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Conspirations et imaginaire libéral

« Mais d’une manière ou d’une autre, la foi consensuelle continue de jouer à travers tout cela, en faisant retentir sa monotone note d’indignation anti-populiste, même lorsque le soleil de gauche se couche et que la nuit de la droite tombe. »
Thomas Frank, The People, No: A Brief History of Anti-Populism

En 1975, le magazine Playboy envoya le romancier Mordecai Richler interviewer Mae Brussell à son domicile californien de Carmel. Brussell était l’animatrice d’une émission de radio populaire appelée Dialogue: Conspiracy. Elle publiait également un bulletin d’information, audacieusement intitulé The Realist, sauvé de la faillite grâce à la générosité financière de John Lennon. Sceptique quant à la version officielle de l’assassinat de John F. Kennedy, elle avait épluché les vingt-six volumes du rapport de la Commission Warren à la recherche d’incohérences et d’indices et n’était pas revenue les mains vides. L’assassinat, avait-elle conclu, faisait partie d’un vaste complot fasciste visant à prendre le contrôle de l’Amérique, et elle avait l’intention de le dévoiler. Au fil des ans, elle commenta l’actualité de l’époque – l’enlèvement de Patricia Hearst, l’incident de Chappaquiddick – dans laquelle elle décelait les épisodes d’un même complot d’envergure mondiale. Richler n’en fut pas impressionné :

« Charles Manson, ostensiblement ignoble, était en fait une victime – un agent involontaire du renseignement militaire, programmé pour tuer. D’un autre côté, une analyse du Communist master music plan révèle une arme inconnue jusqu’alors, appelée “menticide”, concoctée par le KGB pour provoquer le suicide de l’esprit, rendant une génération de jeunes Américains fous. D’où les Beatles. Lee Harvey Oswald ne possédait pas de fusil, tirait comme un manche et était un officier du renseignement américain. Comme Dick Nixon. Le culte de l’œil de la Providence, qui cherche à anéantir l’idéal chrétien en Amérique, compte parmi ses soutiens secrets les anciens présidents de l’Inde et de Paramount Pictures, ainsi que Robert McNamara. La raison pour laquelle les soi-disant dirigeants des États-nations du monde peuvent joyeusement s’adonner aux tranquillisants, à l’alcool et à la sodomie est qu’ils ne sont que des marionnettes-prostituées contrôlées par les véritables dirigeants du monde, “la minorité syphilitique juive” »1.

Un demi-siècle plus tard, l’intrigue reste inchangée. Ce que Mae Brussell a vu derrière la façade de la politique quotidienne n’est pas très différent de ce que Jacob Chansley, le « Q Shaman » du 6 janvier, pense qu’il se passe dans les cloaques de « l’État profond ». Pourtant, de marginal qu’il était, le phénomène est devenu culturellement dominant. Les bulletins d’information confidentiels et les émissions de radio locales ont laissé la place aux mastodontes de l’information en ligne et aux organes de presse multimillionnaires, tandis que des milliardaires conservateurs aux poches profondes ont remplacé John Lennon. Et lorsque The Atlantic envoie un rédacteur rendre compte d’une convention QAnon, il est peu probable que le résultat finisse dans une anthologie de l’humour.

On considère d’habitude les théories du complot comme une menace pour la démocratie libérale et un trait caractéristique de l’esprit populiste. Bromure en vente libre pour les angoisses libérales, l’essai classique de Richard Hofstadter sur le « style paranoïaque » en politique a récemment été réédité dans le panthéon littéraire de la Library of America. Il offre une perspective réconfortante qui fait du populisme conspirationniste non pas un mouvement déclenché par les circonstances historiques, mais une forma mentis pathologique : une sorte de mentalité cavernicole propre à ceux qui ne se sont jamais aventurés hors de la grotte platonicienne et qui ont besoin d’une rééducation philosophique – analytique, s’il vous plaît – avant d’être autorisés à se promener dans la polis. Le rejet des théories du complot en tant que symptôme d’une menace idéologique a été un élément permanent de la théorie politique libérale.

Pourtant, Mae Brussell était une libérale et une progressiste. Et la critique qui fait du populisme une attitude paranoïaque incompatible avec la démocratie libérale est une invention relativement récente qui ne s’est concrétisée qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, l’idée de conspiration faisait partie intégrante de l’imaginaire libéral. Tout au long du XIXe siècle, les libéraux ont fait commerce de théories du complot et se sont appuyés sur des visions conspirationnistes de l’État lorsqu’ils étaient dans l’opposition – un répertoire qu’ils n’ont aucun mal à dépoussiérer, comme au lendemain de 2016.

Ce n’est que lorsqu’ils se sont installés au centre de la politique américaine et se sont considérés comme les gardiens des institutions démocratiques que les libéraux ont rejeté l’idée de conspiration comme une vision erronée de la société et de l’État. Ce n’est pas une coïncidence si l’expression « théorie du complot » est devenue un terme d’opprobre dans les années d’après-guerre, lorsque les visions néolibérales de la société comme ordre spontané reposant sur des mécanismes de coordination décentralisés ont commencé à s’imposer. Même à cette époque, cependant, les Cold War liberals restaient sélectifs dans leur inventaire : si les théories du complot étaient grotesques dans les sociétés démocratiques, elles offraient au contraire une explication fiable du totalitarisme. De là une attitude schizophrénique qui consistait à discréditer les critiques du libéralisme sous prétexte de « complotisme » tout en adoptant une « théorie du complot » pour expliquer les sociétés totalitaires. Pour le dire avec Edward Shils, on pouvait faire confiance aux libéraux pour leur « vigilance sobre et professionnelle à l’égard des conspirations vraiment dangereuses », tandis que les hordes plébéiennes étaient trop enclines à « une inquiétude excitée, obsessionnelle, à propos de la conspiration »2. En matière de paranoïa, les libéraux font mieux.

Dans la mesure où ils étaient imprégnés de culture classique, les révolutionnaires du XVIIIe siècle étaient familiers des conspirations. Jusqu’aux premières années du siècle, le Bellum Catilinae de Salluste constituait une référence rhétorique incontournable de l’historiographie politique. Le monde classique, et plus encore son renouveau à la Renaissance, étaient des univers conspirationnistes, comme le soulignera plus tard le libéral Jacob Burckhardt en ouvrant son magnum opus par une liste macabre de complots meurtriers. Fait récurrent de la vie politique, les conspirations avaient un « caractère objectif »3.

