie distincte (mais liée) de notre vie « biologique », définitivement séparée de toutes autres formes de vie antérieure, un avatar. À partir de là, la communauté matérielle du capital n’est plus simplement un despotisme du capital sur la nature — dont l’espèce humaine ferait partie — mais la tentative du capital de s’identifier avec elle. Or, une telle tentative, si elle prend la forme d’une communauté humaine réalisée, elle n’en sera toujours qu’une parodie abjecte.

Il est clair, qu’un tel devenir, du point de vue du capital, n’est pas le seul possible. Comme le disaient déjà Cesarano ou Camatte, la destruction totale ou partielle de l’humanité et d’une partie de la vie est évidemment une possibilité, puisque pour le moment, la consommation énergétique de cette économie des données est loin d’être neutre. Mais, le scénario déjà enclenché que nous venons de décrire précédemment ne se déroulera pas sans d’autres qui pourront parfois rentrer en contradiction avec lui. Notamment, des épisodes de destructions engendrés par des guerres ou des catastrophes naturelles qui permettront de relocaliser les capitaux des industries détruites vers d’autres plus en phase avec un tel devenir. Par-là, parce que chacune de ces horreurs réactivera d’anciennes tensions (nationalisme, lutte de classes, etc.), il faut aussi supposer un accroissement du contrôle des populations qui s’imbrique avec la production de cette seconde nature. Selon l’importance de ces catastrophes, une telle prophétie peut aussi se conjuguer avec une diminution de la population mondiale, réduisant ainsi les besoins énergétiques et de matières premières. Enfin, la folie colonisatrice irrassasiable qui regarde de plus en plus vers l’espace sous-entend nécessairement un développement toujours plus accru de la recherche vers de nouvelles manières de produire de l’énergie, moins coûteuses, moins extractivistes (du moins sur la planète Terre), mais toujours plus puissantes.

Conclusion : Écologie et quête de sens

L’annonce du désastre et le front qui se constitue pour tenter de l’empêcher d’advenir ne sont-ils pas une reformulation contemporaine du manque, de la chose « en tant qu’elle est manquante28», ou plutôt, l’apparition actuelle de ce manque ? Réécrivons la première thèse du Manuel de survie :

« Et tandis que le gauchisme le plus “dur” (et sous sa forme la plus cohérente) revendique un salaire pour toute la destitution de toute forme de destruction du vivant, le capital caresse, avec de moins en moins de pudeur, le rêve de lui donner satisfaction : s’épurer de la pollution de la production au point d’abandonner les hommes à la liberté de se produire simplement comme ses formes emplies de vide, comme ses contenants, dynamisés par une même énigme : pourquoi suis-je ici29 ? ».

Mais, le parachèvement de la forme emplie de vide, que symbolise la dissolution de l’individu en son avatar, n’est pas réalisé ; et la civilisation de l’opulence constitue une menace, toujours plus forte sur la vie. Il est certain que la présence du corps n’a pas encore été éclipsée par le capital. Il en a toujours besoin. Et, alors même que le capital est désormais capable de réclamer la résorption de sa séparation d’avec la nature ; le corps, dans la souffrance, dirige gnostiquement le désir vers ce qui lui manque réellement.

Sans jamais atteindre l’échelle d’une lutte réelle, d’un mouvement conséquent, la diversité des manières de conduire politiquement la problématique écologique ne sont-elles pas profondément liées par la reformulation d’une quête de sens que réactive la finitude annoncée ? C’est là, d’une certaine manière la vérité de l’écologie, une manifestation d’un désir d’être qui ne s’effondre pas immédiatement dans la totalité du non-sens et qui renoue avec cette « vraie faim millénaire30 ». Toutefois, le lien antédiluvien est souvent de courte durée. La faim d’être, guidée non pas par une expérience de la souffrance et le désir de la faire cesser, une passion, mais par sa seule annonce qui n’atteint que trop rarement le « champ de l’expérience », s’accroche aux catégories de la domination pour les reconduire. Ici, la certitude n’est pas sensible. L’insurrection des corps n’a toujours pas eu lieu. Les positions tenues sont inoffensives. La lutte pour l’hégémonie se travestit en une lutte contre l’hégémonie.

