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Défaire la gauche

« Le révolutionnaire reconnaît immédiatement en ceux qui pensent en termes de gauche et de droite des hommes qui ne sont pas des révolutionnaires, des bourgeois, fussent-ils de gauche. Après tout, ces disputes sont les leurs, non les siennes. La distinction gauche droite a donc un seul sens sûr. Elle sert à distinguer entre eux des bourgeois. Le mot de gauche a donc un contenu certain. Mais ce contenu signifie d’abord non-révolutionnaire. »
Dionys Mascolo, Sur le sens et l’usage du mot « gauche »

Dans le contexte actuel de saturation des possibilités des bifurcations, nous assistons encore une fois au retour de la gauche, cette entité crasseuse et morale qui cherche sans cesse à se recomposer et qui maintient sa vocation à paralyser le parti historique. Il faut voir la gauche comme un vaccin dont personne n’a besoin – sauf le pouvoir, c’est sans dire – et dont chaque dose diminue drastiquement le besoin de révolution. Ces dernières années ont rappelé cette évidence selon laquelle la gauche s’approprie et défait tous les gestes de soustraction à l’état des choses. Il suffit d’entendre les députés de La France insoumise parler de « ZAD à l’Assemblée » ou d’« insurrection citoyenne » pour s’en rendre compte. C’est à partir de là que la gauche a pu rejouer la carte de la recomposition, une stratégie qui a pris partiellement pendant un temps, avant, heureusement, le retour inévitable de sa déliquescence. Mais cette énième tentative de recomposition a eu quelques effets délétères. Une nouvelle sécularisation a ainsi vu le jour comme opération fondée sur l’articulation de la croisade contre le conspirationnisme et de la prise de position abstraite contre la menace fasciste. Et les milieux radicaux se sont empressés de renouer avec le cadavre de l’ultragauche, s’assignant ainsi à patauger dans les poubelles de l’histoire.

Rappelons à celles et ceux qui ne peuvent comprendre le monde qu’à partir des distinctions politiques de « droite » ou de « gauche » que cette distinction vient de la bourgeoisie. Rester bloqué dans un tel schéma de pensée – qui réduit toute la complexité du monde à une dialectique – relève ou bien d’une profonde stupidité ou bien d’une volonté d’assumer pleinement un certain niveau d’appartenance au pouvoir. Car être de gauche, ce n’est pas simplement se situer sur l’échiquier de la politique, c’est appartenir à une culture – comme à une nature – d’un langage sans vie. La culture de gauche, c’est le parti de l’homme, du citoyen et de la civilisation, qui sont trois raisons explicites du désastre en cours. L’étendue de cette culture traverse un ensemble de composantes politiques soi-disant hétérogènes qui s’étend du parti socialiste aux militants anarchistes. Mais être à gauche de la gauche, c’est encore être de gauche. Il est nécessaire de faire un effort de mémoire en n’oubliant pas trop rapidement cette pratique commune qui traverse la gauche, à savoir la trahison. Aussi bien en 1914 qu’en 2020, la gauche a trahi l’événement et juré fidélité au pouvoir. Selon son point de vue, le monde se résume à deux axiomes gouvernants-gouvernés. On retrouve encore aujourd’hui cette vieille rengaine – les radicaux antisystèmes en première ligne – pour défendre le pouvoir, en louant le confinement et la vaccination, marque subtile de leur allégeance au pouvoir sous couvert de défendre les pauvres qu’ils méprisent et infantilisent. Plus le monde social implose, plus la gauche invoque en cœur : « il faut défendre la société ». En somme, défendre le mensonge, défendre le pouvoir, faire que rien n’arrive par différentes ritournelles moralistes et culpabilisantes. Ainsi opère le parti de la Raison qui espère bien nous éduquer.

Le parti de la Raison est l’autre nom de la gauche. Il s’y exerce une complicité sans vergogne vis-à-vis du monde technocratique. Justifiant l’injustifiable à coups de rationalisme, prenant le scientisme comme torche de leur obscurantisme, appuyant sur la plèbe à coups de bistouris hygiénistes. La Raison n’est pas du côté du mouvement révolutionnaire. Bien au contraire, elle est du côté de la contre-révolution. Il serait bon de se rappeler que la naissance de la Raison clôt la Révolution française ; les défenseurs contemporains de la Raison peuvent remercier le conspirationnisme qui alluma la mèche de la Révolution. La faculté de conspirer est intolérable pour la gauche, qui comme tout parti du pouvoir se le réserver exclusivement afin de maintenir l’état des choses. Le livre Q comme complot de Wu Ming est sûrement un exemple significatif de l’appartenance de la gauche à la gouvernementalité mondiale. Car étrangement à aucun moment le professionnel du canular n’a cherché à élucider l’apparition mystérieuse du concept de « conspiracy theory », élaboré en 1967 par la CIA pour discréditer d’abord toute forme de contestation du rapport de la Commission Warren, avant de l’étendre ensuite afin de discréditer toute forme de contestation à l’ordre établi. Se rallier à l’anti-conspirationnisme, c’est épouser le pouvoir pour ensuite se blottir du côté des vainqueurs. Il s’agit là de la condition intime de l’être de gauche même s’il ne l’avouera jamais.

Face à cela, il s’agit de défaire la gauche, c’est-à-dire entretenir constamment la désactivation du social pour permettre l’ouverture de la sensibilité au plan de réalité de l’âme. Voir, en somme, la présence des formes de vie dans toute leur densité, plutôt que de les appréhender par le regard de la gouvernance d’un être social. La tâche des révolutionnaires ne consiste pas à « radicaliser la gauche », mais à saboter méthodiquement la gauche, aussi bien dans la théorie que dans la pratique, et rendre ainsi impossible toute capture de la métamorphose vécue comme expérience de soustraction. Car c’est au sein même de l’expérience commune que se joue la tonalité d’un événement et la texture des liens vécus, ainsi que la capacité de changer de forme. Il y n’a pas de révolutionnaire de gauche, Mascolo l’a pourtant rappelé : l’antagoniste d’être de gauche ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire. Alors, les révolutionnaires sont toujours des êtres quelconques qui, brisant le social, viennent se situer dans un processus de métamorphose. L’arrêt de ce processus coïncide avec le triomphe du pouvoir qui trépasse l’expérience de la consonance révolutionnaire. C’est à ce moment-là qu’arrive au galop aussi bien la gauche que la droite pour massacrer le parti historique. Encore une fois, l’époque réclame de défaire la gauche, c’est une nécessité historique. Sans cela nous courrons inlassablement vers la pleine réalisation du désastre.

Ezra Riquelme

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