La pilule rouge du libéralisme

Il n’est donc pas étonnant que les visions conspirationnistes de la politique aient joué un rôle majeur dans les bouleversements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. Les révolutions américaine et française ont eu lieu dans une atmosphère où régnait la peur des complots. Ces craintes, à leur tour, ont orienté les décisions politiques et constitutionnelles. La nécessité d’empêcher les minorités actives d’opprimer la majorité et de contrôler « la violence des factions » était au cœur des débats autour de la constitution américaine, les Pères fondateurs cherchant à s’assurer que le nouveau système constitutionnel fonctionne de manière à neutraliser toute « cabale », comme l’a écrit James Madison dans The Federalist4. Les révolutionnaires américains et français craignaient que les régimes fragiles qu’ils avaient établis ne soient la proie de sombres desseins visant à restaurer la monarchie. Selon les mots de George Washington, les Pères fondateurs s’inquiétaient de l’existence d’un « plan régulier et systématique » de Londres visant à les réduire en esclavage5 ; les craintes que la couronne britannique ne cherche à saper l’indépendance que l’Amérique lui avait à peine arrachée se sont poursuivies après sa proclamation formelle. En 1789, leurs homologues français vivaient dans la crainte de complots de vengeance ourdis par la noblesse émigrée. Ces craintes donnent lieu à des mouvements diffus de panique dans les campagnes, où les paysans sont convaincus que des hordes de bandits, agissant sur ordre d’une aristocratie vengeresse, sont sur le point de descendre dans les provinces et d’y faire des ravages6.

Un lieu commun de l’historiographie libérale est que, au cours du XIXe siècle, l’idée de conspiration a vu sa pertinence et sa légitimité diminuer progressivement pour ne survive que chez les contre-révolutionnaires et les radicaux. Comme l’écrit Shils, « la peur du secret et de la conspiration n’a en aucun cas été confinée aux conservateurs extrémistes. On la retrouve formulée de manière encore plus élaborée chez les extrémistes du progrès »7. Par hypothèse, si les extrémistes convergent dans leur adhésion aux théories du complot, les libéraux sont quant à eux immunisés contre ces croyances.

Il est vrai que, contrairement à leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle, les libéraux du XIXe siècle ont souvent rejeté la notion de conspiration. Pour les collaborateurs du Dictionnaire politique français publié en 1842, c’était « une entreprise insensée que de conspirer à une époque où la presse est plus ou moins libre et où les gouvernements ont à leur disposition des budgets énormes, des armées immenses, le télégraphe, les services postaux et l’omniprésente bande de délateurs. Toutes les conspirations modernes ont ainsi échoué »8. Plus tôt, en 1821, c’est une icône du libéralisme, François Guizot, qui aborde la question dans un opuscule intitulé Des conspirations et de la justice politique. Pour lui, les conspirations ne sont qu’un mauvais nom que les gouvernements répressifs donnent aux griefs que leurs politiques injustes provoquent. Elles sont avant tout une invention, « une histoire qu’on raconte »9. Seuls les plus crédules s’y laissent prendre. Mais l’antithèse entre les principes du libéralisme et les conspirations a trouvé une illustration plus éloquente encore dans le jugement d’Alexis de Tocqueville selon lequel la liberté d’association illimitée qui régnait en Amérique ôtait aux conspirations toute raison d’être10.

Il n’empêche que la reconstruction historique qu’offre Shils est très partielle et reflète des préoccupations qui n’ont émergé que dans la seconde moitié du vingtième siècle. La réalité est que l’idée de complot a été constitutive de l’imaginaire politique libéral. C’est un radical – Karl Marx – qui a proposé la réfutation la plus forte des explications historiques reposant sur l’idée de conspiration. Et c’est un libéral – Maurice Joly – qui a proposé ce qui s’est avéré être le modèle des théories modernes du complot, avec des conséquences considérables et funestes. Le contraste ne pourrait être plus grand, car tous deux s’intéressent au même événement : le coup d’État du 2 décembre 1851, qui permet à Louis-Napoléon Bonaparte de se maintenir au pouvoir à la fin de son mandat, de dissoudre l’Assemblée nationale et de rétablir l’Empire. Si le coup d’État présente toutes les caractéristiques d’une conspiration – il est accompagné d’une société secrète qui fournit une armée de réserve, la Société du Dix-Décembre –, il était attendu depuis des mois et a fait parler de lui avant d’être mis en œuvre. Pour Marx, la conspiration de Bonaparte n’était qu’une tentative grotesque de donner un certain éclat historique à une transformation sociale inéluctable : « Si jamais un événement a, bien avant son avènement, projeté son ombre devant lui, c’est bien le coup d’État de Bonaparte… Il en était tellement obsédé qu’il ne cessait de le trahir et de l’ébruiter… S’il a réussi, il a réussi malgré son indiscrétion et avec sa prescience, résultat nécessaire, inévitable, du développement antérieur »11.

De même, la Société du Dix-Décembre n’était qu’une parodie de société secrète. Loin d’être un groupe de maîtres marionnettistes dont l’intelligence supérieure et la clairvoyance les plaçaient au-dessus des masses qu’ils manipulaient pour qu’elles exécutent leurs plans, les membres de la Société étaient une armée disparate « de vagabonds, de soldats réformés, de forçats sortis du bagne, de galériens en rupture de ban, de filous, de charlatans, de lazzaroni, de pickpockets, d’escamoteurs, de joueurs, de souteneurs, de tenanciers de bordels, de portefaix, d’écrivassiers, de joueurs d’orgues, de chiffonniers, de rémouleurs, de rétameurs, de mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la bohème. » S’il y a eu complot, ce n’était que sous la forme du kitsch qui habillait une évolution politique requise par les structures économiques changeantes de la société française.

Maurice Joly voyait les choses différemment. Avocat combatif, qui s’opposa au régime et participa aux efforts d’instauration d’un gouvernement républicain après la chute de Bonaparte, Joly est l’auteur d’un pamphlet offrant une critique à peine voilée du Troisième Empire12. Publié anonymement en Belgique en 1864, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu met en scène une conversation entre l’aristocrate libéral et le secrétaire florentin dans laquelle ce dernier se fait le porte-parole du « césarisme » de Bonaparte. Alors que Montesquieu faisait l’éloge des institutions libérales modernes comme rempart contre la tyrannie, Machiavel suggérait que l’on ne pouvait pas faire confiance aux individus pour exercer leur liberté avec sagesse. Selon Machiavel, pour éviter le chaos social, il faut contourner les institutions – manipuler l’opinion publique, mettre en scène le pluralisme tout en contrôlant la presse, encourager une opposition docile tout en écrasant l’opposition réelle, utiliser le pouvoir économique pour atteindre ses objectifs tout en respectant les formalités de l’État de droit et de la procédure parlementaire13. Derrière la façade libérale du régime se cachait un État profond qui maintenait les citoyens dans un théâtre d’illusions. Joly dénonçait un monde de false flag et de crisis actors.