« Le mythe dominant, c’est désormais celui de l’apocalypse, dans lequel la dilapidation de tout — et son autocritique, qui dilapide la dilapidation — se traduit de plus en plus explicitement. C’est ici le point de non-retour : la mort occupe entièrement le champ, elle se présente comme le contenu réel de trop de vide, de sorte qu’il ne reste plus à l’espèce qu’à en transpercer l’imago. Ce qui semble à ceux qui capitulent un mythe impossible doit apparaître comme la vérité la plus banale à ceux qui s’insurgent, et inversement. Entre la fin qui est visée, et la fin des fins, il revient à la critique d’indiquer quel sera le dernier des mythes31. »

Mais peut-être qu’ici, c’est désormais la critique elle-même qui, en reconduisant malgré elle un universel maladroit, peine à rentrer dans le champ de l’expérience. Elle ne s’autorise même plus à toucher du doigt les choses, et se gargarise de les avoir comprises sans se donner la peine d’y pénétrer. La quête de sens, le désir de libération, et par là, l’aspect révolutionnaire que se donnent la pluralité des modes de vies alternatifs qui pullulent actuellement ne sont-ils pas le nouveau mensonge que prend désormais le visage de la critique ? La politisation à outrance de l’existence et le désir inavoué de faire de soi un exemple à suivre, n’est-ce pas là, le dernier mythe à abattre ? N’y a-t-il pas, dans la justification politique de son existence, un nouveau masque qui cache la blessure ? Là où n’est présente ni politique, ni révolution, mais où, dans le besoin constant de traduire son existence dans ces termes, réside le dédoublement de soi, l’infatigable production égotique qui masque la corporéité de nos existences. Encore une fois, n’y a-t-il pas, dans le refoulement inlassable des expériences négatives du monde — toujours pourtant présentes — au sein même des tentatives de désertion, le matériau à la constitution de son propre avatar ? La reconduction du socius sous de nouvelles modalités, dans les espaces mêmes qui gèrent leur apparition comme un refus de ce qui constitue aujourd’hui la société, ne rend-il pas aveugle à la « consubstantialité de son être nié et de chacun des êtres niés32. » ? Partir donc de sa blessure, point de départ concret, où l’être nié ne se ment pas à lui-même et se perçoit dans la béance entre l’irréalité vécue et l’irréalisation de son être.

Mohand

1CESARANO Giorgio, COLLU Gianni, Apocalypse et révolution, La Tempête, Bordeaux, 2020, p. 133.

2Nous empruntons le terme de « cosmotechnique » au philosophe Yuk Hui qui refuse de voir dans la notion de « technique » un rapport universel entre l’être humain et la nature. Ce rapport doit être interrogé non seulement avec le milieu dans lequel diverses communautés évoluent mais aussi dans « sa relation avec une configuration plus large, une « cosmologie » propre à la culture dont elle émerge » (HUI Yuk, La question de la technique en Chine, Divergence, Paris, 2021, p. 47). Selon lui, la pensée scientifique et technique que nous expérimentons n’émerge qu’au sein de condition cosmologique qui s’expriment dans des relations qui ne sont jamais statiques entre des humains et leur milieu (p. 53). Une cosmotechnique est donc l’union de l’ordre cosmique et de l’ordre moral à travers des activités techniques (p. 56).

3LEROI-GOURHAN André, L’homme et la matière, pp. 29-35, cité par HUI Yuk dans La question de la technique en Chine, Divergence, Paris, 2021, p. 55.

4Il serait néanmoins caricatural de la considérer son histoire comme une simple expansion, un remplacement de toutes les autres cosmotechniques qu’elle rencontre. A bien des endroits, elle se syncrétise avec d’autres. Disons simplement qu’elle reste hégémonique.

