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Cette fiction nommée Société

« Tout moment la société organisée en une catastrophe totale. »
Adorno, Société – Intégration, désintégration

Les images se font et se défont, et l’une des plus tenaces est celle de la société. Elle s’impose dès lors comme une fiction, comme une fiction policière. Écrire une fiction, puis l’effacer, ainsi la réécrire une nouvelle fois encore. Tel se constitue le geste de la société : être fait et refait. Dans cette fiction aux effets bien trop réels, la matrice essentielle tient dans le principe d’exclusion/inclusion. Pour intégrer ses proies, la société doit détruire toute hétérogénéité, établir un ordre, ordonner les corps par certaines conduites. Par son principe matriciel, la société se doit de tenir ses enfants sages, autrement dit, produire des bons citoyens est une condition nécessaire à son fonctionnement. Le citoyen est toujours bon, il le doit pour rester sous la bienveillance de la société. C’est ainsi qu’il lui est inévitable de défendre la société pour éviter le pire : être défait. Le citoyen doit prendre un chemin, celui de la guerre. C’est sa tâche, même s’il a pourtant horreur de la guerre. Sauver la société est le seul moyen pour lui de ne pas perdre le peu de consistance qu’il incarne. Une chose est sûre, la société est toujours en guerre.

La société, c’est la contre-révolution ! Tous les pères fondateurs du concept de société sont des contre-révolutionnaires. Des vraies contre-révolutionnaires affirmées : Joseph de Maistre ou Louis de Bonald. Ces deux-là ne pouvaient supporter la Révolution française, et surtout de voir débarquer la plèbe dans l’histoire. Face à la victoire de la Révolution française, ces chers réactionnaires se sont chargés d’établir la victoire de la contre-révolution par la « science de la société ». À partir de ces coordonnées, la société n’est plus simplement l’œuvre organisée de la civilisation dans le corps de l’État à la Hobbes, mais une totalité dont on ne peut échapper que l’on nomme sociologie. Dans Théorie du pouvoir et religieux, Louis de Bonald énonce la soumission à la société. Elle constitue l’homme, seuls les gouvernements sont institués pour contraindre les hommes à être libres ou plus exactement à être bon. Maistre et Bonald réaffirment un nouveau lien : le lien social, comme le seul véritable lien qui lie les êtres. Le lien social est de ce fait la méthode pour relier les êtres sur le mode de la gouvernance. Ce lien impose deux champs : celui du gouvernant et du gouverné. Repris plus tard par Auguste Comte et toute la clique de l’adjectif « social », ils se chargent de prolonger cette histoire au profit de la sociocratie et la biocratie. Le XIXe siècle est significatif, face aux dénombrables insurrections qui agitent l’époque, la peur d’une disparition du pouvoir conduit la caste des gouvernants et de leurs fidèles à prendre les devants, à maintenir l’ordre. Le social est dès lors une opération d’éradication des tentatives insurrectionnelles par la généralisation du social. Le logement, la question, l’économie, la réforme, les sciences, l’hygiène, la sécurité, le travail et la guerre, tout est pris sous le joug de l’adjectif « social ». Le triomphe de la société s’annonce comme un grand remplacement. L’opposition société/état de nature passe à la trappe, la société s’est naturalisée. Pour se rendre imperméable et mener en toute discrétion cette guerre contre la révolution.

Là où le social s’installe, la séparation s’accroît. C’est tout l’objectif du lien social, brisé ce qui lui préexistait. Séparer toutes les formes d’existence située antérieures en les unissant de telle manière qu’il n’est plus possible de les éprouver hors de l’ordre. « Alors que dans la communauté, les hommes restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison » (Ferdinand Tönnies dans Communauté et société : catégories fondamentales de la sociologie pure). Par la suite Tönnies affirme que la société a toujours été une société marchande. Le véritable synonyme du terme société (du latin societas) est entreprise. Ce fondement date de la Rome antique. Les sciences sociales, dont la sociologie et l’anthropologie sont les grandes représentantes, ont réussi à mettre en équivalence la société et la communauté. Tout cela pour introduire de l’économie dans la texture de la vie. L’incision économique configure l’intérêt comme rapport absolu et naturel à toute forme de vie. De ce fait, la société n’est qu’affaire d’économie, que cela soit pour la vie, la politique et les choses. Sa langue est une langue profondément économique. Ses mots et ses affects sont pris dans un rapport ostensible à l’économie. « Il y a, chose étrange à penser, un mépris de la mort et un courage plus abject et plus méprisable que la crainte : c’est celui des marchands et de tous ceux qui consacrent leur vie à faire de l’argent » (Giacomo Leopardi, Pensées). La marchandisation de son existence est un facteur essentiel de la société. D’où l’importance de briller en société, ce qui équivaut à faire de la thune, à accroître son capital symbolique et toutes les autres choses d’ordres économiques.