Cette critique de Bonaparte valut à Joly la prison et l’admiration des libéraux – mais aussi des admirateurs posthumes : en 1921, on découvrit que le Dialogue était le modèle sur lequel le ou les auteurs anonymes des Protocoles des Sages de Sion avaient basé leur faux14. Le modèle de la théorie du complot la plus notoire du XXe siècle et de nombreuses variations ultérieures sur ce thème était une critique libérale du césarisme qui allait faire sentir ses répercussions sur la longue durée.
Que les libéraux du XIXe siècle aient fréquemment recouru à l’idée de conspiration et n’aient pas hésité à l’utiliser comme arme politique ne devrait pas surprendre : ils ne faisaient que renverser une accusation souvent portée contre eux puisqu’ils étaient « dénoncés comme une conspiration internationale contre les souverains légitimes »15. Metternich était en effet obsédé par l’idée d’une internationale jacobine, et la Commission de Mayence, créée pour surveiller l’agitation libérale, a sans doute exagéré le niveau de coordination qui existait entre les divers groupes révolutionnaires européens. Il n’en reste pas moins que le libéralisme du XIXe siècle a pris forme dans un contexte riche en conspirations réelles ou imaginaires. Les mouvements carbonaristes comptent souvent des membres qui appartiennent à plusieurs cellules, ou qui entretiennent des liens étroits avec les loges maçonniques. Lafayette, ami de la Révolution américaine, était considéré comme le meneur d’un réseau de conspirateurs et avait lui-même fomenté des coups d’État et des opérations commando à plusieurs reprises. En août 1820, les autorités françaises le soupçonnent d’être au centre d’un complot visant à recruter des soldats et à ne créer rien de moins qu’une « armée secrète de jeunes républicains » pour faire tomber la monarchie française16.

Dans ce contexte, la littérature qui rejetait la notion de conspiration doit être prise cum grano salis. Le Dictionnaire politique avait beau présenter les conspirations comme une entreprise obsolète dans laquelle seuls des imbéciles pouvaient se lancer, son principal rédacteur, Étienne Garnier-Pagès, était lui-même un Carbonaro, un conspirateur républicain qui avoua plus tard qu’il avait « appris à parler publiquement dans les sociétés secrètes »17. Cela n’avait rien de paradoxal : il était parfaitement compréhensible que des individus soupçonnés de conspiration par les autorités de l’État en minimisent publiquement l’importance – après tout, c’est exactement ce qu’avait fait Machiavel dans son célèbre chapitre des Discorsi qui traitait des conspirations.
Plus important encore, nier la possibilité même des conspirations à l’époque moderne permettait aux libéraux d’avancer un argument opposé : si l’État moderne, avec son puissant appareil administratif et sa police capillaire du territoire, rendait les conspirations impossibles, la seule entité encore capable de conspirer était de fait l’État lui-même. Avant même de devenir le fondement de la théorie du complot de Joly, cette idée d’un État conspirateur – pour ne pas dire d’un deep state – était déjà au cœur des efforts que les libéraux déployaient pour démanteler les vestiges de l’État monarchique. Le 21 juin 1821, dans un discours prononcé à la Chambre des députés, Benjamin Constant attribuait les conspirations au travail louche des agents de police et à l’existence d’un gouvernement secret18. La version la plus articulée de cet argument, cependant, a été avancée par nul autre que Guizot. Son opuscule de 1821 sur les conspirations fut écrit en grande partie pour soutenir la défense juridique des Carbonari arrêtés après les soulèvements de 1820 et accusés de conspirer contre l’État19. Guizot cherchait à mettre à nu les fondements juridiques fragiles de telles accusations. Il savait parfaitement que les conspirations existaient, mais son objectif était de retourner la situation contre les autorités : s’il existe bel et bien des complots, ils ne sont que le résultat de politiques iniques et d’un gouvernement inefficace, dont les maladresses et les injustices offrent un motif d’agir à ceux qui sont enclins à conspirer.

Or, poursuit Guizot, cette présomption en entraîne une autre : « Inhabile, le pouvoir est poltron. Poltron, il est violent. Poussé de l’inhabileté à la peur, et de la peur à la violence, il n’a de ressource que dans l’iniquité. Les complots lui sont nécessaires, et pour légitimer ses craintes, et pour lui procurer, par le châtiment, la force que lui ont fait perdre ses fautes »20. Ce n’est pas seulement que le mauvais gouvernement génère des griefs ; en utilisant tous les instruments législatifs et policiers à sa disposition, il fait artificiellement apparaître une menace imaginaire qui nécessite une intervention musclée. Comme le résume succinctement Guizot, « Ainsi se font les conspirations quand la politique impuissante a besoin d’envahir la justice pour se défendre contre le mal qu’elle fait ou n’a pas su guérir »21.

Guizot fournit par ailleurs une analyse détaillée de la rhétorique juridique utilisée par le gouvernement dans la répression des complots. La question épineuse soulevée par les conspirations déjouées était qu’aucun crime matériel n’avait été commis. Les complots sont par définition une « réalité intellectuelle » plus qu’une entreprise politique concrète22. Pour établir l’existence d’intentions conspiratrices, les autorités de l’État devaient rassembler des éléments disparates et les composer de façon à évoquer l’idée d’un complot : « Le crime, conspiration ou autre, ne s’étant point résumé en un fait complet et certain, les éléments en sont, pour ainsi dire, épars ; ils résident dans une multitude de circonstances plus ou moins indifférentes par elles-mêmes, visites, réunions, paroles, lettres obscures, etc., où le pouvoir qui poursuit est obligé d’aller les chercher »23.
En l’absence de faits spécifiques, les autorités recouraient à une catégorie juridique ad hoc : les « faits généraux », censés fournir les preuves manquantes. Les causes génériques, le mécontentement social de certaines couches de la population, les opinions politiques, les critiques du gouvernement exprimées en public sans y prendre garde, les coïncidences sans rapport avec les actions individuelles, les analogies avec d’autres complots deviennent autant d’éléments qui permettent de dresser le portrait d’une vaste conspiration traversant toute la société. Le complot explique tout et rien ne lui est étranger. L’accusation parvient « à composer quelque chose qui puisse frapper l’imagination du public, qui, dans un dédale plein de confusion et d’obscurité, fasse entrevoir le crime, bien que dépourvu de formes individuelles et précises »24.
Si la rhétorique juridique s’avérait insuffisante, les autorités pouvaient aller jusqu’à fomenter des complots en utilisant des espions et des « agents provocateurs » dont le rôle était de piéger les opposants crédules en les encourageant à exprimer ouvertement leur hostilité envers le gouvernement. Ce que Joseph Conrad appelait « la trame serrée des relations entre les conspirateurs et la police »25 était une caractéristique principale du monde dans lequel le libéralisme moderne s’est formé. Les libéraux avaient certainement de bonnes raisons d’être paranoïaques à l’égard de l’État : une fois au pouvoir, certains n’avaient aucun scrupule à utiliser les mêmes armes que celles qui avaient été utilisées contre eux. Après avoir été nommé ministre de l’Intérieur en 1830, Guizot réprima les républicains radicaux en utilisant l’arsenal juridique qu’il avait critiqué en 1821. Et pour illustrer le peu de fiabilité des documents officiels en tant que sources historiques dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Marc Bloch n’a pas trouvé de meilleur exemple que l’un des héros de la révolution libérale de 1830, Adolphe Thiers, qui, une fois chargé des affaires intérieures, avait demandé aux gouverneurs régionaux de fournir des documents étayant l’hypothèse « d’un vaste complot embrassant la France entière »26.
Bref, les conspirations étaient une fiction juridique et rhétorique qui masquait un véritable complot émanant de l’État. L’idée selon laquelle les théories du complot cachent un véritable contre-complot aura une longue carrière et alimentera les principales interprétations historiques du phénomène conspirationniste27. Même si les libéraux du XXe siècle l’ont détournée à leur profit, il s’agit d’une idée profondément ancrée dans le développement historique du libéralisme. Il n’est donc pas surprenant qu’elle joue un rôle clé dans la théorie libérale du totalitarisme.

