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Démocratie et infrastructurel du capital

Le passage en force du gouvernement Macron pour sa réforme des retraites a changé profondément la nature du conflit, mettant en avant une nouvelle fois la question épineuse de la démocratie. Pour autant, Macron a réussi à détourner l’attention du mouvement par l’amplification de la haine envers sa propre personne. Plus que jamais tout le monde le hait, il ne reste pas grand monde pour lui trouver un brin de sympathie. C’est une vérité éthique commune et généralisée. Néanmoins, cette vérité a perdu de sa puissance de rupture, prisonnière du piège conçu par le gouvernement. Tous les stratagèmes de communications du gouvernement ont en effet façonné le rapport obsessionnel qu’a épousé le mouvement envers Macron et ses laquais, nous rendant aveugles aux manœuvres entreprises par les troupes du gouvernement. S’il est clair que le gouvernement et la police accentuent leur tournant autoritaire, cela s’articule pleinement avec l’intensification de l’hypothèse d’une nouvelle guerre mondiale. Après la domestication liée au confinement, nous assistons à présent à un tournant autoritaire pour réaffirmer la souveraineté de l’État sur sa population. La question de la démocratie est en train de reprendre une place centrale dans l’espace « public », dont l’objectif est de saturer les possibles, mettre les gens dans l’inconfort. Le chantage démocratique et infrastructurel sera de mise. On aurait tort de croire que la notion de démocratie implique un espace de dissension ; c’est tout le contraire, il n’y a aucun conflit en démocratie. Il n’est pas aisé de prendre au corps la notion de démocratie. Le terme actuel renvoie d’une part à la conception du droit public et à celle de l’administration, de l’autre il désigne la forme de légitimation du pouvoir que son effectivité pratique. La banalité contemporaine rapporte la démocratie le plus souvent à une technique de gouvernement et cette banalité démontre l’effroyable naturalité du désir d’être gouverné. La démocratie contemporaine est donc l’articulation de la conception juridico-politique et la conception économico-gestionnaire.

Le sens courant de la notion de démocratie est tronqué. On entend par là le système le plus juste dans lequel se réalise la liberté. Au centre de cette réalité serait l’Assemblée. Alors, quel choc quand un gouvernement démocratique utilise à foison le 49.3, passe au-dessus de l’Assemblée, du Parlement ! Même si le 49.3 fait partie de la constitution, son utilisation reste l’objet de controverses. La démocratie peut donc se passer du débat. Car le 49.3 est un recours à peine caché de l’état d’exception. Il révèle une nouvelle fois le véritable visage de la démocratie et, de surcroît, produit l’indignation actuelle. Un rapport est mis en place entre le pouvoir démocratique et l’indignation envers ce pouvoir. Et toute critique énoncée par l’indignation ne peut alors trouver une puissance d’agir, prisonnière de son rapport duquel elle a émergé. Dans le Contrat social, Rousseau remarque que les débats de l’assemblée ne servent en rien la « volonté générale », mais simplement à la produire comme entité. Les régimes parlementaires ou régimes démocratiques sont pour lui la même chose dans les faits. Rousseau note qu’une parole indépendante qui s’éprouve ne peut être le fait d’un parti, le parti n’étant qu’une opinion privée et l’indépendance en son sein est écrasée par la volonté du parti. Plus les partis sont forts moins le peuple est souverain. Les partis politiques ne peuvent dès lors être une réelle opposition. Pour qu’une opposition émerge, il faut que certaines conditions soient réunies. James Burham, ancien socialiste devenu pendant la guerre froide un expert auprès de la CIA pour lutter contre l’URSS, affirme que, pour qu’une opposition se constitue, elle doit s’appuyer sur des conditions économiques indépendantes. Ce qui mène Durham à conclure qu’à l’avenir il n’y aura plus de possibilité d’entrevoir l’existence d’une véritable force d’opposition. Alors, tous les partis politiques se réclamant d’être une opposition font sourire. Que ce soit les partis de gauche, de droite ou du centre, tous dépendent de l’infrastructure du capital. Ils peuvent parler et émettre des critiques en tout genre, ils ne disent absolument rien. Ou plutôt si, ils disent tous la même chose : que le monde ne tient que par la dialectique gouvernants/gouvernés et qu’il faut simplement choisir le bon gouvernement, seul moyen pour eux de justifier encore et encore l’existence de leur forme de vie. D’où le fait inhérent que la gauche cherche à gouverner, que les écolos néo-léninistes cherchent à prendre le gouvernail. Et c’est évidemment la même chose pour la droite, seule l’intensité de l’autorité change. Ces adeptes de l’État ont tous en commun d’homogénéiser les formes de vie, soit en les incluant dans leur processus civilisationnel qui mène à la disparition petit à petit de la consistance même de la forme de vie incluse dans ce processus, soit par la liquidation totale de la forme de vie.