5« Le système en lequel l’esprit souverain se croyait transfirguré, a sa préhistoire dans le préspirituel, dans la vie animale de l’espèce. Les bête de proie sont affamées ; bondir sur la victime est une chose difficile, souvent dangereuse. Pour que l’animal ose cela il a certainement besoin d’impulsions supplémentaires. Celles ci fusionnent avec le désagrément de la faim, en rage envers la victime, rage dont l’expression à son tour effraye et paralyse à propos la victime. Dans le progrès qui mènen à l’humainté, ceci est rationalisé par projection. L’animal rationale qui a faim de son adversaire doit, déjà heureux possesseur d’un surmoi, trouver une raison. » ADORNO Théodor W., Dialectique négative, Payot, Paris, 2003, p. 34.

6CESARANO Giorgio, Critica dell’Utopia-Capitale, Colibri, Milan, 1993.

7MOORE Jason W., Le capitalisme dans la toile de la vie, Asymétrie, Toulouse, 2020.

8LATOUR Bruno, SCULTZ Nikolaj, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La découverte, 2022, p. 52.

9LATOUR Bruno, SCULTZ Nikolaj, Mémo sur la nouvelle classe écologique, La découverte, 2022, p. 32.

10BLOCH Ernst, Le principe espérance I, Gallimard, Paris, 1976, p. 238.

11 « Tous les affects sont axés, dans le temps, sur le temporel proprement dit, c’est-à-dire sur le mode du futur, mais tandis que les affects remplis n’ont qu’un futur inauthentique, les affects d’attente impliquent essentiellement un futur authentique ; celui du Non-encore, de ce qui n’a pas encore été objectivement là. » LOCH Ernst, Le principe espérance I, Gallimard, Paris, 1976, p. 96.

12Il y a donc une certaine analogie entre l’errance que dénonce Camatte dans « Errance de l’humanité – conscience répressive – communisme » qui, dans cet article de 1973, était comprise comme la recherche infinie du « développement des forces productives » et l’errance que nous décrivons ici. En effet, l’unique examen du désastre en cours et la révolte contre son responsable n’implique pas nécessairement une destruction du procès de valorisation. Bien plutôt, c’est prendre le risque de l’aider dans sa transformation.

13C’est à dire pour Bloch reprenant le jeune Marx : la naturalisation de l’homme et l’homminisation de la nature (Ref Principe espérance tome 3).

14« Avant d’examiner les nouvelles formes de contradictions en procès et de dévalorisation incontrôlée, il est nécessaire de prévoir, à leur néiassance, les formes nouvelles dans lesquelles la valeur tend à se réaliser, contrainte d’atteindre un niveau d’organisation de sa production supérieur à celui existant, dans la mesure où cela lui suffit pour relancer ses chances de perpétuation au-delà de la crise. » CESARANO Giorgio, COLLU Gianni, Apocalypse et révolution, La Tempête, Bordeaux, 2020, p. 121.

15CAMATTE Jacques, « Vers la communauté humaine », Invariance, série III, n°3.

16CAMATTE Jacques, « Ce monde qu’il faut quitter » dans Errance de l’humanité, La Tempête, Bordeaux, 2021, p. 126. Il manque évidemment une analyse plus longue des différents mouvements qui émergent notamment en Allemagne, en Angleterre et aux États Unis.

17C’est ce qu’on pourrait appeler le « faux » de l’en-soi de l’écologie (c’est à dire une fois qu’elle advient effectivement en et pour elle même) : la tentative toujours impossible de rejouer des rapports sensibles au monde historiquement dépassés. C’est le fantasme d’une possibilité de vivre mieux, non pas à partir d’une compréhension cohérente de soi avec le monde, mais de la nostalgie romantique qu’induit toute projection à travers les traces que nous livrent l’anthropologie, l’histoire etc. On ne peut qu’imiter maladroitement ces formes de vie antérieures, les parodier maldroitement, mais en aucun cas les incarner. L’être humain, dans ses multiplicités, ne peut se couper abstraitement du monde vécu.

18LATOUR Brunot et…

19CESARANO Giorgio, COLLU Gianni, Apocalypse et révolution, La Tempête, Bordeaux, 2020, p. 60.

20https://www.youtube.com/watch?v=bfNamRmje-s

21CAMATTE Jacques, « Ce monde qu’il faut quitter », Invariance, série II, n°5, 1974, p. 4.