Les conspirations au grand jour

Ce n’est qu’après 1945 que l’idée de complot devient un terme d’opprobre politique dans le lexique libéral et désigne des fantasmes délirants. C’est à Karl Popper que l’on doit l’expression « théorie du complot ». Elle voit le jour en 1948, lors de deux conférences qui seront plus tard incorporées dans la deuxième édition de La société ouverte et ses ennemis28. La « théorie sociale du complot » désigne une théorie erronée de la vie sociale, dans laquelle tous les évènements pouvaient être ramenés aux intentions secrètes d’un collectif puissant et généralement invisible. Pour Popper, ce n’était là rien moins qu’une forme de superstition, semblable à la croyance selon laquelle les événements mondains reflètent des décisions divines. Les dieux avaient disparu, mais des forces peu recommandables avaient pris leur place – « les Sages de Sion ou… les monopolistes, ou les capitalistes, ou les impérialistes »29. La principale préoccupation de Popper concernait les questions épistémologiques soulevées par de telles explications et la méthodologie des sciences sociales, mais si l’on y regarde de plus près, ses développements sur la théorie du complot participaient aussi d’une réorientation du libéralisme au cours de l’après-guerre.

La plupart des commentateurs semblent avoir ignoré que la critique de Popper était nuancée. Elle impliquait que, dans des conditions spécifiques, les théories du complot pouvaient être des théories sociales valides. Popper ne prétendait pas que les complots n’existent pas, mais seulement qu’en règle générale, ils ne réussissent pas. Nous passons notre temps à coordonner nos actions avec d’autres afin de contrôler notre environnement social, et pourtant, quel que soit le pouvoir exercé par un individu ou un groupe, le degré de complexité de l’ordre social est tel que « rien ne se passe jamais comme prévu »30. Le complot raté, pour Popper, est le modèle de l’action sociale.

Derrière ces considérations épistémologiques, les enjeux politiques sont évidents. Les raisons pour lesquelles les complots échouent sont les mêmes qui expliquent la faillite de la planification sociale et économique : dans les deux cas, l’erreur est de supposer une maîtrise parfaite de l’environnement social et de toutes les chaînes de réaction complexes qui le traversent. Les sociétés libérales sont trop complexes, trop imprévisibles et trop opaques pour permettre un tel degré de contrôle et de manipulation. La tâche des sciences sociales n’est donc pas d’expliquer les événements en les ramenant à des entités invisibles, qu’il s’agisse des classes sociales ou des Sages de Sion, mais d’expliquer les « conséquences involontaires » des actions sociales : les régularités sociales telles que les institutions et les traditions que personne n’avait délibérément conçues et les événements tels que les guerres que personne n’avait voulues.

Rien ne prouve que Popper connaissait l’article du sociologue Robert Merton intitulé The Unanticipated Consequences of Purposive Social Action, publié en 1936. Il est en revanche certain qu’il s’inspirait d’un essai publié quelques années plus tôt par Friedrich Hayek, dans lequel l’économiste autrichien développait sa vision de la société comme un ordre spontané, dont l’étude devrait exclusivement porter sur « les résultats involontaires ou imprévus des actions de nombreux individus »31. Popper a reconnu plus tard les origines nettement viennoises de ses idées sur la question32.

Mais à côté de l’orientation néolibérale des essais de Popper, il convient de relever un deuxième élément : si les théories du complot ne sauraient expliquer les faits sociaux, cela n’est vrai que pour les sociétés libérales. Ailleurs, ces théories peuvent avoir une grande force explicative lorsque ceux qui se croient victimes d’un complot arrivent au pouvoir33. Dans ce cas, tout se passe comme si le complot était vrai. Un mouvement politique fondé autour d’une théorie du complot tend à s’organiser de façon mimétique, comme contre-complot ; il développe par conséquent tous les attributs de l’ennemi imaginaire qu’il entend combattre. Dans une société où un tel mouvement serait au pouvoir, la théorie du complot devient de fait efficace et valide, puisque tout y est le résultat de décisions prises par un centre tout-puissant exerçant une emprise totale et occulte sur la société. Si on a vu dans l’analyse de Popper une critique de la théorie du complot, on a généralement ignoré que cette critique allait de pair avec sa validation en tant que théorie sociale du totalitarisme. Dès lors, la théorie du complot devient un élément fondamental de l’idéologie libérale au cours de la Guerre froide.

L’idée n’est pas nouvelle et n’est pas entièrement celle de Popper. Elle avait d’abord été formulée par Alexandre Koyré dans un article publié après qu’il eut rejoint d’autres exilés français l’École Libre des Hautes Études, créée à New York sous les auspices de la New School for Social Research34. Ses « Réflexions sur le mensonge » expliquent l’émergence de sociétés totalitaires à partir de croyances conspirationnistes : un groupe social qui se croit visé par des ennemis puissants recourt à la tromperie pour se défendre. Il ment systématiquement et cache ses véritables intentions. Il se mue graduellement en une « société secrète » qui adopte toutes les caractéristiques d’une conspiration : la domination d’un groupe restreint, une culture de la suspicion, la coexistence d’une vérité officielle et d’une vérité connue seulement des initiés. Les régimes totalitaires ne sont donc « rien d’autre que de telles conspirations… des conspirations qui ont partiellement réussi : ils ont réussi à s’imposer dans leur propre pays, à s’emparer du pouvoir, à conquérir l’État. Mais ils n’ont pas réussi – pas encore – à atteindre leurs objectifs et, par conséquent, ils continuent à conspirer. » Dans une formule frappante, Koyré suggère que les régimes totalitaires ne sont rien d’autre que des « conspirations en plein jour »35.