L’appareil d’État impose d’emblée une domination technologique. Dépouillant les cosmotechniques (Yuk Hui, La question technique en Chine) et leurs mondes, le progrès débarque et éradique la dimension éthique d’un ensemble de techniques liées à une forme de vie. La pluralité s’efface pour l’unification d’une totalité sur l’horloge d’un temps abstrait. Si l’ambition de l’État est de se naturaliser en forme de vie, la condition de sa réalisation repose sur son infrastructure et le niveau de dépendance de son peuple. L’avènement du capital s’embranche sur plusieurs plans : la domination technologique occidentale, l’État moderne et son impérialisme. Le capital rejoue le même geste de naturalisation, construit en somme une forme de vie colonisatrice afin d’étendre son emprise sur le monde. Le système technologique du capital comme entité hégémonique part en guerre contre toutes formes de vie autonomes à son emprise. La strate étatique et la strate du capital définissent notre perception du monde comme une gigantesque machine dont chacun n’est qu’un rouage. L’effet d’optique produit par l’opacité de ces strates est l’aboutissement de quelque chose de plus profond : l’oikonomia (économie). Centre de la métaphysique occidentale, elle détermine ainsi l’organisation du monde, ses divisions et ses unifications. La démocratie résulte de cette traversée métaphysique. En Grèce antique, la démocratie érigea la division entre les êtres humains : citoyen/femme ; esclave et non libres, puis la modernité a accentué la différentiation des tâches matérielles en travail. La consolidation de la sphère du travail par le déploiement du capital n’a pas pour but de produire simplement des marchandises, mais de produire des travailleurs. C’est la sécularisation de la sphère du travail dans tous les domaines de l’existence. Les travailleurs sont partout, même là où il n’y a pas de salariat, leur tâche est de maintenir l’organisation de ce monde. Donc, maintenir l’incapacité technique d’élaborer des formes de vie. C’est ainsi que le maillage démocratique contemporain s’étend, dépolitisant les différences éthiques entre les formes de vie. Les seules différences acceptées sont celles soumises à l’ordre biopolitique de l’infrastructure du capital.

Se soustraire à l’emprise de l’infrastructure du capital et de la démocratie n’est pas une tâche aisée. Elle est même une tâche de plus en plus compliquée. Néanmoins toutes les tentatives aussi infimes soient elles portent dans leur cœur la puissance de la rupture. C’est certainement par ici que peut naître une force d’opposition véritable ou plutôt une force de rupture avec l’ordre existant, dans la prolifération des conditions matérielles d’existences. Cela implique d’essayer un tant soit peu de comprendre ce que signifie pluralité des formes de vie et de comprendre que cette pluralité nécessite une pluralité de techniques. Prendre le point de vie cosmotechnique, c’est ne plus concevoir la technique comme neutre, comme un simple instrument. Saisir le fait que chaque technique est liée à une manière de vivre, que toute technique est une technique de soi. En somme prend pied, retrouve l’expérience du monde.

Ezra Riquelme

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