La société est la forme positive de l’État. Elle reprend la même forme que le Léviathan de Hobbes, cette entité supérieure qui agrège toutes les individualités. Néanmoins, il y a une nette différence en termes de ruse, la société opère par son infantilisation permanente des êtres. Le champ d’opération de la société consiste à détruire méticuleusement tout lien, en d’autres termes détruire tout plan d’âme pour réduite toute existence à une individualité. Un individu consiste à être une entité opaque, qui refuse tout contact direct avec le monde. Cela a une conséquence morbide, cette entité devient un peu plus étrangère à soi et aux autres. Sortir de cette entité opaque demande une autre écoute, une autre sensibilité, qui ne rentre pas dans le rapport de la société, qui se lie avec autre chose, certainement avec le geste communiste. Ce geste tient dans la profondeur de la localité singulière. Le lien qui se joue réside dans le corps. Il se situe de son centre à un autre centre, c’est trouver une consonance des corps, c’est ainsi que quelque chose de sensible s’éprouve. Ce geste est l’appel de l’âme, en somme. La vertu du lien procède à la condition de l’âme. C’est cela qui terrifie la société et de surcroît l’Occident.

La période que nous subissons de plein fouet met en perspective les deux dimensions du pouvoir : la forme autoritaire incarnée dans l’État et la forme démocratique perfide du soin de nous incarnée dans la société. Si certains sont obnubilés par la forme autoritaire qui ne cesse de se reconfigurer et de s’accentuer par la gouvernance, ce serait certainement une erreur d’oublier l’autre dimension qui influe plus qu’on pourrait le croire sur la forme autoritaire. L’open society des néolibéraux a permis de lisser le réel, de rendre la densité du monde abstraite. Pour ce faire, il a fallu une pénétration de la sphère publique dans la sphère privée, grandement mise en scène par l’appareillage technologique du pouvoir environnemental. La rationalisation des rapports des citoyens démocratiques est conditionnée par le contrôle. La densité du contrôle d’une population configure les rapports sociaux, élargit le caractère essentiel de ses rapports, qu’est le flicage. « La vie sociale qui fait haïr les hommes » (Giacomo Leopardi, Pensées). À force que le social soit partout à atrophier nos liens, à surveiller et à contrôler nos conduites, nos sensibilités en prennent un coup. Elles sont prises par l’aigreur, le cynisme, la peur totale de l’altérité. Et quand elles pensent aux autres, elles ne regardent que son intérêt personnel. Tous les petits gestes de distinction sociale, de soi-disant protections, ne protègent pas le corps, mais ne protègent que le grand corps social. Le pouvoir de la société est de se rendre invisible, elle se joue dans les normes, dans les revendications, dans la bienveillance aux autres.

Tenir à la société, même inconsciemment, c’est tenir à la contre-révolution. Tel est le rôle de la gauche dans cette sordide histoire. La gauche s’identifie toujours à la société, elle a les mêmes caractéristiques : empêcher qu’une révolution s’éprouve. Aujourd’hui, la gauche ou plutôt la néo-gauche se constitue sur un large spectre. On y trouve les militants réformistes, les écolos politicards, les militants de l’autodéfense sanitaire en passant par les écrivains-journalistes insurrectionnalistes. Les plus « radicaux » sont devenus une nouvelle fois l’avant-garde inconsciente du capital, par leur positionnement biopolitique et anti-conspirationniste. Cette néo-gauche rejoue toujours sa fonction historique d’être la zone tampon, accumuler des sous-couches d’opacité pour canaliser les forces historiques, afin de nourrir la forme autoritaire, pour justifier la présence de leur petit pouvoir sur les gouvernés. Tant que la gauche sera opérationnelle, le fascisme sera lui aussi opérationnel, car les deux sont liées. La seule sortie possible de cette dialectique se jouera dans la rue, sur un seuil de contact. Cela ne sera pas du fruit d’un quelconque mouvement social, mais par un mouvement de dissociation sociale, donc par un mouvement bienheureusement impur. Il faut dire que la sincérité révolutionnaire n’est pas là où le pense les radicaux, elle se trouve au près fond de l’âme des citoyens floués et apolitiques. Et ça, le pouvoir l’a bien compris, c’est ce qu’il redoute de plus : la sauvagerie du citoyen floué.

Ezra Riquelme

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