« Réflexions sur le mensonge » est un texte plutôt unique dans l’abondante bibliographie de Koyré (à l’exception d’un autre article publié deux ans plus tard dans la revue Renaissance, « La cinquième colonne ».) L’essai, pratiquement muet sur ses sources, qui sont à chercher en réalité dans l’existentialisme chrétien de Nikolai Berdyaev, semble offrir un modèle anthropologique abstrait du phénomène totalitaire. Mais on ne peut exclure qu’il soit en partie inspiré par la biographie de sont auteur, Koyré étant en effet un carbonaro des temps modernes : ancien révolutionnaire socialiste pendant sa jeunesse en Russie, il avait travaillé pour les services de renseignement militaires français à Odessa en 1919, tout en agissant peut-être comme un agent double, voire triple, en sa qualité de commissaire bolchevik local chargé de la presse et de la propagande36.
L’article serait probablement resté obscur si Hannah Arendt ne l’avait pas discrètement repris dans Les Origines du totalitarisme37. Dans le texte d’Arendt, les mouvements totalitaires émergent du monde souterrain des parias et des révolutionnaires qui opèrent dans l’underground : Staline était issu de « l’appareil de conspiration » du parti bolchevique – celui que Koyré connaissait de l’intérieur – tandis que Hitler était entouré de « bohémiens armés »38. Les sociétés totalitaires « ne rappellent rien tant que certains traits marquants des sociétés secrètes »39. Ces similitudes sont « le résultat naturel de la fiction conspirationniste du totalitarisme, dont les organisations sont censées avoir été fondées pour contrer les sociétés secrètes – la société secrète des Juifs ou la société conspiratrice des Trotskystes ». Il en résulte une forme de causalité inverse – que Popper appelle « l’effet Œdipe » – dans laquelle la croyance en une conspiration inexistante déclenche une véritable contre-conspiration qui ressemble de plus en plus à celle qu’elle a combattue : en fin de compte, le régime nazi était une image miroir des Protocoles des sages de Sion40. Cela signifie qu’à l’inverse, les Protocoles offraient une théorie fiable de la société nazie. Il s’agissait bien d’une « théorie conspirationniste de la société », mais devenue soudain valide. Ce qui peut sembler à première vue être une entorse à l’argument de Popper était en réalité l’une de ses principales implications, reprise par tous les Cold War liberals, qui ont collectivement souscrit à la théorie même dont ils se sont exemptés.

Inutile de dire que cette position offrait de nombreux avantages, mais elle était aussi pleine de contradictions. Le principe de causalité inverse était à double tranchant et pouvait être indéfiniment retourné. « Le fantasme de la conspiration, écrit Shils, exige la réalité de la conspiration, de sorte qu’en fin de compte, le monde devient une zone dans laquelle opèrent deux conspirations »41. N’était-ce pas précisément ce qu’était la guerre froide ? Le Cold War liberalism était aux prises avec une conspiration mondiale qui exigeait toutes sortes de mesures symétriques. Comment pouvait-il éviter d’être victime du mécanisme pervers que Koyré avait identifié le premier ?

Le spectre des Bohémiens armés

Cette double contrainte, et l’attitude schizophrénique qui en a résulté, exigeait de formidables contorsions intellectuelles afin de faire la distinction entre les craintes fondées de conspiration totalitaire et le soupçon que l’État libéral n’était peut-être pas un ordre aussi spontané que Popper le prétendait. Edward Shils a excellé dans ces acrobaties. Écrit au plus fort de la guerre froide, The Torment of Secrecy (1956) se présente comme une réaction à l’épisode McCarthy, qui avait montré comment les craintes de conspiration pouvaient dégénérer en une paranoïa dirigée contre l’élite libérale à laquelle Shils appartenait.

La solution de Shils consistait à faire la distinction entre une « vision réaliste et une vision irréaliste de la conspiration et du secret ». La première est « une vigilance professionnelle à l’égard des conspirations réellement dangereuses », tandis que la seconde n’est qu’une « inquiétude exaltée et obsessionnelle à propos de la conspiration et du secret », caractéristique du « paranoïaque politique »42. Certes, les arcana imperii et la raison d’État que les libéraux avaient combattus par le passé n’avaient pas disparu, mais ils étaient désormais entre de bonnes mains et représentaient un « mal nécessaire » confié à une élite de professionnels43.

Bien que la distinction semble arbitraire, le statut social constituait un critère implicite dans l’arbitrage de Shils. Alors qu’au dix-neuvième siècle, les théories du complot étaient l’apanage d’une aristocratie mécontente d’une révolution qui l’avait privée de ses prérogatives, la « croissance de l’alphabétisation » et la « politisation de la population » qui en ont résulté ont fait de la pensée conspirationniste « la propriété des classes moyennes inférieures et des classes ouvrières prédisposées à un mode de pensée idéologique »44. Il est tentant d’entendre chez Shils les échos d’inquiétudes tocquevilliennes coriaces quant aux conséquences sociales de l’égalité politique, mais comme David Riesman l’a souligné, le portrait de la vie sociale en Amérique dressé par l’aristocrate français avait minimisé les dangers mêmes que Shils avait si clairement identifiés. Tocqueville n’avait pas vu que la liberté d’association illimitée qu’il considérait comme un rempart contre les conspirations était en fait un terrain propice aux théories du complot, en particulier aux théories antimaçonniques. Il avait « peu compris ce qu’Edward Shils […] appelait “le tourment du secret”, la peur de rester à l’extérieur, la peur de la conspiration, qui était déjà en 1831 un courant obscur de la vie américaine »45. Les libertés libérales ne permettaient pas seulement l’égalité politique, elles pouvaient aussi être menacées par celle-ci.
Le rôle des Protocoles dans l’explication du nazisme n’était qu’un aspect de ce que les Cold War liberals considéraient comme valable dans les théories du complot. L’autre aspect était une vision ambivalente de la démocratie, qui prenait la forme d’une identification troublante avec l’auteur du livre que les Protocoles avaient plagié, Maurice Joly. Dans les Dialogues, Joly avait proposé une formule dans laquelle les institutions formellement démocratiques n’étaient que la façade d’un régime césariste. Cette vision conspirationniste du gouvernement totalitaire ne pouvait pas être simplement rejetée, même si elle avait donné naissance à la plus grande théorie du complot du XXe siècle ; elle était indispensable pour étayer l’un des principes fondamentaux de la théorie politique libérale de l’après-guerre, à savoir le potentiel totalitaire de la démocratie. Le totalitarisme n’était-il pas, comme le suggérait Koyré, la transposition du conspirationnisme en tant que forme d’organisation sociale à « l’ère démocratique » et à la « civilisation de masse »46 ? Les théories du complot offraient non seulement une théorie du totalitarisme, mais aussi une théorie de la démocratie à l’ère des masses.