22« Il faut se souvenir que la valeur, puis le capital sont des produits d’activités humaines et que la représentation de l’autonomisation du capital signifie que ces activités deviennent secondaires puis strictement déterminé par lui » CAMATTE Jacques, « L’échappement du capital », note pour une préface à l’édition italienne d’une anthologie d’Invariance, 1977, disponible ici : https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/echappement.html

23Ne s’agit-il pas en réalité d’une réactualisation du constat de Rosa Luxembourg qui prédit le déclin du capitalisme à partir du moment où celui ci s’est mondialiser ? Voir. SOUYRI Pierre, Le marxisme après Marx, Smolny, Toulouse, 2020, p. 22-23.

24CAMATTE Jacques, « Ce monde qu’il faut quitter », Invariance, série II, n°5, 1974, p. 4.

25CAMATTE Jacques, « L’échappement du capital », note pour une préface à l’édition italienne d’une anthologie d’Invariance, 1977, disponible ici : https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/echappement.html

26CAMATTE Jacques, « Errance de l’humanité – conscience répressive – communisme », Invariance, série II, n°3, 1973 «  en dehors de la destrcution directe de l’humanité – hypothèse qu’on ne peut pas escamoter – il y aurait trois devenir du MPC :
– l’autonomisation complète : utopie mécaniste ; l’homme devenant un simple appendice du système automatisé, mais il a encore un rôle d’executant ;
– une mutation de l’homme, bien mieux un changement d’espèce : obtention d’un être totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l’espèce Homo sapiens ; cela n’exige pas nécessairement une autonomisation ; cet être domestiqué à la perfection pourra faire n’importe quoi ;
– une folie généralisée ; le capital se mettant au niveau et réalisant sur la base de leurs limitations actuelles tout ce qu’ils veulent (normal ou anormal), mais impossibilité pour l’homme de se retrouver : la jouissance étant toujours à venir. L’homme est entraîné dans le run away du capital et l’entretient. »

27Voir notamment VANEGEIM Raoul, « Banalité de base », dans Internationale situationniste, n° 7 et 8, 1962, 1963.

28CESARANO Giorgio,« Hors-marge », Manuel de survie, La Tempête, Bordeaux, 2019, p. 261.

29CESARANO Giorgio, Manuel de survie, La Tempête, Bordeaux, 2019, p. 37.

30«  La vraie faim est millénaire : riche déjà d’une connaissance d’elle-même qui lui permet de s’insurger contre l’hétéronomie tendant à la cloîtrer dans une limite désignée comme l’impossible dépassement de la « condition humaine ». Le sens de l’autogenèse créatrice : c’est l’autogestion généralisée, redoublant ses coups en permanence contre toute barrière mise à la réalisation humaine, à l’origine en devenir de l’espèce maîtresse de ses destinées ; la lutte à outrance contre toute production, mise à jour, de la dimension étriquée de la politique ; l’abolition violente du pouvoir des contingences administrées sur la peau des opprimées en leur nom ; la régénération, contre le besoin, du désir, et sa reconnaissance ; saisie par la passion de vivre de ce qui la rend vraie contre toute rhétorique de la limite, toute poétique du sacrifice. Les conditions d’une telle lutte sont inscrites dans le désir de communisme, lui même inscrit dans le cheminement préhistorique : en tant que sens adversatif excédant toute identité imposée par le pouvoir du mort sur le vivant; en tant que différence entre un enchaînement mécanique d’événements (« l’histoire » des historiographes et son alibi, la pensée linéaire) et des individus qui y vécurent la passion de changer le monde, discontinuité à même de briser ce qui continue et sa modélisation cybernétique ; en tant que mouvement réel. » CESARANO Giorgio, Ce que taire ne se peut, Publié posthume dans Puzz n°20, juin-août 1975.

31CESARANO Giorgio, Manuel de survie, La Tempête, Bordeaux, 2019, p. 109.

32CESARANO Giorgio, Manuel de survie, La Tempête, Bordeaux, 2019, p. 177.

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