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Le narcissisme, un Moi liquidateur

« Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! »
Arthur Rimbaud, Lettre du voyant

Le désastre continue inlassablement son ravage sur les formes de vie humaines et non-humaines, détruisant par la même occasion la matérialité de l’existence de pluralité de ces formes de vie. Le désastre n’est pas simplement le produit d’un système économique et politique d’exploitation, mais résulte d’une façon d’habiter le monde. La question révolutionnaire exige d’être aussi poser dans des termes anthropologiques. Car le désastre émane d’une forme de vie : celle de la vie métropolitaine occidentale qui vampirise la presque totalité de la planète, et espère en vampiriser d’autres. Il faut alors regarder dans ses entrailles pour y voir la texture de ce qui l’anime. Ce que l’on trouve de bien sordide est le narcissisme, ce Moi liquidateur animé par ce désir insatiable d’accaparement et de destruction.

Les différentes versions du mythe de Narcisse ont travaillé et infusé la pensée occidentale, le narcissisme a pris forme dans le sujet. Descartes en premier, suivi de Kant, de Sade et de Schopenhauer. Le sujet séparé du monde devient cette forme de l’extraterrestre, dans laquelle le sujet est le centre de tout et tout est de lui. L’autonomie du sujet est le stade où le Moi séparé se referme et devient une volonté de puissance atrophiée. De cette atrophie née du rejet de l’extérieur, de l’altérité, en somme du monde, devient elle-même le cœur du sujet, ce qui va le mener au désastre en cours. Avec l’arrivé de la psychanalyse et de Freud, le narcissisme est pathologisé. Freud définit dans un premier temps ce terme par la caractérisation d’une personne à être « amoureux de soi-même et de son corps ». Dans un second temps, en 1910, dans son texte concernant Léonard de Vinci, le narcissisme y apparaît comme une « perversion » de type libidinale. Plus tard, Freud désigne le narcissisme comme le contenant du « moi en tant qu’objet libidinal ». Pour introduire le narcissisme (Freud, 1914) distingue deux formes de narcissisme : le narcissisme primaire est celui de l’enfant qui se prend comme objet d’amour avant de choisir un objet extérieur ; le narcissisme secondaire correspond au stade du narcissisme où l’investissement retiré de l’objet revient au moi. Ce stade n’est pas seulement un moment régressif, mais la fondation d’une structure permanente ou le narcissisme s’embranche sur la libido et recherche une stabilité impossible du Moi.

Le lien du pervers narcissique avec la logique capitaliste est assez évident entre l’exacerbation de la concurrence, la froideur, l’égoïsme dans toutes les sphères de la vie et le manque d’empathie.

L’appareillage technologique nous façonne tous au quotidien, mais il façonne de manière viscérale l’enfant. Il transforme la manière dont l’enfant appréhende le monde, façonne sa sensibilité par l’expérience permanente d’une crise de la présence. Par ce biais, l’appareillage technologique devient le seul moyen d’interagir avec le monde, laissant l’enfant devenir un moi fragile. L’absence est au centre de son monde structuré par un écosystème virtuel qu’il a entre les mains. Si bien que cet environnement accentue l’exaltation du narcissisme. L’adulte n’y échappe pas non plus. On a juste à regarder comment les réseaux sociaux et autres sites de rencontre façonnent nos manières de se rapporter à soi et aux autres. « La perte dans le soi, cette stase où l’on s’est perdu aux sens en perdant son sens, est désormais la perte de la faculté de se voir (de se reconnaître) comme corporéité en mouvement » (Giorgio Cesarano, Manuel de Survie). L’enjeu de ces dispositifs libidinux sont évidemment le culte du Moi, afin de créer l’auto-insatisfaction qui fournit de l’essence au moteur du narcissisme. C’est le cas par exemple des hétéros qui traquent une « liaison amoureuse » sur ces applis de rencontre, obligés de payer pour espérer baiser, la frustration monte après chaque échec et son Moi valorise son impuissance. De même pour ces femmes regardant à chaque instant d’ennui les corps d’actrices, de mannequins et autres instagrameuses, toutes ces représentations travaillent son être et le Moi se nourrit de l’impuissance éprouvée par le malheur de la représentation. Être tellement étranger à soi-même qu’il ne reste plus comme horizon que de devenir un simulacre. Car « Moi, je veux et je peux », est la force intrinsèque du capitalisme, par sa capacité à brancher en continue l’économie libidinale aux êtres. Tout être devenue individualité est un accro à la frustration puisque que son Moi est plus important que son je.

La domination du capital concorde avec une manière de vivre pleinement accomplie dans la forme de vie américaine. L’American way of life, le manathanisme sont les autres noms de cette forme de vie élaborée comme l’exaltation de toutes les logiques occidentales, poussées toujours plus loin. Le narcissisme est glorifié comme la seule façon d’accomplir sa vie sous l’étoile du berger : le capital. Les caractéristiques essentielles de cette forme de vie peut se réduire ainsi : promotion du Moi comme une entreprise au moyen de représentations séductrices, accaparement de toute altérité, puis liquidation de son altérité, promotion de son Moi authentique sur les dépouilles des je de l’altérité. Si la séduction est une tactique de corruption de l’autre, il est néanmoins nécessaire d’affirmer que la séduction représente la maîtrise du pouvoir symbolique du réel, c’est-à-dire séduire est la capture de l’autre par une emprise symbolique des normes de la composition du réel. Face à la séduction si chère au prédateur, il y a la complicité comme dirait un ami. La complicité comme jeu de consonance entre les âmes.

Les groupes, les collectifs, et autres communautés terribles sont des alternatives pour le Moi liquidateur, de régner sur une autre quantité de personnes. Le Moi narcissique du chef prend l’aspect du « Nous » qui s’affirme comme position politique. Le chef a la tâche de gérer les liens affectifs qui constituent sa cour. Ainsi, le Moi narcissique cherche inlassablement à organiser pour tenir son ordre sur sa communauté terrible. Toutes les formes de je seront donc exclues, vues pour l’ordre comme la potentialité de sa propre fin. En même temps, la paranoïa du chef circule dans chacun des membres de la communauté et chasse toute dimension éthique. Et quand, l’inévitable inconsistance est visible par tous, il faut recourir à d’autres méthodes. Chercher une autre manière d’établir l’organisation de la communauté et cela passe par le mode institutionnel. Il permet au chef de se rendre invisible, d’instituer son narcissisme dans une structure ou les je sont tout de suite évincés.

Il est nécessaire de définir ce je et à quoi donc je se réfère-t-il ? À quelque chose de très singulier, qui est exclusivement existentiel : je se réfère à la forme de vie qu’il éprouve, et il en désigne sa localité. Ce terme ne peut qu’être mettre en jeu sa singularité toujours quelconque pour faire l’expérience du monde. « J’ai le droit de dire « je » parce que j’ai fait en sorte en tout, toujours, que ce « je » soit le tien autant que le mien » (Dionys Mascolo, Carnets, Lignes 1998/1, n°33). La véritable forme du je implique un autre. Où peut se jouer un plan de consonance, qui exprime la pleine reconnaissance de la singularité de l’un à l’autre comme le partage d’une expérience traduisible. En conséquence de quoi se vit une amitié rendant possible la naissance d’un esprit. L’esprit est le partage d’une pensée pleinement accomplie en un et en l’autre. Toute amitié rend accessible à la pensée une expérience de la vérité non altérée.

Louis René

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