C’est en raison des opinions ambivalentes de Joly sur l’extension du suffrage politique, et non malgré elles, que les Cold War liberals l’ont reconnu comme l’un des leurs. Hans Speier, l’un des architectes de l’État sécuritaire de la guerre froide, a consacré un essai entier à Joly dans lequel il attribue à l’avocat du dix-neuvième siècle le mérite d’avoir anticipé « les développements politiques du vingtième siècle »47. Quelques années auparavant, l’historien Norman Cohn avait fait une remarque similaire dans son étude classique des mouvements millénaristes et avait suggéré que Joly avait « des idées qui restent valables lorsqu’elles sont appliquées à divers régimes autoritaires de notre époque ». C’est, poursuit-il, la raison pour laquelle « les Protocoles semblent souvent prévoir l’autoritarisme du vingtième siècle »48. Mais Speier allait plus loin et voyait en Joly quelqu’un qui avait également prévu les problèmes de la démocratie du vingtième siècle, qui étaient les mêmes. Il reconnaissait que Joly « était un libéral », mais « pas un démocrate »49. Cela se voulait un éloge, venant de quelqu’un qui était préoccupé par le potentiel subversif de la participation politique de masse50. Speier voyait en Joly une âme sœur qui avait « la peur du jacobinisme dans les os » et percevait « les dangers de la souveraineté populaire ainsi que l’abus du pouvoir par les ingénieurs sociaux »51. Si Joly s’est avéré être un ancêtre que les libéraux pouvaient revendiquer dans leur arbre généalogique, ce n’est pas tant parce qu’il avait fait de Montesquieu un défenseur des principes libéraux, mais parce qu’il avait attribué à Machiavel des vues qui étaient en partie les siennes et reflétaient l’anxiété que provoquait chez lui un supposé manque de fiabilité politique des classes inférieures52. Ce seul fait justifiait de l’élever au panthéon libéral, où il rejoignait d’autres géants du XIXe siècle préoccupés par l’extension du suffrage politique et leurs successeurs du XXe siècle. Le lecteur moderne, suggère Speier, « peut être amené à comparer la clairvoyance de Joly à celle d’Alexis Tocqueville ou de Jacob Burckhardt et son acuité satirique à celle du 1984 de George Orwell »53.

Les Cold War liberals considéraient qu’il existait un risque permanent d’évolutions autoritaires, qui n’était pas limité à des traditions idéologiques ou des mouvements historiques spécifiques. À leurs yeux, la démocratie totalitaire n’aurait pas constitué une telle menace si seuls les mouvements marginaux, tels que les babouvistes de Jacob Talmon ou leurs descendants, faisaient davantage confiance au peuple qu’aux assemblées élues54. Tout groupe social émergent qui ne se sentait pas représenté politiquement menaçait intrinsèquement de bouleverser le délicat équilibre des pouvoirs que la tradition libérale avait produit et de transformer la démocratie en son contraire. Il existait ainsi un point d’inflexion invisible au-delà duquel la promotion de l’égalité politique était vouée à l’échec et était censée devenir contre-productive (Moyn, à paraître).

Le concept de « populisme » a consacré ce principe tout en lui donnant une applicabilité universelle. Rétrospectivement, il est frappant de constater à quel point l’idée de la théorie du complot a été centrale dans l’émergence du populisme comme problème pour la théorie politique libérale. Même Isaiah Berlin, qui s’est avéré être sceptique quant à la possibilité de produire un concept unifié du populisme, voyait dans les croyances conspirationnistes un dénominateur commun possible des différents types de populisme : « Le peuple, c’est tout le monde en quelque sorte », suggérait-il, « et il y a certaines personnes qui se sont mises hors d’atteinte d’une certaine manière, soit en conspirant contre le peuple, soit en empêchant le peuple de se réaliser »55.
Le populisme constitue ainsi un phénomène qui existerait partout où le statu quo défendu par l’élite dirigeante est remis en question. Au milieu du XXe siècle, les libéraux ont renversé l’argument de Guizot : les théories de la conspiration ne reflétaient plus l’incapacité du gouvernement à satisfaire les demandes sociales, mais le ressentiment inné d’une population indigne de confiance qui ne veut pas accepter sa propre subordination dans un statu quo censé être bon en soi. Le populisme, écrit Shils, « existe partout où il y a une idéologie du ressentiment populaire contre l’ordre imposé à la société par une classe dirigeante différenciée et établie de longue date »56.

Dans l’imaginaire libéral, le totalitarisme est ainsi devenu le stade suprême du populisme, tandis que le populisme n’est rien d’autre que le totalitarisme in nuce. Ce qui les relie, c’est la capacité autoréalisatrice des théories du complot, le premier signe révélateur que les « bohémiens armés » d’Arendt sont peut-être sur le point de prendre d’assaut le parlement. La transformation du césarisme du dix-neuvième siècle en un danger permanent de la politique démocratique n’était pas donnée d’avance, et il fallut pour cela faire abstraction des contingences historiques du césarisme. Pour ce faire, les Cold War liberals se sont tournés vers la psychologie, embrassant au passage le réalisme étouffant qu’ils combattaient depuis le XIXe siècle et pour lequel une nature humaine déchue était un obstacle insurmontable au progrès social et politique.

Dans un séminaire de 1954 à Columbia, Franz Neumann a offert un premier exemple de ce à quoi pouvait ressembler une telle mise à jour contemporaine de Joly : s’inspirant de Freud, il y présentait les théories du complot comme un symptôme précoce d’une identification « césariste » entre les masses et un chef, qui transforme la détresse sociale en névrose de persécution57. Le passage de la sociologie à la psychologie n’était que le premier pas vers la transformation du phénomène populiste en catégorie transcendantale. Un an plus tard, The Age of Reform, l’un des ouvrages-maîtres de l’historien Richard Hofstadter, brossait un portrait du populisme dans lequel la paranoïa était devenue l’élément central : « Il y avait quelque chose dans l’imagination populiste, écrit-il, qui aimait le complot secret et la réunion conspirative »58. Le mouvement populiste était saisi par d’occasionnelles « folies psychiques qui se font passer pour des croisades morales », alors qu’il n’était rien d’autre que l’amplification d’un état clinique : « Il existe […] certains types de mouvements de dissidence populaire qui offrent des opportunités particulières aux agitateurs à tendance paranoïaque, capables de faire de leurs perturbations psychiques un atout professionnel »59. L’éruption à intervalles réguliers de formes de politique paranoïaque remarquablement similaires indiquerait ainsi l’existence d’un substrat psychologique qui s’exprimerait dans l’histoire tout en n’étant pas lui-même de nature historique : « il semble y avoir des thèmes persistants dans les agitations populaires de ce type », concluait Hofstadter, « qui transcendent les époques historiques particulières »60. Shils n’avait plus qu’à mettre la touche finale à cette transformation du populisme en phénomène atavique.
Devenu une lecture obligatoire pour tous les démystificateurs et les étudiants en théories du complot, le célèbre essai de Hofstadter de 1964 intitulé Le Style paranoïaque, Théories du complot et droite radicale en Amérique était une tentative de combler le hiatus entre une approche psychologique centrée sur les croyances conspirationnistes et un compte-rendu historique du populisme, même si, en fin de compte, Hofstadter n’est parvenu qu’à le recouvrir sous une couche de glose61. En tant qu’œuvre historiographique, il s’agit d’un texte souffrant de défauts congénitaux, et les critiques n’ont pas manqué d’exposer la fragilité de sa base documentaire62. La version du populisme que proposait Shils était certes pire63. Mais tout comme Shils, Hofstadter opérait dans le cadre de la théorie sociale de la guerre froide, et son but était précisément de déshistoriciser le populisme. La vogue dont il jouit encore soixante plus tard est un hommage au succès de l’opération.

