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Échographie de la Police

« La police a tout d’abord pour tâche de réaliser et de maintenir l’universel, qui est continu dans la particularité de la société civile, sous la forme d’un ordre extérieur et de dispositions destinées à protéger et à assurer la masse des buts et intérêts particuliers, qui ont leur existence stable dans cet universel. En outre comme direction suprême, elle veille aux intérêts qui débordent le cadre de cette société. »
Hegel, Principes de la philosophie du droit

Chaque nouveau mandat présidentiel s’accompagne de nouvelles réformes pour améliorer les conditions d’autonomisation de la police. Plus l’ordre social se fissure, plus la police augmente son nombre d’hommes et d’armes. Et plus son nombre augmente, plus son autonomie politique s’accentue. Quant à l’institution judiciaire, elle court après la police, dans l’espoir que la fiction sociale ne fissure pas davantage. « Seule une Fiction peut faire croire que les lois sont faites pour être respectées » (Michel Foucault, Des supplices aux cellules). C’est là que la police vient matérialiser cette fiction dont l’État a besoin pour s’établir comme phénomène naturel. La raison d’État, c’est la police. Elle assure l’assignation de l’existence à la soumission individuelle et donc la production d’une population, dépossédant chaque existence de toute conflictualité politique et de toute possibilité éthique de s’extraire du nihilisme. C’est-à-dire la rendre gouvernable. On ne peut guère s’étonner alors que la police a le devoir de maintenir une gouvernance et son étymologie l’atteste. Elle vient de la même racine latine que politique : politia, qui signifie le règlement, le gouvernement et le bon ordre de la cité. Les termes de politique et de police seront longtemps interchangeables.

Au XVIIe siècle, les penseurs de la souveraineté donnent naissance à la première conceptualisation de la police, à partir de laquelle se forme la constitution de l’État. À l’époque le terme police est très différent de ce que nous entendons de nos jours. « Par police, ils n’entendent pas une institution ou un mécanisme fonctionnant au sein de l’État, mais une technique de gouvernement propre à l’État ; des domaines, des techniques, des objectifs qui appellent l’intervention de l’État » (Michel Foucault, « Omnes et singulatim » : vers une critique de la raison politique). La naissance de la police coïncide dans un premier temps avec un projet utopique de l’État policier. Turquet de Mayerne le compose en 1611 aux états généraux de Hollande avec son ouvrage Monarchie aristodémocratique, dans lequel il veut synthétiser ces trois formes en une sous le nom de Cité ou de République, ou encore de Police. Pour Turquet, la police correspond à l’ensemble des moyens mis en place pour la splendeur de l’État. Puis au début du XVIIIe siècle, De Lamare constitue son célèbre compendium nommé Traité de la police. Cet administrateur français entreprit en effet de compiler tous les règlements de police du royaume. Il en ressort onze éléments sur lesquels la police doit veiller à l’intérieur de l’État : la religion, la moralité, la santé, les approvisionnements, les routes, les ponts et chaussées et les édifices publics, la sécurité publique, les arts libéraux, le commerce, les fabriques, les domestiques et hommes de peine, et les pauvres. La police chez De Lamare doit veiller à la bonne santé de la société et au maintien de son ordre. Son unique but est de « conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en cette vie » (De Lamare, Traité de la police).

Le bon fonctionnement de la police nécessite d’incarner physiquement la loi. L’enjeu primordial est de maintenir la fiction coûte que coûte, pour que l’ordre règne. D’où le besoin viscéral pour l’appareil d’État de veiller à l’ordre des choses par les armes. Tous ceux qui ont eu un jour affaire à la police ont pu constater qu’elle est le règne de l’illégal légalisé. Ce règne est constitué de quelques pratiques : le mensonge, le kidnapping, la tromperie, la violence et le vol, autant de banalités courantes de cette institution, énième preuve que le légal n’est en rien réel. L’opposition légal/illégal n’est de surcroît qu’une partie du mensonge qui tient la société. La police, c’est le règne de l’illégal sous couvert du légal, un état d’exception qui suspend la loi momentanément pour la rétablir de façon plus violente. Les flics aiment tant se gargariser cette condition d’autonomie politique : « la loi, c’est moi ! ». Encore une fois, les flics ne cachent pas plus que cela le mobile de leur existence. L’autonomisation politique de la police mène à une accumulation de morts, il ne se passe pas un mois sans que l’on apprenne dans les journaux qu’une personne a été tuée par la police. Les flics clament la légitime défense face au « refus d’obtempérer », ou face à un SDF soi-disant armé d’un pistolet. Si les syndicats de police réclament avec insistance le droit de tuer, c’est pour éviter à la justice de se fatiguer à rechercher l’article de la loi de février 2017 relative à la sécurité publique pour justifier l’atrocité des actes policés. Cette loi était en effet déjà là pour rendre légaux les actes illégaux de la police.

Alors, quand les policiers pleurnichent sur le manque de moyens pour tuer et le manque de reconnaissance, on voit accourir les politiques pour prendre soin de la condition même du gouvernement. D’ailleurs, à chaque campagne présidentielle ou municipale, on retrouve les mots préférés des politiques : insécurité et sécurité. Car l’obsession du pouvoir, c’est le contrôle. De la droite à la gauche, tous ces tocards veulent une police à leur image : d’un côté l’image d’une police prête à en découdre pour « nettoyer la racaille », de l’autre l’image conservatrice d’un républicanisme plus doux et instruit. Quel que soit son étiquette et le programme vendu, chaque gouvernement se plie à la police et non l’inverse. L’État a besoin de la police, mais un jour, est-ce que la police aura encore besoin de l’État ? On retrouve dans le corps policier un même désir, celui de passer de l’autonomie politique à l’autonomie matérielle, afin de pouvoir aller un peu plus loin dans l’accomplissent de son travail de destruction de toute menace de guerre civile – aussi hypothétique soit-elle. Il y a pourtant une nécessité vitale à rendre possible la guerre civile. Sans cela, nous resterons malades, dans un état de zombification perpétuelle. « La guerre civile est en rapport avec la non-homogénéité du Moi. Chacun de nous est fait de morceaux contre-apposés avec des unions paradoxales et des désunions à l’intérieur de chacun de nous. La personnalité n’est pas faite d’un bloc. Sinon, ce serait une statue. Il faut prendre acte d’une chose paradoxale : la guerre ne produit pas de malades nouveaux, au contraire. Il y a beaucoup moins de névroses pendant la guerre que dans la vie civile, et même il y a des psychoses qui guérissent. […] La guerre civile comporte un changement de perspective sur le monde. » (François Tosquelles, Une politique de la folie)1

1Nous recommandons d’écouter l’agréable voix de François Tosquelles dans le documentaire Une politique de la folie, au lieu de se reporter à la retranscription qui subit étrangement quelque amputation.

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