« La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. »
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu
Dans le ravage contemporain, la Modernité est un champ de bataille déployant entre autres deux pseudo-perspectives : celui d’un capitalisme vert et d’un capitalisme liquidateur. Ces deux perspectives étroitement liées sous tous leurs aspects, non qu’un objectif de rendre impossible une multiplicité de bifurcations, écrasent la constitution des plans d’âmes. La Modernité se définit comme une entreprise d’homogénéisation du temps, afin d’imposer cette emprise d’un temps abstrait sur l’ensemble de l’humanité. C’est ainsi que la pensée du social-démocrate d’Harmunt Rosa, vient piller le concept de résonance chinoise pour essayer de remédier aux maux de l’homme occidental. Si bien que la résonance de Rosa n’est alors que le nouvel habile des rapports sociaux. Certains préférons encore prolonger le projet moderne, d’autre opteront pour son dépassement, réalisant son projet ; d’autres chercheront à s’y défaire laissant le libre espace des bifurcations. Ce dernier point doit être le tremplin d’une exigence, à une doctrine capable de renoncer à l’état des choses et de prendre sa revanche sur celle-ci.
« La musique nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses » (Arthur Schopenhauer, Le monde comme représentation). Ainsi, l’analyse de la musique selon Schopenhauer touche la profondeur essentielle entre soi et le monde, saisit par le même geste les tonalités qui traversent ces deux plans, faisant de la musique un plan au-delà du monde de la représentation. Défaire l’état des choses nécessite cette attention pour saisir le bon tempo qui correspond à l’événement d’une révolution. À l’évidence, la révolution est une question musicale, un agencement technique des mondes, « c’est-à-dire la simple consonance, acquiert par le rythme et la rime une certaine perfection, une importance propre, puisqu’elle en devient une sorte de musique : elle semble donc désormais exister pour elle-même, et non plus comme simple moyen, comme simple signe représentatif d’un objet, à savoir du sens des mots » (Arthur Schopenhauer, Le monde comme représentation). La consonance résulte d’un ensemble de sons en accord à leur situation, ce qui permet de trouver un sens. Il y a une consonance qui donne sens des mots, des mots toujours pris dans une expérience singulière de l’existence. Par cette éthique de l’expérience, la consonance s’amplifie comme la constitution possible des plans d’âmes capable de manifester activement leurs facultés sensibles d’agir selon les tonalités événementielles.
Pourtant, ce qui se joue en Occident est d’une autre nature, celle de naturaliser la passivité, de rendre impossible d’éprouver des continuités entre soi et le monde, de dépecer tous liens et toutes temporalités. Sortir de cet état temporel de passivité implique de revenir à hauteur d’âmes, partir du premier seuil de la consonance celui de l’âme. « Mais à le considérer plus profondément, nous découvrons que le lien réside dans le corps, consiste en quelque chose de sensible ; toutefois, comme l’âme, il n’occupe aucune partie définie dans le corps – sa vertu procédant de la condition de l’âme » (Giordano Bruno, Des liens). Cette condition de l’âme rend visible son centre : le corps se situe dans une localité, et tient à l’existence de la pluralité des liens entre des corps et des choses. « Les liens sont à peu près, pour l’essentiel, la conformation du corps, sa contenance et son mouvement ; la consonance entre la voix et le propos » (idem). La vie et la parole tiennent ensemble comme le lien d’une continuité, d’une densité d’une forme de vie et la consistance de sa parole. Une vie vide donne des mots muets de toute expérience, telle est la parole du sujet occidental, dont sa parole n’a de valeur quand termes économiques. Cela énonce la première forme de la consonance de se situer dans un ensemble de liens non systémique. La consonance se fonde sur la présence de vérité habitant une situation. Une indifférenciation se vit entre le vivre et la vérité par cette expression silencieuse dont la consonance est l’effet.
La seconde forme de la consonance est de tenir une liaison phénoménale dans l’anarchie des phénomènes. Cette anarchie, si chère à Reiner Schürmann, nous l’éprouvons comme une géographie phénoménale, qui sonne un appel profond d’une traduction entre chaque phénomène composé de son propre langage. La consonance doit tenir compte du langage de chaque phénomène, garder cette attention particulière à la singularité afin de ne pas se laisser capturé par la tradition philosophique de s’arrêter à l’apparence du visible, mais de toucher l’élément dynamique qui définit la singularité du phénomène sans pour autant le réduire à une entité objectivable, obligée alors de se heurter à son expérience même, dans toute sa complexité. D’une insurrection à une expérience amoureuse, de telles expériences ne peuvent que s’éprouver de l’intérieur, pour comprendre la pleine tonalité effective et affective du langage d’un phénomène. De là, une relation entre les phénomènes possibles comme l’unique manifestation partisane des expériences vécues. La consonance est le moment ou naisse des formes, d’une rencontre entre d’une situation et d’une nécessité. De cette rencontre que tous mouvements révolutionnaires naît, les mouvements révolutionnaires ne se propagent pas par contamination, mais par consonance. Dans ce moment de consonance, il n’y a plus de séparation, juste les battements de deux besoins essentiels : celui de défaire l’ordre des choses et celui de la communauté.
« Il est temps que l’on sache !
Il est temps que la pierre consente à fleurir,
qu’au désarroi batte un cœur.
Il est temps qu’il soit temps.
Il est temps. »
Paul Celan, Poèmes
Louis René