Pourtant, on peut se demander si le résultat n’était pas simplement une forme supérieure, plus sophistiquée, de théorie du complot. Si la peur d’un ennemi puissant et invisible est la cause première de contre-conspirations qui n’étaient que trop réelles, la peur du populisme n’est pas foncièrement différente. En fin de compte, les Cold War liberals n’ont pu éviter d’être victimes du mécanisme pervers que Koyré avait décrit : l’antipopulisme s’est avéré être l’image miroir du maccarthysme, une forme de paranoïa d’élite qui s’est transformée en suspicion généralisée des revendications égalitaires. De même que Joseph McCarthy avait mené un combat chimérique contre ce qu’il imaginait être une conspiration massive déployant ses tentacules dans tous les coins et recoins du gouvernement fédéral, les libéraux voyaient dans le populisme une menace intemporelle tapie sous la surface tranquille d’une société de classe moyenne matériellement sûre, une entité immunisée contre les vicissitudes de l’histoire et menaçant les institutions dont ils étaient les gardiens autoproclamés.

Conclusion

Pris entre l’attrait d’un néolibéralisme émergent et le traumatisme du maccarthysme, les Cold War liberals ont fini dans une impasse : d’une part, chercher à créer une société plus égalitaire ou simplement à soulager la détresse sociale impliquait désormais un type de planification et d’ingénierie sociales censés paver la route de la servitude ; d’autre part, laisser cette détresse s’envenimer ne pouvait que conduire au ressentiment, à la paranoïa et au fascisme. Le « populisme » désignait ainsi le résultat inévitable de cette situation, sa stigmatisation constituait la seule réponse possible, et le « totalitarisme » – ou aujourd’hui le « fascisme » – représentait la pente glissante sur laquelle évoluaient les sociétés libérales.

Rétrospectivement, il est frappant de constater à quel point le libéralisme contemporain a été défini par ce dilemme. Le rôle des théories du complot dans le soutien des positions antipopulistes s’est accentué à mesure que le néolibéralisme s’affirmait et promouvait des représentations de la société d’où le pouvoir et la coercition étaient manifestement absents. Une récente expression linguistique – le « conspirationnisme » – a scellé leur transformation en un ersatz d’idéologie.

Les discussions actuelles sur le populisme semblent ainsi incapables de dépasser un cadre hérité de la théorie sociale des années 1950-60 et défini par les problèmes d’une autre époque. Lorsque les théoriciens libéraux d’aujourd’hui énumèrent les caractéristiques du populisme – le rejet de la représentation, la méfiance à l’égard des checks and balances institutionnels et le refus du pluralisme64 –, ils répètent sans le savoir, presque mot pour mot, ce que Shils écrivait soixante-dix ans plus tôt lorsqu’il illustrait l’effet corrosif des théories du complot sur la politique démocratique65.

La remarquable stabilité de cette formule au fil du temps suggère qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la nature des mouvements politiques qu’elle désigne d’épisode en épisode. Elle semble plutôt être devenue une profession de foi libérale. Il ne s’agit pas de nier qu’une telle caractérisation peut occasionnellement refléter certains aspects de mouvements politiques spécifiques ni qu’il arrive à des bohémiens armés de tenter de prendre d’assaut des parlements. Mais même dans ce cas, le fait d’attribuer aux théories du complot un rôle central dans l’explication de ces phénomènes exclut la possibilité d’une réponse politique. Le problème de la paranoïa libérale n’est pas tant qu’elle s’autorise à adopter des croyances quasi-complottistes qu’elle critique par ailleurs, mais que, ce faisant, elle préfère invoquer le spectre du fascisme plutôt que de considérer sa part de responsabilité dans les dérives autoritaires dans ce qu’elle appelle le « populisme ». Le risque, à long terme, est que ce qui a commencé comme une théorie libérale du complot finisse effectivement par devenir une prophétie autoréalisatrice.

Nicolas Guilhot

Retrouvez l’article original sur https://muse.jhu.edu/article/867517

1Mordecai Richler, Broadsides: Reviews and Opinions, Viking, New York, 1990, p. 39.

2Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, Elephant, Chicago, 1956, p. 32.

3« Conspiracy and the Paranoid Style: Causality and Deceit in the Eighteenth Century », Gordon S. Wood, William and Mary Quarterly 39 (3), 1982, pp. 401-41.

4Allison, Robert J. Et Bernard Bailyn, The Essential Debate on the Constitution, Library of America, New York, 2018, p. 121.

5David Brion Davis, The Fear of Conspiracy: Images of Un-American Subversion from the Revolution to the Present, Cornell U. Press, Ithaca, NY, 1971, p. 34.

6Georges Lefebvre, Georges, La grande peur de 1789, Armand Colin, Paris, 2014 (1932).

7Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, op. cit., p. 29.

8« Conspiration », Eugène Duclerc, Dictionnaire politique: Encyclopédie du langage et de la science politiques: Rédigé par une réunion de Députés, de Publicistes et de Journalistes, Éditions Eugène Duclerc et Laurent-Antoine Pagnerre, Paris, 1860, p. 271.

9François Guizot, Des conspirations et de la justice politique : De la peine de mort en politique, Fayard, Paris, 1984 (1821), p. 40.

10Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. 1, GF Flammarion, Paris, 1981 (1835), p. 279.

11« Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », Karl Marx, Collected Works, Karl Marx and Friedrich Engels, Progress Publishers / Lawrence & Wishart, Moscou / Londres, 1979 (1869), p. 176-177. C’est l’auteur qui souligne.

12 Henri Rollin, L’apocalypse de notre temps, Allia, Paris, 2005 (1939).

13 Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, Allia, Paris, 2014, (1864).

14 Cesare G. De Michelis, Il manoscritto inesistente : I « Protocolli dei savi di Sion. », Marsilio, Venise, 1998.
Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion: Faux et usages d’un faux. Berg International-Fayard, Paris, 2004.
« The Protocols of the Elders of Zion: Between History and Fiction Michael Hagemeister », New German Critique 103, 2009; pp. 83-95.

15 Helena Rosenblatt, The Lost History of Liberalism: From Ancient Rome to the Twenty-First Century. Princeton U. Press, Princeton (New Jersey), 2008, p. 74.

16 Jeanne Gilmore, La République clandestine : 1818-1848, Aubier, Paris, 1997, p. 24.

17 Ibid., p. 64.

18 Alan Spitzer, Old Hatreds and New Hopes: The French Carbonari against the Bourbon Restoration, Harvard U. Press, Cambridge (Massachusetts), 1971, p. 51.

19 « Conspirations et « science du pouvoir » chez François Guizot », Olivier Ihl, Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 19, 2004, pp. 125-50.

20 François Guizot, Des conspirations et de la justice politique : De la peine de mort en politique, Fayard, Paris, 1984 (1821), pp. 28-29.

21 Ibid., p. 31.

22 Ibid., p. 75.

23 Ibid., p. 37.

24 Ibid., p. 38.

25 Joseph Conrad, L’Agent secret, Folio, 1995.

26 Marc Bloch, The Historian’s Craft, Manchester U. Press, Manchester, 1954 (1941), p. 77.

27 Léon Poliakov, La causalité diabolique : Essai sur l’origine des persécutions, Calmann-Lévy, Paris, 1980.
Carlo Ginzburg, Storia notturna: Una decifrazione del sabba, Einaudi, Turin, 1989.

28 « Prediction and Prophecy in the Social Sciences », Karl Popper, Conjectures and Refutations, Routledge and Kegan Paul, Abingdon, pp. 452-66, 1963, (1948).
« Towards a Rational Theory of Tradition », Karl Popper, Conjecture and Refutations, Routledge, Abingdon, pp. 161-82, 1963, (1948).

29 « Prediction and Prophecy in the Social Sciences », Karl Popper, Conjectures and Refutations, Routledge and Kegan Paul, Abingdon, pp. 452-66, 1963 (1948), p. 459.

30 Ibid., p. 460.
« Towards a Rational Theory of Tradition », Karl Popper, Conjecture and Refutations, 161–82, Routledge, Abingdon, 1963 (1948), p. 166.

31 « Scientism and the Study of Society: Part 1 », Friedrich Hayek, Economica 9 (35): 267–91, 1942, p. 276.

32 Karle Popper, The Open Society and Its Enemies, Princeton U. Press, Princeton, New Jersey, 1994 (1950), p. 686

33 “Towards a Rational Theory of Tradition.”, Karl Popper, op. cit., p. 166.

34 « The Political Function of the Modern Lie », Alexandre Koyré, Contemporary Jewish Record 8 (3): 290–300, 1945, pp. 297-98.

35 Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge, Allia, Paris, 2016 (1943), p. 28.

36 Paola Zambelli, Alexandre Koyré in incognito, Leo S. Olschki, Florence, 2016.

37 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Schocken Books, New York, 1948, p. 490.

38 Ibid., p. 421-22.

39 Ibid., p. 492.

40 Ibid., pp. 494-95.

41 Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, op. cit., p. 30. C’est nous qui soulignons.

42 Ibid., p. 32.

43 Ibid., p. 25.

44 Ibid., p. 30.

45 « Tocqueville as Ethnographer », David Riesman American Scholar 30 (2): 174–87, 1961, p. 181.

46 Alexandre Koyré, Réflexions sur le mensonge, op. cit., p. 30.

47 « The Truth in Hell: Maurice Joly and The Protocols of the Wise Men of Zion », Hans Speier, The Truth in Hell and Other Essays on Politics and Culture 1935–1987, 279–93, Oxford U. Press, Oxford, 1989 (1976), p. 281.

48 Norman Cohn, Warrant for Genocide: The Myth of the Jewish World- Conspiracy and the Protocols of the Elders of Zion, Eyre & Spottiswoode, Londres, 1967, pp. 73-74.

49 « The Truth in Hell: Maurice Joly and The Protocols of the Wise Men of Zion », Hans Speier, op. cit., p. 282

50 Daniel Bessner, Democracy in Exile: Hans Speier and the Rise of the Defense Intellectual, Cornell U. Press, Ithaca (New York), 2018.

51 « The Truth in Hell: Maurice Joly and The Protocols of the Wise Men of Zion », Hans Speir, op. cit., pp. 282-83.

52 Carlo Ginzburg, Storia notturna: Una decifrazione del sabba, Einaudi, Turin, 1989.

53 « The Truth in Hell: Maurice Joly and The Protocols of the Wise Men of Zion », Hans Speir, op. cit., p. 292.

54 Jacob Talmon, The Origins of Totalitarian Democracy, Secker & Warburg, Londres, 1952, pp. 207-208.

55 « To Define Populism », Isaiah Berlin, 1967, p. 10. Accès le 30 juin 2022. https://berlin.wolf.ox.ac.uk/lists/bibliography/bib111bLSE.pdf

56 Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, op. cit., pp. 100-101.

57 Franz L. Neumann, The Democratic and the Authoritarian State: Essays in Political and Legal Theory, ed. Herbert Marcuse, Free Press, New York, 1957.

58 Richard Hofstadter, The Age of Reform: From Bryan to FDR, Vintage, New York, 1955, p. 17.

59 Ibid., pp. 70-71 (emphases ajoutées).

60 Ibid., note 2 (emphases ajoutées).

61 « From Status Politics to the Paranoid Style: Richard Hofstadter and the Pitfalls of Psychologizing History », Andrew McKenzie McHarg, Journal of the History of Ideas 83 (3), 2022, pp. 451–75.
Guilhot, à venir.

62 « Hofstadter on Populism: A Critique of ‘The Age of Reform’”, Pollack, Norman, Journal of Southern History 26 (4), 1960, pp. 478–500.
« What Richard Hofstadter Got Wrong”, Chris Lehmann, New Republic, 16 avril 2020. https://newrepublic.com/article/157190/richard -hofstadter-got-wrong-paranoid-style-reissue-review.

63 « The Populist Heritage and the Intellectual », Comer Vann Woodward, American Scholar 29 (1), 1959-60, pp. 55–72.

64 Par exemple :
Jan-Werner Müller, What Is Populism?,U. Pennsylvania Press, Philadelphie, 2016.
Nadia Urbinati, Me the People: How Populism Transforms Democracy, Harvard U. Press, Cambridge, Massachusetts, 2019.

65 Edward A. Shils, The Torment of Secrecy, op. cit., pp. 30-31.

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